Mon grand-père m’a dit qu’il a fait la guerre. Comme deux autres ressortissants du même village que lui, il a été recruté de force peu après le déclenchement de la guerre alors qu’il avait 23 ou 24 ans environ. Des trois recrutés ensemble, l’un d’entre eux n’est pas revenu, il fut tué sur les champs de bataille. Eux, ils sont revenus bardés de médailles, les poches vides et sans les honneurs reçus par leurs camarades français.
Seul fils de sa mère, mon grand-père pleura le jour de son départ, pour Bamako et Dakar avant d’embarquer pour la France, de devoir abandonner sa mère sans ressources. Son père, mort avant sa naissance, ne lui ayant rien laissé comme héritage qu’un petit lopin de terre qu’il cultivait pour nourrir sa mère et des archives sur l’histoire de sa famille et des manuscrits qui ont fait la renommée du père comme grand marabout. S’il a retrouvé son champ, les archives familiales elles, ont à jamais disparues. Quant à sa mère, il ne la reverra plus jamais parce que celle-ci est morte de chagrin quelques temps après le départ du seul fils qu’elle a eu. Mais il ne le sut qu’une fois de retour de la guerre, car au front, il n’avait pas les nouvelles du village.
Mon grand-père ne me dit plus jamais rien ensuite, c’est-à-dire sur la suite de son histoire de tirailleurs sénégalais qui a été de la bataille de Verdun. S’il est revenu sauf, il a gardé sous les replis de sa mémoire de jeune soldat arraché à sa mère, les profondes blessures de cette guerre qu’il aurait voulu ne pas faire pour pouvoir s’occuper de sa mère.
Il ne voulait pas raconter les déchirements et les déchirures du départ, les affres de la guerre, ses atrocités. Ni non plus ses histoires de bonne camaraderie qu’il a peut-être lui aussi eue avec d’autres tirailleurs et avec de jeunes français, en mer, dans les tranchées, sous la neige…comme je le lis parfois dans les livres d’histoire. Alors que je vivais aux côtés d’un grand combattant de la Grande guerre, l’histoire de cet épisode sombre de l’humanité m’a d’abord été contée par mes maitres d’école, ensuite sur les bancs du lycée avec les « leçons » d’histoire.
S’il en fut ainsi, ce n’est pas seulement parce que mon grand-père refusait d’en parler, mais aussi parce qu’en famille, personne n’en parlait : ni mon père ni aucun de ses nombreux frères. Le sujet n’était pas tabou, il ne faisait seulement pas partie des conservations, pour respecter son silence. Je ne sus que très tard donc, quand il n’était plus en mesure d’en parler, que mon grand-père était de cette guerre de 14-18 dont j’ai apprise par cœur l’histoire et que je lus et relus tant et tant de fois pour avoir mon Bac.
Faire des recherches sur mon grand-père faisait alors partie de mon impensé car il a réussi à nous imposer l’omerta qui entourait sa vie de tirailleur et par là à ne porter aucun intérêt à ce qu’il vécut singulièrement, alors que celui-ci méritait d’être connu de nous ses enfants et petits-enfants d’abord mais aussi de tous. C’est ainsi qu’une fois sur place en France, je ne me consacrerai qu’à mes études, oubliant les grandes batailles gagnées par mon grand-père sur ceux qu’on leur désigna alors comme l’ennemi commun, à eux les Africains et à la France coloniale.
De retour de la guerre en 1918, sa première décision prise a été de retourner vite à la vie civile. Mais sa demande de démobilisation fut rejetée par l’administration coloniale qui, procédant à un «découpage territorial » pour mieux contrôler son empire, créa en 1919 la colonie de Haute-Volta avec les 7 cercles de Gaoua, Bobo-Dioulasso, Dédougou, Ouagadougou, Dori, Fada N'Gourma (actuel Burkina Faso) et Say (actuel Niger) qui à l’époque faisait partie du Haut-Sénégal-Niger qui allait devenir plus tard la Colonie du Soudan français. Le nouveau Gouverneur de la colonie de la Haute-Volta, Edouard Hesling, qui l’appréciait beaucoup, le réquisitionne comme chauffeur et lui demande de rester à son service, le temps pour lui d’effectuer une tournée qui va le conduire en Haute-Volta.
Mon grand-père arrive ainsi à Ouagadougou en compagnie du Gouverneur Hesling, le 9 novembre 1919 pour une tournée. Après cette tournée, le Gouverneur revient à Ouagadougou en 1920 pour s’y installer définitivement en compagnie toujours de mon grand-père qu’il ne libérera que bien plus tard. Hormis les médailles militaires qu’il a gagnées pour sa bravoure légendaire, il est un oublié de guerre. Mort paisiblement à l’âge de 90 ans dans son village, on peut dire que mon grand-père été durant tout le reste de sa vie un « porté disparu » vivant qui oublia superbement ses droits d’anciens combattants qu’on lui refusa au prétexte qu’il a été démobilisé, pour vivre modestement des fruits de son travail.
Cependant, il n’eut jamais de mots durs contre la France ingrate ni ne se plaignit d’avoir été injustement spolié. Mon grand-père n’a pas seulement été oublié, pire, il est devenu un « inexistant », un « effacé » des archives de la Grande guerre car mes multiples tentatives de retrouver sa trace sont restées vaines. Si pour la France, mon grand-père n’a plus jamais existé après sa démobilisation, à l’occasion de la commémoration du centenaire de la « Force noire », sa mémoire est cependant plus que jamais vivante dans nos esprits à nous ses enfants et petits-enfants qui voulons reconstituer sa mémoire.
Messieurs les Présidents Macron et IBK, comme ceux qui l’ont oublié il y a cent ans, vous avez oublié mon grand-père. Lui comme de nombreux oubliés dont vous n’avez pas parlé à Reims. Lui qui a peut-être été des grandes batailles de Reims, lui qui n’a pas eu la « chance » de figurer sur la liste de ceux qui ont leur nom sur la stèle de granit qui porte les tirailleurs Africains et leur capitaine Français, ne fait partie des combattants dont la mémoire a été saluée en ce 9 novembre 2018. Au Président IBK, je lui demande de transmettre au Président Macron, son ami, cette lettre afin que mon grand-père qui a dû se retourner plusieurs fois dans sa tombe en entendant les clairons sonner à la gloire de tous les combattants noirs de Reims, de Verdun, de la Somme… puisse en paix reposer, reconnu.