Ministre de la justice du Mali de juillet 2016 à novembre 2017, Mamadou Ismaïla Konaté, avocat de métier, relate dans un livre à paraître son passage au gouvernement. Il y décrit une justice gangrenée par la corruption et la passivité du pouvoir.
Mamadou Ismaïla Konaté donne le ton dès le jour de son entrée en fonctions, en accompagnant les cadres du ministère de la justice à la maison d’arrêt de Bamako. Un bâtiment datant des années 1950 prévu pour 400 détenus, mais où s’entassent quelque 1 900 prisonniers. Certains y sont enfermés depuis plus de dix ans sans que personne ne se souvienne pourquoi.
Le ministre souhaite que les hauts magistrats et hauts fonctionnaires présents, peu habitués aux réalités carcérales, voient dans cette visite «le meilleur stage pour apprécier les effets négatifs d’un mandat de dépôt décerné ou d’une condamnation prononcée à la légère». Partout au Mali, Mamadou Ismaïla Konaté, nommé le 7 juillet 2016, constate l’état déplorable de la justice. Des «tribunaux mal sécurisés, aux toits branlants», voire sans toit. Des registres parfois «rongés par les rats et les termites» ou exposés à la pluie. Dans les régions du nord et du centre où l’insécurité a chassé les services publics, «la justice n’est plus qu’une lueur, un souvenir tellement lointain».
Au tribunal de grande instance de Tombouctou, on compte alors une seule greffière pour toutes les audiences, une seule surveillante de prison et aucun véhicule de liaison. Les fonctionnaires qui occupent ces bâtiments délabrés ne sont pas en meilleure forme, «pris dans un système qui les dépasse […], végétant dans leur petit confort et se souciant comme d’une guigne de transformer les choses». La désorganisation est profonde, l’ordre absent, au point que «dans diverses juridictions, surtout en dehors de Bamako, des personnels de greffe affectés n’avaient jamais rejoint leur poste, sans conséquences sur leur rémunération ou leur carrière ! ».
Le sommet de l’État ne montre pas l’exemple. Après un mois au ministère, l’auteur s’étonne de n’avoir toujours pas reçu de «feuille de route valant instructions particulières du président de la République ou du chef du gouvernement au sujet de la justice». Il s’agace de la « [perte] de temps dans les rituels et autres règles de préséance alors que la gravité de la situation voudrait que l’on fasse court, vite et bien».
Ce professionnel du droit découvre la dureté du pouvoir en son épicentre. «Les petits coups bas entre collègues ne pensant qu’à se maintenir et à durer le plus longtemps dans leurs fonctions», les articles de presse qui «se commandent et se recommandent». Pendant seize mois, il a «slalomé entre absence de réel soutien de la part de [ses] collègues de l’exécutif et silence étourdissant de l’opposition».
Les déconvenues commencent dès son premier mois d’entrée en fonctions. À Gao, où il se rend avec une délégation gouvernementale à la suite de la mort de plusieurs personnes lors d’une manifestation, il promet l’ouverture d’une enquête pour situer les responsabilités. Mais celle-ci est rapidement refermée. «[Dès] les premières convocations adressées aux gens, j’ai été assailli de demandes pour reporter tout cela ou différer pour éviter des vagues et des remises en cause… au nom de la paix sociale…»
En 2013, Ibrahim Boubacar Keïta, alors candidat à la présidentielle, avait pris l’engagement de mettre «fin à l’impunité, aux passe-droits qui sont à l’origine du dévoiement des institutions judiciaires et étatiques». En 2018, alors en campagne pour un second mandat, il déclarait que «des efforts […] déployés pour mettre fin aux dérives nées de la corruption, de l’arbitraire et de l’impunité […] n’ont pas produit tous les effets attendus de nos populations». Un euphémisme, tant la justice est décrite dans ce livre comme gangrenée par la corruption qu’elle est censée combattre.
La verticalité du système judiciaire favorise une inféodation directe au pouvoir, tous les hauts magistrats étant nommés par décret présidentiel. «Même debout, dignes, plutôt animés d’une foi ardente en la justice et d’une volonté farouche de bien faire leur travail de juge, face à une telle situation, bon nombre de bons et loyaux magistrats finissent par courber l’échine et rendre des “services” indus aux gouvernants.»
Ces «services» peuvent consister à fermer les yeux sur les détournements colossaux repérés chaque année par l’institution du vérificateur général (qui n’en repère qu’une petite partie) et transmis à la justice. Un procureur peut ainsi «classer sans suite, tout seul, un dossier initié par le bureau du vérificateur général, d’un montant de trois milliards et demi de francs CFA [plus de 5 millions d’euros –ndlr]», destinés à la construction d’un centre hospitalier universitaire régional. Pourtant l’argent a disparu, le centre n’est jamais sorti de terre et les personnes arrêtées ont toutes été relâchées.
Dans les bureaux des procureurs, «on ne peut plus compter le nombre de dossiers dont les pièces auront disparu». «Nombreux et très nombreux, tous ces dossiers classés sans suites par un parquet et un seul, le principal, qui intervient en matière de lutte contre la corruption en République du Mali.» Des détournements également favorisés par l’opacité des transactions bancaires et la complicité de certains de leurs employés. Cette situation permet par exemple à «un seul compte bancaire, dans une région du nord, [de recevoir] tous les matins près de 75 millions [plus de 100 000 euros – ndlr] en liquide venus d’on ne sait où». Les tentatives de lutte contre la corruption sont menées en vain, sans insistance.
À peine mis en place en mars 2017, l’Office central de lutte contre l’enrichissement illicite (Oclei) est dénoncé par le Syndicat national des travailleurs des administrateurs d’État (Syntade), hostile à l’obligation de déclaration de revenus. «Dès le départ l’Oclei a vu s’aiguiser contre lui les lames de ceux qui voulaient continuer leur petite cuisine dans leur coin», dénonce-t-il. Huit mois plus tard, sous la pression des frondeurs et «sur instruction du président de la République », l’Oclei est mis en sommeil. «Traduction : face à la menace, le gouvernement dont je faisais partie a ployé et plié.»
Pour le ministre, «le vase était alors plus que plein, il débordait». Sans compter «des gens en mission de sabotage» au sein du ministère. L’ouverture du procès du putschiste Amadou Sanogo – qu’«on ne voulait pas juger parce que l’on craignait peut-être des révélations çà et là ou parce que l’on jugeait cela accessoire au vu du contexte» – puis la relaxe de l’activiste Ras Bath, finissent de convaincre l’avocat de mettre fin à son expérience de ministre. «Fatigué de prêcher dans le désert et de parler à des murs», il rend sa démission le 26 novembre 2017.