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Que sont-ils devenus… Colonel Youssouf Traoré : Mémoires d’un rescapé du CMLN
Publié le samedi 27 octobre 2018  |  Aujourd`hui
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Fidèle compagnon et complice du général Moussa Traoré, aussi bien à l’école militaire qu’au Comité militaire de libération nationale (Cmln), le colonel Youssouf Traoré est l’un des instigateurs du coup d’Etat de 1968 qui a fait chuter le régime du président Modibo Keïta. Maillon très important du fonctionnement du Cmln, il a contribué à assoir le régime de Moussa Traoré en neutralisant la redoutable bande des trois, composée de Tiécoro Bagayoko, Kissima Doukara et Karim Dembélé. Malheureusement, un clash éclata entre Youssouf et son complice. Ce qui contraint le colonel Traoré à dix ans d’exil forcé. Traqué jusque dans son dernier retranchement à l’étranger, il résiste et démontre à Moussa qu’il demeure cet officier valable de l’ère coloniale. En acceptant de nous recevoir dans le cadre de la rubrique ” Que sont-ils devenus ? ” à son domicile à Djicoroni Para, à quelques mètres de celui de son ancien ami et compagnon d’arme, le Général Moussa Traoré, le colonel Youssouf Traoré nous donne l’occasion de reparler de l’histoire récente du Mali, mais aussi d’un passé émaillé par le premier coup d’Etat au Mali et qui aboutira à des dissidences entre les acteurs de ce coup de force. Comment le putsch de 1968 a-t-il été organisé ? Quelles en étaient les raisons ? Qui en étaient les instigateurs ? L’arrestation de la bande des trois était-elle consécutive à un règlement de compte ? Les réponses !



Une fois n’est pas coutume” ; nous commençons cet article en nous acquittant d’une dette morale. Dans l’animation de cette rubrique “Que sont-ils devenus ?”, l’attitude de certains de nos fidèles lecteurs ou anciens héros nous impose sinon une reconnaissance de notre part au moins un témoignage. Inconditionnels de ladite rubrique, ils ne cessent de nous appeler pour nous encourager, nous conseiller, faire des remarques, des propositions, pour donner de nouvelles orientations et améliorer ainsi notre travail. Ils ont pour noms, entre autres, le vieux Mamadou Nomoko, policier à la retraite ; Maître Ousmane Thierno Diallo, ancien secrétaire général de la Femafoot ; Mamadou Doumbia dit l’Homme de Radio Kledu ; Aïssata Guinto, ancienne internationale de basketball ; le doyen Amara Diombera, Ousmane Abou Samba Ouleye dit Boubou Diallo de Kayes ; les frères Drabo (Gaoussou et Solo), le doyen Mamadou Diarra de L’Essor, le jeune Ibrahim Dembélé de l’agence voyage Continent Tours. Conscients que nous sommes le fruit de l’école malienne de l’après 26 Mars 1991, donc avec logiquement des insuffisances, l’accompagnement de ces ainés sortis de la vieille école nous aide beaucoup à parfaire notre modeste plume. Nous leur signifions ici toute notre reconnaissance. Revenons à présent à notre sujet du jour !

L’instigateur du coup d’Etat du 19 novembre 1968

Véritable conservateur, le colonel Youssouf Traoré ne s’est pas gêné de nous faire des remontrances pour notre retard sur l’heure du rendez-vous. Il voulait comprendre tous les contours de la rubrique “Que sont-ils devenus ?”. Pour cela, notre premier contact consistait seulement à déblayer le terrain : lui soumettre un questionnaire et fixer un rendez-vous d’entretien. “Chat échaudé craint eau froide”, nous nous pointons à l’heure indiquée pour la grande interview. Le colonel nous conseilla un dictaphone, au risque d’occulter l’essentiel. Mais d’emblée, nous le rassurâmes que nos prises de notes feront l’affaire et permettront de faire l’économie d’une transcription pour gagner du temps.

Né le 2 octobre 1935 à San, marié et père de neuf (9) enfants, le colonel Youssouf Traoré fait partie des élèves officiers actifs, formés à l’école des officiers ressortissants des territoires d’Outre-Mer à Fréjus (France), qui ont formé l’armée malienne au départ du dernier soldat français en 1961. Ces différents officiers et sous-officiers se sont mis à la disposition de leur pays après les indépendances. Ils ont la particularité d’être de vaillants soldats. Parmi ce noyau de l’armée, certains, dont le colonel Youssouf Traoré, murirent à un moment donné l’idée d’un coup d’Etat.

Pourquoi un coup d’Etat ?

C’est la principale question que nous avons posée à notre héros du jour. Il ressort de ses explications que le lieutenant Moussa Traoré n’est pas l’instigateur du coup d’Etat du 19 novembre 1968. L’idée est de trois jeunes officiers : le capitaine Sory Ibrahim Sylla, les lieutenants Youssouf Traoré et Mamadou Sanogo. Chaque fois qu’ils avaient le temps, ils discutaient de la vie de la nation. A l’époque, le lieutenant Moussa Traoré servait à Kayes. Après les pelotons 1 et 2 à Ségou et Gao, ils décident de passer à l’offensive. Ils ont touché des camarades à qui ils ont confiance, dont Moussa Traoré. A cette phase, le risque était patent, surtout que certains, notamment le chef d’Etat Major (CEM) le colonel Sékou Traoré, les lieutenants Ousmane Coulibaly et Alou Traoré ont désapprouvé l’action. Le CEM informera même le ministre de la Défense, et une réunion d’urgence est convoquée à Kati. Le colonel Sékou dénonce l’action des jeunes et leur demande de patienter. Après cette rencontre entre officiers, les conspirateurs ont compris que la menace est réelle et ils donnent des consignes : abattre à domicile tout suspect au-delà de minuit. Le slogan était clair “mieux vaut mourir que de se laisser prendre comme un mouton”.

Malgré la confirmation d’un coup d’Etat en gestation, le pouvoir, au lieu d’être en état d’alerte maximal, n’entreprendra rien pour traquer les auteurs. Il paiera cash son laxisme et sa négligence le 19 novembre 1968. Le président Modibo Keïta, au retour d’un voyage à l’intérieur du pays, est arrêté sur la route de Koulikoro.

Les erreurs fatales de Modibo Kéïta

Conduit au siège du Cmln, le lieutenant Moussa Traoré lui notifia la prise du pouvoir par l’Armée. Selon le colonel Youssouf Traoré, le président Modibo Keïta n’a pas bronché, il n’a rien manifesté pour exprimer son désaccord par rapport à l’action des militaires.

Qu’est-ce qui a poussé les jeunes officiers à s’emparer du pouvoir ? Pourquoi le choix s’est porté sur Moussa Traoré pour diriger le pays alors qu’il n’était pas l’instigateur principal du coup de force, à plus forte raison le plus gradé du groupe ?

Le colonel Youssouf Traoré rafraichit la mémoire du peuple malien pour justifier l’intervention du Cmln : “Le régime de Modibo Keïta a eu la maladresse de commettre certaines erreurs qui l’ont décrédibilisé. Primo, la création d’une milice sous l’autorité de Koulouba fut plutôt un catalyseur du développement des contradictions sociales.

Secundo, le coup d’Etat civil contre les institutions et le parti US-RDA qui a consisté à dissoudre illégalement les organes dirigeants de toutes les sections du parti, remplacés par les comités locaux de défense de la révolution. Au niveau national, le Bureau politique de l’US-RDA fut dissout et remplacé sans congrès par un Comité National de Défense de la Révolution.

A l’Assemblée nationale, le bureau fut illégalement dissout et remplacé par une commission législative présidée Mamadou Diarrah de Koulikoro. Mahamane Haïdara, le président fut destitué.

Tertio, l’opération Taxi, conçue et réalisée pour moraliser la vie politico- économique, ne put paradoxalement résister à la cupidité et au banditisme des miliciens. En moins d’un an, tous les véhicules saisis en parfait état de marche (plus d’un millier) appartenant aux cadres politiques et administratifs, furent totalement dépouillés de toutes leurs pièces essentielles démontables (roues, batteries, moteurs, phares) par les miliciens et vendus sur le marché noir.

Enfin, les obsèques du franc malien. Proclamé attribut de souveraineté nationale par le président Modibo Kéïta pour motiver sa création, la courte histoire du Franc Malien fut écrite dès le départ par des arrestations, un tribunal populaire illégal, des condamnations arbitraires avant de se terminer dans les dunes de sable au nord par la liquidation physique des opposants par un peloton d’exécution.

Quant au choix porté sur Moussa Traoré après le coup d’Etat, il résulte de la disqualification des gradés. D’abord, le CEM Sékou Traoré, dès le départ, a décliné l’offre quand nous lui avons fait la proposition. Nous nous sommes rabattus sur le capitaine Sory Ibrahim Sylla. Celui-ci a tenu des propos décevants qui ne nous permettaient pas de lui faire confiance. Nous nous connaissons entre nous depuis l’école militaire, et on s’est dit que dans le groupe le lieutenant Moussa Traoré a les atouts requis pour prendre la tête du mouvement.”

Après la déstabilisation des institutions de la République, il n’était pas exclu que le peuple se soulevât pour manifester dans les rues et faire échouer le coup d’Etat. Pourtant, dans le livre intitulé “La chute de Modibo Keïta” de Bintou Sanankoua, il est écrit que deux responsables de l’US-RDA ont tenté cette stratégie au niveau du cinéma Babemba. Mais, ils n’y parviendront pas. Pour le colonel Youssouf Traoré, le Cmln n’a pas pensé à un tel scénario, parce qu’il était convaincu du ras de bol de la population à cause des excès de la milice. Donc, la grande liesse qui a suivi l’annonce du coup d’Etat a suffi pour conclure que les militaires ont agi au bon moment. Une fois la chute du régime consommée, Youssouf Traoré occupe le poste de Commissaire aux Conflits et devient de facto la quatrième personnalité après Moussa, Yoro Diakité et Amadou Baba Diarra.

Nous y sommes, nous y restons !

Si le peuple a applaudi le coup d’Etat, il parait cependant évident qu’il a cru à la liberté, à la vraie démocratie que les militaires ont promises dans un délai de six mois. Il comprendra par la suite que le Cmln a changé de fusil d’épaule.

Le colonel Youssouf Traoré soutient qu’ils étaient très sincères en promettant de remettre le pouvoir aux civils au bout de six mois. Mais ils se sont rendu compte de beaucoup de choses par rapport à la situation du pays, notamment l’agitation des cadres de l’US-RDA. Le Cmln ne pouvait pas réaliser un tel projet et laisser le pays entre les mains des opposants qui pouvaient se retourner contre eux. Au sein même de l’armée, le Cmln faisait face à une dissidence de certains compagnons d’arme. Il fallait se méfier des réunions clandestines, des tracts des cadres de l’US-RDA.

Ce revirement du Cmln a effectivement conduit à une tentative de coup d’Etat, orchestré par un certain capitaine Diby Sylas Diarra et certains de ses camarades, qui n’étaient pas d’accord avec le CMLN pour la conduite des affaires du pays. Dommage, le groupe sera dénoncé et ses membres arrêtés, “jugés” et expédiés à Taoudénit où plusieurs d’entre eux mourront en détention de travaux forcés.

Quelle explication à la rapidité des choses à l’égard de ces putschistes ? Notre héros dit qu’après leur arrestation, il n’a plus suivi le dossier de près. Il n’était pas membre de la cellule de surveillance, composée de Moussa Traoré, Tiécoro Bagayoko, Kissima Doukara, Faran Samaké. Donc, Youssouf dit ignorer les raisons et les conditions dans lesquelles Diby Sylas et sa bande ont été transférés de façon rapide.

Les tempêtes n’empêcheront pas le Colonel Youssouf Traoré de demeurer sous le toit du pouvoir, à côté de son ami Moussa Traoré.

Au lendemain du coup d’Etat, il est nommé ministre de l’information jusqu’en septembre 1975.

En janvier 1978, il a la lourde responsabilité de diriger le ministère de l’Education Nationale et de la Recherche Scientifique. Membre du Conseil national et du Bureau exécutif central de l’Udpm, dont il est membre fondateur, membre du conseil supérieur du Plan de Développement National, membre du Conseil Supérieur de la défense, président de la Commission nationale d’organisation des fêtes et visites officielles.

Tiécoro, Kissima et Karim arrêtés

Compagnon inséparable du président Moussa Traoré et fin stratège, le colonel Youssouf Traoré a contribué à assoir le régime de son ami, à un moment où la bande des trois constituait une épine dans les pieds. Et c’est à juste titre que de façon discrète la bande sera démantelée. Comment ? S’agissait-il d’un règlement de compte ou d’une révolution de palais ? Le colonel à la retraite dit que tout est parti d’un éventuel remaniement où Kissima Doukara devrait changer de portefeuille. Cela n’était pas l’avis de la bande des trois qui voyait déjà une dislocation de son groupe. Parce que Tiécoro ne devait plus relever de Kissima. La réunion du 6 janvier 1978, où Moussa a été mis en minorité quand il a annoncé les changements dans le prochain gouvernement, a été le détonateur de la crise. Parce que le trio Moussa, Tiécoro et Kissima se concertait régulièrement pour la gestion du pays. Mais la volonté du président de vouloir opérer un remaniement à l’insu des autres n’a pas bien sonné dans leur tête. Selon le colonel Youssouf Traoré, depuis ce jour, Tiécoro, Kissima, Charles Samba Sissoko, Karim Dembélé tenaient des réunions secrètes. Et Moussa Traoré était informé à la minute de tous leurs mouvements.

A la question de savoir si ce n’est pas le tract de Tiécoro sur la Première dame, Mariam Traoré, qui est la raison principale de leur arrestation, le colonel Youssouf Traoré confirme que cet épisode en est pour beaucoup. Mais la dernière réunion du groupe a précipité les choses.

Comment ?

Le colonel en retraite donne les explications et dévoile comment les uns et les autres ont été arrêtés et ligotés au siège du Cmln : “Le groupe a tenu une réunion pour passer à la vitesse supérieure. Il décide de faire un coup d’Etat le mercredi 29 février 1978, pour porter Charles Samba Sissoko au pouvoir. Donc, je devais être exécuté en même temps que Moussa. Dans la nuit du lundi 27 au mardi 28 février 1978, le président m’a informé. Avec une telle information, l’anticipation sur leurs intentions paraissait la seule solution. Nous n’avons pas paniqué et immédiatement nous avons décidé de les neutraliser rapidement. Le matin du mardi 28 février, j’ai briefé mes hommes de ce qui devrait se passer comme action. Moussa et moi avons élaboré une stratégie pour les arrêter. Le président les invita un à un pour une réunion d’urgence. Une fois dans le bureau de Moussa, et en pleine discussion, les soldats surgissaient et appliquaient les consignes. Ils ont tous été arrêtés et ligotés dans les mêmes conditions. Charles Samba Sissoko n’était pas au Mali au moment des faits. A son retour, je suis parti l’arrêter avec un commando. Le capitaine Soungalo Samaké qui soutient qu’il n’a jamais eu l’intention de fomenter un coup d’Etat contre Moussa, était le bras armé de Tiécoro. Donc, il ne pouvait pas demeurer sans être au courant ou ne pas aider Tiécoro. Sa présence dans les réunions secrètes en dit long sur sa complicité. ”

Une fois cette bande décapitée, jugée, condamnée et envoyée dans le bagne de Taoudénit, le colonel Youssouf Traoré est devenu par la force des choses le deuxième homme fort du pays. Le président Moussa Traoré ne jurait que par lui, parce qu’ils se sont connus depuis l’école militaire, perpétré ensemble le coup d’Etat de 1968, et orchestré la neutralisation des dissidents dans l’armée, et au sein du CMLN.

Dommage que cette amitié a volé en éclats, quand le régime dictatorial de Moussa Traoré a été secoué par la grève de l’Union nationale des élèves et étudiants du Mali (Uneem) dirigée d’abord par Tiébilé Dramé, puis par Abdoul Karim Camara dit Cabral. Le colonel Youssouf Traoré, par sa position au centre de pilotage et en sa qualité de ministre de l’Education nationale, ne sera pas compris par Moussa. Un clash éclata entre les deux hommes. Selon lui, Moussa l’a qualifié d’ennemi du parti, de complice du mouvement estudiantin.

Qu’est ce qui s’est réellement passé pour que les deux amis deviennent des ennemis ?

Le colonel Youssouf explique : “A la suite de la grève de l’Uneem, il a été confié à la sous-commission culturelle de la Commission de l’information et de la culture du Bureau exécutif central de l’Udpm, l’élaboration d’un rapport après une étude approfondie de la situation scolaire. Ladite sous-commission dont j’étais le président devrait faire des propositions concrètes pour trouver une solution définitive au mouvement. Avant l’adoption du rapport, le président Moussa Traoré a envoyé quelqu’un pour récupérer le rapport provisoire. J’ignore à présent les motivations de cette décision. La réunion du BEC qui a suivi fut celui de mon procès. Moussa m’a accusé de tous les maux concernant la crise scolaire. J’ai répliqué pour dire qu’il peut avoir ses arguments, mais les cadres qui ont rédigé ce rapport sont loin d’être des ennemis du parti.”

La lettre et l’exil

Le rapport dont nous avons copie est tellement bien rédigé, avec des propositions concrètes que Moussa Traoré ne saurait accepter qu’il soit produit par une sous-commission dirigée par son intime ami le colonel Youssouf Traoré. Celui-ci a fait le travail en mettant l’intérêt supérieur de la nation au-dessus de ses relations avec le président. Mais ce qu’il a oublié, c’est que Moussa Traoré a toujours filé son entourage. Il avait un service de renseignement officieux très efficace. Raison pour laquelle, il n’a pas pu être surpris durant 22 ans sur les 23 de son règne. La preuve est qu’il a révélé, lors de son procès, avoir dit au général Mamadou Coulibaly que le colonel Bakary Coulibaly du PC Opérationnel n’est pas un officier sur lequel on peut compter. Parce qu’envoyé à Kita pour superviser les élections, il a produit un rapport qui est en déphasage avec tout ce qui s’y est passé.

Comment Moussa a-t-il su cela ?

La raison est simple. Il avait envoyé un gendarme déguisé en civil, pour les mêmes missions confiées au colonel Bakary Coulibaly. Alors, il n’était pas exclu que la sous-commission dirigée par Youssouf Traoré ait été infiltrée par un de ses membres, à la solde du président. Sinon, il est incompréhensible que Moussa soit au parfum d’un rapport provisoire.

Entre les deux hommes, la rupture est consommée. Pendant que Youssouf pense être sincère et tranquille avec sa conscience, Moussa Traoré est convaincu qu’il a trahi le serment de l’amitié basé sur la loyauté. Les rumeurs de l’existence d’un front de dissidents ayant pour objectif premier de déstabiliser le régime, avec le concours des membres de la Commission de l’information et de la culture dont le colonel Youssouf Traoré est le président, sont véhiculés çà et là. A titre de rappel, lors du procès Crimes économiques en 1992, Moussa Traoré a cité un adage de chez nous qui dit approximativement que “lorsque des amis ont l’habitude de se cacher ensemble dans un coin, si par hasard l’un d’eux perd de vue les autres, le mieux pour lui c’est d’aller à l’endroit où ils ont effectivement l’habitude de se cacher”.

C’est pour démontrer que le colonel Youssouf Traoré s’est rappelé des coups qu’ils ont joués aux anciens camarades depuis 1968. Autrement dit, il sait très bien de quoi Moussa Traoré est capable, quand il sent un adversaire ou un ennemi.

Dans une lettre en date du 1ér mai 1981, en annonçant sa démission, il tient à dire à Moussa Traoré que le 30 avril 1980 marque la fin d’une longue et pénible étape dans sa vie de soldat, dans sa vie politique au service d’une amitié et du peuple malien. Il ne regrette rien au double plan amical et politique. Il se dit extrêmement heureux d’avoir la conscience tranquille face à tous les événements qu’ils ont connus, et tous les problèmes qu’ils ont eu à résoudre depuis plus de vingt ans dans le cadre du développement économique du pays, de la création et de la vie de l’Udpm. Il dit qu’il n’a point été surpris de voir les membres du BEC s’acharner comme des fauves contre la commission et son président, allant jusqu’à traiter ce dernier de dissident, d’anti parti. Cependant, il a rappelé un proverbe de Moussa Traoré selon lequel lorsqu’on trouve un arbre tombé, on doit le relever car un jour on pourra s’asseoir sous son ombre. Mais lorsqu’il s’agit d’un homme, si vous le faites, vous ne récolterez que des ennuis. Il conclut que tous les déboires qu’il a connus depuis vingt-cinq mois sont le fruit d’une grossière mise en scène, et soutient que les hommes passent, les peuples demeurent. Il affirme avec conviction qu’un monarque, si puissant soit-il, ne peut rien contre le destin des hommes et des peuples. Par conséquent, lui Youssouf, suit et suivra irréversiblement le sien.

Une telle correspondance ne pouvait qu’envenimer une situation déjà tendue. Le président Moussa Traoré insiste et charge certains membres du B.E.C pour se rassurer que ce soit Youssouf Traoré qui a signé le rapport. Ils ont demandé à celui-ci de revenir sur sa décision avant le prochain congrès. Le colonel n’a pas hésité à leur dire que sa décision est irrévocable. Sur le coup, il rend la clef de son véhicule de service et s’en va tout droit chez lui. Comme on pouvait s’y attendre, Moussa Traoré n’a pas tardé à réagir. Il met le colonel Youssouf Traoré en retraite anticipée, dix ans avant son âge réel et contrôle ses mouvements. Ce dernier profita d’une visite chez ses parents à San pour traverser les frontières maliennes. Le pouvoir a tout tenté pour le traquer. Il déjoue tous les coups.

Comment a-t-il pu sortir sans être arrêté ? Qu’est-ce que le régime a entrepris pour lui rendre la vie difficile ?

Le colonel Youssouf se souvient : “Avec la décision de ma mise en retraite, je ne pouvais plus travailler au Mali. Mes parents m’ont conseillé de quitter le pays pour avoir la vie sauve. Parce que tout pouvait m’arriver une semaine plutôt. On m’a refusé un passeport au motif que tous les imprimés ont été utilisés pour le pèlerinage. A San, pour me délivrer une carte d’identité le commissaire s’est rendu à Bamako pour avis. Son adjoint qui n’était au courant de rien a pris les dispositions pour me donner le sésame. Dès le lendemain, j’ai quitté le territoire malien très tôt, et c’était la débandade. Le pouvoir a mis des agents à mes trousses, mais je ne me reprochais rien. A l’extérieur, on m’a filé avec des policiers qui se relayaient. Au Burkina, j’étais logé chez un fonctionnaire de la Cedeao, qui finira par me renvoyer à cause de la pression. Je rejoins le Bénin, puis le Ghana où on a relevé l’ambassadeur Kibili Demba Diallo pour la simple raison qu’il m’a délivré un passeport”.

Youssouf Traoré passera ainsi dix ans d’exil forcé et n’aura son salut qu’à l’avènement de la démocratie au Mali en 1991.

De retour au Mali, il crée l’Union des forces démocratiques pour le progrès (Ufdp) et devient député à San pendant la première législature (1992-1997).

Comment l’officier a-t-il migré dans la politique ?

Depuis l’armée, colonel Youssouf Traoré faisait la politique à sa façon, donc sa migration n’est que la suite logique de cette conviction des années 1960. Lui qui a eu la chance de vivre deux régimes : la dictature et la démocratie.

Existe-t-il une comparaison possible entre les deux systèmes ?

Le colonel Youssouf Traoré dit qu’il n’y a pas de comparaison possible entre les deux pouvoirs. Il est d’accord que les militaires ont commis des bêtises, mais est convaincu aussi que leur coup d’Etat a sauvé des vies humaines. Partage-t-il le même avis que Moussa Traoré qui disait en 1990 lors du sommet de la Baule que l’Afrique n’est pas encore mûre pour une démocratie imposée ? Pas du tout, répond Youssouf, si cela vient de Moussa Traoré ; mais il serait d’accord si c’était un autre chef d’Etat qui l’avait dit. Bref, il ne partage pas son avis. Parce qu’une démocratie ne s’impose jamais, c’est la volonté du peuple qui parle.

Actuellement, Youssouf Traoré vit tranquillement chez lui à Djicoroni Para (à quelques foulées de chez le Général Moussa Traoré), tout en suivant l’actualité du pays sur tous les plans.

Le colonel Youssouf Traoré a été réhabilité par l’ancien président Amadou Toumani Touré en 2006. L’histoire entre les deux hommes date du 28 février 1978, quand le commandant de compagnie du camp para, Soungalo Samaké, a été arrêté. ATT, qui était son adjoint, fut installé le même jour par le colonel Youssouf Traoré. Ils sont restés ensemble du matin au soir et le colonel a dopé le cœur de son cadet par rapport aux défis qu’il doit relever. Nous parlerons de cette face cachée de l’histoire du Mali, plus tard dans un autre contexte.

Aujourd’hui, il est regrettable, même surprenant que Moussa Traoré et Youssouf Traoré ne se fréquentent pas. Ces deux hommes ont été des complices durant des décennies. Pourtant, leurs portes ne sont séparées que de 50 mètres environ. Ils ne se voient que chaque vendredi à l’occasion de la grande prière à la mosquée. Quand nous avons demandé au colonel Youssouf Traoré comment cela a pu arriver, il répond que chacun sait ce qu’il a fait et sait ce qui s’est passé. No comment !

O. Roger Sissoko

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