“Le pain du manioc n’est jamais chaud si vous avez faim” disent les Ntomba du Zaïre. Nous voici avec dans les mains, la nouvelle chaude de la mort de l’écrivain Seydou Badian Kouyaté. Nous ne pourrons la jeter et nous ne pourrons l’accepter qu’avec difficulté, malgré notre faim de vie. Vaines seront nos plaintes. “Les mauvais plats, tu les reserves pour le retour des champs” disent les Tutsi. Il faut donc reconnaitre, accepter l’inévitable et rendre hommage à chaud à un homme qui a marqué son temps. Hélas, la grandeur d’une pirogue ne l’empêche pas de chavirer, les Bambara du Mandé le disent. Toutes ces sagesses nous enseignent l’acceptation de la vie, mais elles ne sont pas suffisantes quand la mort est là.
Hier, je regrettais profondément la mort de Amos Oz, le grand romancier, l’essayiste israélien le plus lucide de ce siècle qui a analysé sans concession le totalitarisme sous toutes ses formes. Pressenti régulièrement pour le Prix Nobel de Littérature, il essaya de comprendre, en homme de paix, tant dans ses romans, ses recueils de nouvelles que dans ses articles, les difficiles rapports entre Israel et la Palestine qui font des souffrances, des deuils de tous les cotés. Avec Amos Oz nous perdons une voix lucide, nécessaire en ces temps où les extrêmes se font commodes. À nous de poursuivre l'oeuvre, d'être à la hauteur de sa vue, de construire un monde digne de lui, de nous, de toutes les grandes époques de ténèbres qui attendent avec justice, justesse et raison, la lumière des âmes.
C’est donc en ce triste moment que tombe cette autre nouvelle. Seydou Badian Kouyaté est mort. J’avais, en 1981, fait avec le comédien Adama Bagayogo et mes collègues de la promotions 1977-1981 de l’Institut National des Arts de Bamako, une adaptation théâtrale de son roman, “Le Sang des Masques”, comme mémoire de fin d’études, sous la direction de Philippe Dauchez qui lui, fit du théâtre avec Albert Camus à Paris. Seydou Badian qui était alors en exil ne put voir cette oeuvre sur scène. Des années plus tard, au téléphone, je le lui ai communiqué. Le long de nos communications, nous avions beaucoup parlé de dialogue des cultures. C’était vers la fin des années 90. Je cherchais alors à montrer dans une Afrique déchirée par des guerres tribales, des affirmations identitaires qui faisaient des morts partout, que le vivre ensemble entre des cultures différentes était fort possible. J’avais d’abord publié en Espagne, puis à Marakesh, un livre sur Djouder Pacha, un renégat chrétien qui conquit l’empire Songhai au nom des rois du Maroc, puis L’Espagne musulmane et l’Afrique Subsaharienne aux éditions Donniya, avec une préface de Roger Garaudy qui plus tard tombera dans le négationnisme, entrainant avec lui, l’Abbé Pierre qui m’encourageait lui aussi à poursuivre ce chemin entrepris. Je l’ai continué avec d’autres livres comme Les Juifs à Tombouctou publié au Mali, pour construire un monde de dialogue et de paix. Seydou Badian, André Chouraqui et Théodore Monod m’ont donné leur appui. Amadou Hampaté Bâ l’a dit, ce qui fait la beauté de l’arc-en-ciel c’est la beauté de ses cultures. Et là où j’ai cherché à mettre en avant le dialogue des trois cultures, Seydou Badian Kouyaté est allé plus loin en m’ouvrant à la reconnaissance des cultures africaines, c’est à dire à moi-même. C’est alors que, revenant sur les conseils de Amadou Hampaté Bâ et de Hammadoun Issébéré, j’ai publié des années plus tard, Zimma au Mexique.
Je l’ai prié de signer, quelques temps après l’édition des trois premiers livres, un manifeste pour la défense de Fondo Kati, la bibliothèque de l’historien Mahmoud Kati, auteur du Tarikh al-Fettash. Il ne s’est pas fait prier. Pardonnez ces longueurs sur nos rapports. En parlant de moi, je parle, dans un exercice de gratitude, de ce que lui dois.
C’est quand l’arbre est tombé que l’on voit son importance disent les Songhay. Seydou Badian Kouyaté est certainement le plus grand écrivain malien de ces dernières décades. Chacun de ses romans est une fresque où sont peints les us et coutumes du Mandé et plus, du monde africain contemporain avec ses contradictions, ses drames, ses tragédies et parfois, ses burlesques réalités. Sous l’orage suivi de La mort de Chaka publié en 1957 l’a fait connaître du grand public en une période d’effervescence de la Négritude. Ferdinand Oyono publiait alors Une vie de boy, Cheikh Hamidou Kane, L’aventure Ambigüe, Birago Diop, Les contes d’Amadou Koumba et Camara Laye, L’enfant noir… C’est dans cette foulée que Seydou Badian publie Les Dirigeants africains face à leurs peuples, chez Maspero sept ans après son premier roman. En cette époque, dans les années soixante, Yambo Ouologuem fait irruption avec fracas dans le monde littéraire avec Le devoir de violence, Prix Renaudot, 1968. Notre regretté ami, Driss Chraïbi, publie Le passé simple, Assia Djebar Les enfants du nouveau monde et Amadou Kourouma, Les soleils des indépendances. Une nouvelle littérature nait, avec une identité propre dans le monde francophone, des années après Batuala de René Maran. Le Festival des Arts Nègres met à jour l’art africain finalement reconnus par le reste du monde, après les effort de Picasso, Matisse, Derain, Bracque, Diacometti qui changèrent l’art européen depuis leur rencontre avec l’art nègre. Il faut attendre 2007 pour le relire dans La saison des pièges. Il publie le sang des masques en 1976 et en 1977 Noces sacrées. En 2009 dit-on, comme pour faire honneur à sa terre, Seydou Badian Kouyaté sera désormais, Seydou Badian Noumdoïna et il est sacré Lauréat du Grand Prix des Mécènes pour l’ensemble de son oeuvre. En un temps où le devant de la scène romanesque de l’Afrique francophone était occupé par des jeunes générations représentées par Soni Labou Tamsi du Congo, Tchak Sami du Togo, Tierno Mononembo de la Guinée, Lauréat du Prix Renaudot 2008 entre autres. Le numéro 10 de la collection Littérature africaine de chez Fernand Nathan lui a été consacré. Le numéro 3 a été consacré à Léopold Sudar Senior et le 9 à Aimé Césaire. C’est dire le lieu qu’occupa de son vivant S. Badian Kouyaté dans la littérature négro africaine. Jean Paulhan disait à Charles Camproux que ce qu’il aime dans les pages de Sous l’orage, c’est la justesse du ton. Hommage plus grand peut pas être rendu à un écrivain, car tout écrivain se donne une identité par un style, un ton, un timbre. Après Yambo Ouloguème et Gaoussou Diawara, c’est le vieux Seydou Badian qui nous laisse seuls sous l’orage.
À d’autres de parler de son oeuvre politique dans un pays qui connait aujourd’hui tant de ténèbres et qui a besoin plus que jamais de sa lumière.
Les vieux sages du Mandé disent: Kuma kan te koro (la parole ne vieillit pas). Seydou Badian Kouyaté n’est plus, mais sa parole reste. À nous d’être à sa hauteur.