Le 31 janvier 2019, la Maison de l’Afrique à Paris recevait Maître Mamadou Ismaïla Konaté, avocat aux barreaux de Bamako et de Paris, et ancien ministre malien de la Justice, à l’occasion de la sortie de son ouvrage intitulé «Justice en Afrique, ce grand corps malade -le cas du Mali». Sa conférence était principalement centrée sur la thématique de l’entreprise face aux questions de la Justice en Afrique.
«L’environnement économique des États africains, et du continent en général, se caractérise par l’existence de gisements et de matières premières en abondance dans la plupart des pays. Cela devrait signifier exploitation, production et transformation sur place, malheureusement, nous avons une faible capacité d’exploitation, de production et de transformation. Même si nous arrivions à produire et transformer, la question de la faiblesse de notre marché et de notre manque de pouvoir d’achat se pose de façon cruciale.
Les investisseurs étrangers se sont toujours intéressés au continent. Majoritairement originaires hors du continent, les investisseurs s’inscrivent dans le respect des règles fiscales, douanières, commerciales, comptables du pays où ils investissent. Autrefois, l’environnement juridique en Afrique était national, étatique, il était incapable de répondre aux exigences étrangères et manquait de transparence. Les textes juridiques nationaux étaient différents, ou inexistants, ou inaccessibles. Pour résoudre ces difficultés, les États africains ont fait des efforts inouïs pour améliorer, au sein du continent, l’environnement juridique nécessaire aux investissements étrangers.»
En 1993, l’OHADA, Organisation pour l’Harmonisation en Afrique du Droit des Affaires, a vu le jour. «Aujourd’hui, les 17 États-membres de l’OHADA fonctionnent dans un même cadre juridique harmonisé, avec le même Droit des affaires, et une jurisprudence mise en commun. Il est à noter que cela n’existe nulle part ailleurs.
Cependant, de gros progrès sont encore à accomplir dans le domaine de l’arbitrage des litiges, de la lenteur des juridictions et du manque de transparence. La qualité de la justice dépend évidemment de la qualité de ceux qui la rendent. Un litige relevant du Droit des affaires ne peut pas être correctement jugé par un spécialiste du Droit commun ou des Affaires familiales qui ne connaît évidemment pas le Droit des affaires. Il est absolument nécessaire de former des magistrats au Droit des affaires, de façon concrète, afin de pouvoir enfin créer dans nos pays une juridiction commerciale, fiable et digne de ce nom, qui pourrait être composée de juges nationaux, d’un juge de la communauté OHADA, et pourquoi pas, ponctuellement, d’un juge du pays dont est originaire l’investisseur impliqué dans le litige. En mettant en commun toutes les compétences, nous pourrions assurer une meilleure efficacité de notre Justice, assurer une réponse transparente conforme aux standards internationaux. Cela revaloriserait notre Justice, et redonnerait confiance aux investisseurs. Aujourd’hui en effet, face à notre manque de réponse juridique locale, nous assistons à la fuite des dossiers vers les chambres commerciales étrangères qui vont arbitrer les litiges en souffrance. Nos dossiers se règlent loin de nous, et sans nous.»
Maître Konaté n’a pas manqué d’évoquer les difficultés des populations africaines à comprendre la Justice. «Le rapport avec le juge et la notion d’éthique sont des questions très délicates, quasiment partout en Afrique. La plupart des justiciables, dans leur grande ignorance, pensent qu’il est banal de se rendre le soir au domicile du juge pour lui expliquer leur dossier, en l’absence de la partie adverse bien sûr, ou pour lui apporter un petit cadeau parce qu’on est satisfait du jugement qu’il a rendu. Au Mali, il est fréquent qu’un justiciable mécontent du jugement de son affaire porte plainte contre un juge pour mauvaises pratiques. Mais lorsque le plaignant est convoqué pour témoigner lors d’une commission disciplinaire, très souvent, il ne se présente pas car il a déjà essayé de faire pression sur le juge en utilisant le maillage social dont il dispose. En outre, les commissions disciplinaires sont très difficiles à mettre en place car les magistrats se couvrent en eux, et jusqu’alors il a été impossible d’y ajouter un déontologue indépendant et neutre.»
«Les juges sont menacés par deux phénomènes. Le phénomène politique d’abord. En Afrique, on parle de justice indépendante… elle ne l’est pas et ne peut pas l’être. Comment peut-elle l’être quand il s’agit de rendre une décision dans laquelle l’État, les pouvoirs publics ou les dirigeants politiques sont impliqués ? Dans ces conditions là, la notion d’indépendance de la justice ne peut être que très relative. L’intégrité des juges est aussi menacée par le phénomène argent. Quoiqu’ils disent ne jamais rien demander, ils ont souvent du mal à résister à la tentation.»
«Une grande partie de la coopération internationale est investie dans le secteur militaire, ce qui ne sert pas à grand-chose car le militaire, c’est la conséquence de tous les dérèglements. La question de la Justice, la question du Droit, ainsi que la question de la Loi et de son respect sont les choses essentielles en Afrique aujourd’hui. Au-delà de la «gouvernance», le respect de l’ordre et de la discipline dans le domaine public, dans l’espace public, par tout un chacun, à tous les niveaux et dans tous les domaines, sont les facteurs déterminants pour l’amélioration d’une société. Sans respect de l’ordre et sans discipline rien n’est possible.»
«La justice n’a de sens que lorsqu’elle parle la langue des gens, lorsqu’elle appréhende l’environnement des gens, lorsque les lois font sens dans l’esprit des gens». Au Mali, «les juges de cour d’assises portent des toges rouges comme en France, alors que le rouge est considéré comme maléfique par la plupart de nos communautés, le rouge est synonyme de sang, de guerre. L’impact sur les gens est aux antipodes de ce que nous voulons. À ça s’ajoutent souvent des militaires armés au fond de la salle. L’accusé pour qui c’est la première fois en cour d’assises est terrorisé. Un procès d’assises devrait être synonyme de sérénité, et pourtant, dans la salle d’audience, il y a tout sauf la sérénité.
Les autres difficultés sont liées à la langue, la langue parlée et la langue écrite. En Afrique francophone par exemple, les juges s’expriment en français. Pour que le justiciable comprenne bien, un interprète local, souvent sans formation juridique particulière, lui traduit leurs propos en langue du pays, sans vraiment comprendre lui-même les termes juridiques utilisés par les juges. Lorsque la condamnation est assortie d’une période de sursis par exemple, comment va-t-il traduire alors que le mot sursis n’a pas d’équivalent dans la langue locale ? Ce verdict passera au-dessus de la tête de l’accusé. Les documents fournis par la Justice sont rédigés en français. Par manque d’instruction dans la langue officielle, par manque de connaissance du vocabulaire judiciaire, une immense majorité des gens ne peut pas comprendre les documents. Cela entraîne beaucoup de frustration et de sentiment d’injustice.»
«La Justice en Afrique déroute les gens. Tant qu’ils ne la comprendront pas, ils ne l’accepteront pas. Tant qu’une réflexion pour résoudre toutes ces difficultés ne sera pas entamée, il sera difficile de rendre opérationnelle la Justice en Afrique.»