Après la FIDH, l’organisation américaine de défense de droits de l’Homme, Human Rights Watch épingle la « dangereuse hausse des exactions commises par des milices ethniques » dans le centre et pointe un doigt accusateur sur nos autorités. Ce rapport de 121 pages, publié ce vendredi 7 décembre, intitulé « Avant nous étions des frères : Exactions commises par des groupes d’autodéfense dans le centre du Mali », documente des attaques menées sur des bases communautaires par des groupes armés contre 42 villages et hameaux dans la région de Mopti, en particulier à proximité de la frontière avec le Burkina Faso, et contre la ville de Djenné, inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
En attendant la réaction du gouvernement sur ces nouvelles accusations, nous vous proposons le résumé et les recommandations du rapport :
Alors que les groupes islamistes armés prolifèrent dans la région de Mopti, dans le centre du Mali, les violences communautaires ont, en 2018, tué plus de 200 civils, chassé de chez elles des milliers de personnes, détruit les moyens de subsistance et provoqué la généralisation de la famine. Les victimes sont principalement des Peuls ciblés par les « groupes d’autodéfense » des ethnies dogon et bambara au motif qu’ils soutiendraient des islamistes armés pour la plupart en lien avec Al-Qaïda.
Les communautés bambara et dogon, de tradition agricole, et la communauté peule, de tradition pastorale, sont depuis longtemps en conflit concernant l’accès aux sources d’eau et aux terres. Jusque-là, les désaccords étaient habituellement résolus sans affrontement sanglant. Depuis 2015 cependant, le nombre d’incidents mortels en lien avec la violence communautaire, mis en évidence dans le cadre des efforts déployés par le gouvernement malien pour lutter contre l’augmentation des actes de violence commis par des groupes islamistes armés, a suivi une progression régulière. En 2018, la violence a atteint un niveau alarmant.
Les autorités maliennes n’ont pas mené d’enquêtes adéquates concernant les actes de violence, parmi lesquels plusieurs massacres ayant coûté la vie à plus d’une dizaine de personnes. Les trois communautés accusent les forces de sécurité du Mali de ne pas offrir une protection adaptée à leurs membres.
Depuis 2015, les groupes islamistes armés se sont propagés du nord vers le centre du Mali, où ils ont exécuté des dizaines de personnes accusées d’avoir collaboré avec les forces de sécurité du gouvernement ; ont installé des engins explosifs improvisés de manière indiscriminée ; ont contraint des civils à se rallier à leur vision de l’Islam, et ont compromis la participation de citoyens à des élections.
Les groupes islamistes armés ont axé leurs efforts de recrutement sur la communauté peule en exploitant les frustrations liées à l’augmentation du banditisme, à la corruption du gouvernement et aux tensions concernant les terres et les sources d’eau. Le recrutement des Peuls a attisé les tensions avec les Bambaras et les Dogons et est venu s’ajouter à la faible présence des forces de sécurité nationales pour entraîner la création de groupes d’autodéfense à caractère ethnique.
Les groupes d’autodéfense disent avoir pris en main leur sécurité, car le gouvernement ne protégeait pas de manière adéquate leurs villages et leurs biens. L’accès facile aux armes à feu, y compris aux armes d’assaut militaires, a contribué au développement et à la militarisation des groupes d’autodéfense, rendant de plus en plus meurtrières les tensions communautaires existantes.
Des Peuls, parmi lesquels des dirigeants, assurent que les groupes d’autodéfense bambaras et dogons ont utilisé la lutte contre les islamistes armés comme un prétexte pour expulser les Peuls des terres fertiles et de valeur et pour prendre part à des actes de banditisme. Les violences ont poussé encore davantage d’hommes peuls à rejoindre des groupes islamistes armés.
Le présent rapport, qui s’appuie sur trois missions d’enquête menées en février, en mai et en juillet 2018, et sur des entretiens téléphoniques en 2018, documente les massacres, les attaques de villages et les meurtres de représailles de civils peuls, bambaras et dogons dans le centre du Mali en 2018, notamment des abus commis dans 42 villages et hameaux de la région de Mopti, particulièrement à proximité de la frontière avec le Burkina Faso et près de la ville de Djenné, inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Nous nous sommes entretenus avec des personnes qui ont été victimes ou témoins des meurtres et d’autres violations ; des leaders des groupes d’autodéfense ; des leaders communautaires peuls, dogons et bambaras ; des fonctionnaires gouvernementaux ; des diplomates ; des travailleurs humanitaires et des analystes de la sécurité. Au total, nous avons mené des entretiens avec148 personnes en 2018. Nous avons également utilisé un grand nombre d’entretiens conduits au Mali entre 2015 et 2017 pour définir les origines et le contexte des violations commises en 2018.
Le rapport documente le meurtre de 202 civils qui ont été la cible d’attaques délibérées et aveugles menées par des groupes armés. Les attaques contre les villages se sont presque toujours accompagnées de pillages, de la destruction ou de l’incendie de maisons et du vol à grande échelle de troupeaux. Des personnes sont mortes à l’intérieur de maisons ou de mosquées incendiées.
Le rapport rend compte de 26 attaques contre des villages peuls qui auraient été commises par des groupes d’autodéfenses bambaras et dogons lors desquelles au moins 156 civils peuls ont été tués. Ces attaques ont visé 10 villages : Koumaga, Dankoussa, Meou, Bombou, Someni, Dolda Haidara, Gueourou, Komboko, Pirga et dans les environs de Sofara, tuant toujours entre huit et 23 villageois. Un grand nombre des atrocités commises par des milices semblent être pour venger des meurtres de membres des communautés Dogon ou Bambara qui seraient le fait de groupes islamistes armés. Les groupes d’autodéfense ont fréquemment répondu en menant des attaques représailles contre des hameaux ou des villages entiers. Environ 50 villageois peuls, dont des enfants, qui étaient détenus par les milices ou qui ont fui les attaques, restent portés disparus au moment de la rédaction du présent rapport.
Le rapport documente également le meurtre de 46 villageois dogons au cours de 16 attaques qui auraient été menées par des groupes islamistes armés avec le renfort de groupes d’autodéfense peuls. Parmi ces attaques on peut citer l’exécution d’un marabout (enseignant musulman), le meurtre de plusieurs villageois partis chercher du bois, et le meurtre d’autres villageois brûlés vifs lors de l’attaque de leur village. Au moins dix Dogons sont morts en 2018 à cause des engins explosifs improvisés qui semblent avoir été mis en place par des islamistes armés.
Human Rights Watch estime que les meurtres et les autres graves abus décrits dans le présent rapport ne donnent qu’un décompte partiel du nombre total de personnes tuées ou blessées dans le cadre de violences communautaires dans le centre du Mali en 2018. Ce rapport ne comptabilise pas les morts en lien avec les violences communautaires dans les autres régions du Mali. Ainsi, en 2017 et 2018, des dizaines de civils ont été tués dans la région de Ménaka, située au nord du Mali, au cours de violences opposant les Peuls, les Touareg Imghad et les clans Doussak.
Les affrontements dans le centre du Mali correspondent à un conflit armé non international tel qu’il est défini par le droit de la guerre. L’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 s’applique, comme d’autres lois et coutumes de la guerre auxquels doivent se soumettre les forces armées nationales et les groupes armés sans lien avec le gouvernement. Le droit de la guerre exige le traitement décent de toute personne placée en détention, et interdit les exécutions sommaires, la torture, les violences sexuelles et tout autre mauvais traitement, les attaques contre les civils et les biens appartenant à des civils, ainsi que le pillage. Le gouvernement a l’obligation de mener des enquêtes impartiales et des poursuites appropriées contre ceux qui sont impliqués dans la commission de crimes de guerre.
Les autres inquiétudes relatives aux droits humains dans le centre du Mali portent sur les questions suivantes.
Violence et perte des moyens de subsistance
Des villageois ont décrit ce qu’ils considèrent comme étant des efforts déployés de manière organisée par la communauté adverse et sa milice pour détruire leurs moyens de subsistance et, à terme, les pousser à partir de leurs villages. Des villageois peuls ont déclaré que des groupes d’autodéfense dogons et bambaras les empêchaient d’acheter ou de vendre sur les marchés, et des villageois dogons ont affirmé que des hommes peuls armés sont venus dans leur village pour leur interdire de planter leurs semis et de travailler leurs terres.
Des villageois ont été tués par des hommes armés alors qu’ils faisaient paître leurs bêtes ou qu’ils travaillaient dans les champs, et tous les membres de la communauté ont décrit le vol généralisé de troupeaux qui a provoqué de graves difficultés économiques. D’après le gouvernement malien, des dizaines de villageois sont morts de malnutrition aigüe en lien avec l’insécurité en 2018. La violence a poussé environ 10 000 personnes à partir de chez elles.
Réponse inadéquate du gouvernement malien
Le gouvernement malien n’a pas honoré les promesses faites début 2018 de mener des enquêtes pénales relatives aux allégations de crimes graves, de protéger les communautés vulnérables contre la violence communautaire et de désarmer les groupes d’autodéfense auteurs d’abus. En outre, l’application de la mesure des forces de sécurité datant de 2017 et 2018 interdisant l’utilisation de motos pour les déplacements entre les villages de la région de Mopti n’a pas été impartiale.
Des dizaines de témoins ont déclaré avoir vu des membres de groupes d’autodéfense dogons et bambaras porter des armes et se déplacer librement sur des motos malgré l’interdiction gouvernementale. Des membres de ces groupes ont été vus équipés d’armes d’assaut dans des villages et des marchés, tenant des points de contrôle routiers, vérifiant les documents d’identité, menant des fouilles de maison en maison, et passant devant les locaux de la gendarmerie, de l’armée et de la police sans que les agents de l’État n’interviennent.
Absence de protection des civils par les forces de sécurité
Des leaders de toutes les communautés ont fait part d’inquiétudes portant sur la lenteur ou l’absence de réponse des forces de sécurité maliennes à la suite d’attaques contre leur communauté, même lorsque celles-ci avaient été prévenues avant. Ils affirment également avoir donné des renseignements sur la localisation des membres ou des bases des groupes armés responsables d’abus ou sur leur structure de commandement et que le nombre de mesures prises a été minime. Certains leaders peuls ont accusé l’armée de soutenir les milices, voire de collaborer directement avec elles, notamment en leur fournissant des armes et un appui logistique, des allégations que Human Rights Watch n’a pas été en mesure de confirmer.
Des fonctionnaires du ministère de la Défense ont dit à Human Rights Watch qu’ils comprenaient la gravité du problème posé par l’accroissement de la violence communautaire et qu’ils prenaient effectivement des mesures visant à y mettre un terme, mais que leur réponse était entravée par l’insuffisance des recours possibles.
Absence de justice pour les violences communautaires
Seul un petit nombre d’enquêtes a été mené, et aucune poursuite n’a été entreprise contre les auteurs des graves abus documentés dans le présent rapport. L’absence de recherche de responsabilité peut encourager les groupes armés à commettre d’autres abus et favorise un climat général d’impunité.
Des juristes ont fait savoir que plusieurs enquêtes relatives à de graves abus commis par des groupes d’autodéfense ont été ouvertes en 2018, mais que la situation précaire en matière de sécurité ralentit le travail des gendarmes et des juges.
Human Rights Watch exhorte le gouvernement du Président Ibrahim Boubacar Keita, élu pour un deuxième mandat en août 2018, à se pencher sans délai sur les violences communautaires dont le présent rapport rend compte. Le gouvernement devrait mener des enquêtes, poursuivre les auteurs de tous bords responsables de graves abus et créer une commission chargée d’obtenir des informations sur le sort de civils portés disparus lors d’attaques communautaires. Les forces de sécurité devraient répondre immédiatement et de manière impartiale aux populations vulnérables menacées par des groupes d’autodéfense ou des groupes islamistes armés, et mettre en place des patrouilles destinées à les protéger.
Le parlement malien devrait, en outre, établir une commission d’enquête sur les origines de la prolifération des armes dans le pays ; les allégations selon lesquelles la réponse des forces de sécurité aux violences se fonde sur des motifs politiques et manque d’impartialité, et les causes sous-jacentes de la violence communautaire dans le centre du Mali. Les partenaires internationaux du Mali devraient exercer des pressions sur le gouvernement malien afin de garantir que les responsables d’actes de violence communautaire rendent des comptes de manière appropriée et de soutenir les efforts du Mali pour protéger plus efficacement les civils et rendre justice aux victimes.
Recommandations
Dûment équiper et pourvoir en personnel le ministère de la Justice afin que les procureurs et les officiers de police judiciaire du pays puissent enquêter comme il se doit et poursuivre de manière équitable les responsables d’abus graves dans chaque camp.
Dûment équiper et pourvoir en personnel les forces armées afin qu’elles soient en mesure de protéger les populations civiles exposées.
Accélérer le déploiement de policiers, de gendarmes et d’agents du ministère de la Justice dans les villes et villages des zones touchées par les violences communautaires.
Désarmer toutes les milices d’autodéfense violentes et poursuivre les membres de ces milices impliqués dans des abus.
Mettre en place une commission pour aider les civils dont des proches ont disparu pendant ou après les attaques communautaires.
Veiller à ce que les forces de sécurité appliquent de manière impartiale les restrictions relatives aux motos dans le centre du Mali.
Mettre en place une surveillance des forces de sécurité pour veiller à ce qu’elles offrent une protection impartiale à tous les civils, quelles que soient leur ethnicité ou leur religion.
Cesser d’avoir recours à des groupes d’autodéfense violents, pour quelque motif que ce soit, y compris pour des opérations de lutte contre le terrorisme, ou de leur apporter de l’aide.
Aux autorités judiciaires du Mali
Accorder les ressources et l’appui nécessaires aux juges du Mali, ainsi qu’aux autres membres du personnel du système judiciaire en charge des affaires de violence communautaire.
Travailler avec les donateurs étrangers afin d’augmenter la capacité des magistrats et des officiers de police judiciaire à mener des enquêtes crédibles, impartiales et indépendantes sur les violences communautaires et autres crimes graves, à poursuivre les responsables et à assurer la protection des témoins.
Renforcer les mesures visant à garantir que le personnel judiciaire du centre du Mali soit dûment protégé afin qu’il puisse accomplir son travail dans un environnement sûr.
Aux forces de sécurité du Mali
Prendre toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils menacés par la violence communautaire, notamment en multipliant les patrouilles et en installant des postes de sécurité supplémentaires dans les zones vulnérables.
Veiller à ce que les forces de sécurité protègent tous les civils de manière impartiale, quelles que soient leur ethnicité ou leurs religions.
Veiller à ce que les forces de sécurité appliquent de manière impartiale les restrictions relatives aux motos dans le centre du Mali.
Désarmer tous les groupes d’autodéfense violents et remettre à la justice les membres impliqués de manière certaine dans la commission d’abus, y compris des membres occupant des postes de commandement.
Mettre en place une assistance téléphonique accessible 24 heures sur 24, tenue par les autorités maliennes compétentes, pour permettre aux membres de toutes les communautés concernées de signaler des menaces et des attaques imminentes ou en cours.
Veiller à une communication efficace et rapide entre le personnel assurant la permanence téléphonique, les autorités maliennes, et les forces chargées de la protection civile et du maintien de la paix de l’ONU.
Au procureur de la région de Mopti
Rendre compte publiquement de l’avancée de toutes les enquêtes en cours sur les crimes liés à la violence communautaire dans le centre du Mali.
Ouvrir des enquêtes criminelles sur les crimes graves liés à la violence communautaire, y compris ceux documentés dans le présent rapport, et poursuivre comme il convient les responsables.
Ordonner aux gendarmes d’enquêter rapidement sur tous les actes graves de violence communautaire, quelle que soit l’appartenance religieuse ou ethnique des victimes.
Organiser des réunions communautaires dans les zones touchées par la violence communautaire pour expliquer les dispositions prises pour enquêter sur les crimes présumés et l’intention du gouvernement de poursuivre toutes les personnes qui prendraient part à des représailles.
Au parlement du Mali
Établir une commission indépendante chargée d’enquêter sur la violence communautaire dans le centre du Mali afin d’examiner les questions suivantes et de formuler des recommandations à leur sujet :
origine des armes utilisées par les groupes islamistes armés et les groupes d’autodéfense ;
allégations concernant la partialité des interventions des forces de sécurité face à la violence communautaire ;
allégations concernant le soutien du gouvernement aux groupes d’autodéfense ;
causes sous-jacentes des tensions communautaires dans le centre du Mali, y compris les tensions entre éleveurs et agriculteurs, la corruption du gouvernement, et le banditisme généralisé.
Envisager de créer un programme de dédommagement pour les victimes civiles de la violence communautaire, et veiller à ce que ces dédommagements soient accordés de manière transparente, quelle que soit l’appartenance religieuse ou ethnique.
À la Procureure de la Cour pénale internationale
Envisager d’enquêter sur les crimes documentés dans le présent rapport comme étant de possibles crimes de guerre relevant de la compétence de la CPI.
Aux Nations Unies
Augmenter le nombre de patrouilles dans les zones exposées à la violence communautaire en coopération avec les forces de sécurité maliennes.
Ordonner à la Division des droits de l’homme de la MINUSMA de publier davantage de rapports sur les violations de droits commises par tous les camps.
Le Secrétaire général des Nations Unies devrait envisager de faire figurer les groupes d’autodéfense dogons, bambaras et peuls ayant commis des abus sur sa liste annuelle des auteurs de graves violations contre des enfants pour le meurtre et la mutilation d’enfants.
Aux partenaires internationaux du Mali (Union européenne, France, États- Unis et autres partenaires étrangers)
Systématiquement et publiquement exhorter le gouvernement malien à veiller à ce que tous ceux qui sont impliqués dans des actes de violence communautaire fassent rapidement l’objet d’une enquête et soient dûment poursuivis.
Apporter un appui au système judiciaire, notamment en soutenant la création d’un système de gestion des affaires, un programme de protection des témoins et des moyens en matière d’expertise scientifique.
Soutenir la formation du personnel judiciaire aux bonnes pratiques en matière d’enquête sur les crimes violents, notamment en ce qui concerne la collecte et la conservation des preuves sur les scènes de crime, l’analyse scientifique, et les techniques efficaces et adaptées d’interrogation et de protection des témoins et d’interrogation des suspects.
Aider la MINUSMA à combler son manque crucial d’équipement nécessaire pour mieux protéger les populations vulnérables.