Nous vous proposons l’hommage que lui avait rendu en 1989 celui qu’il ‘’tenait dans les bras tout petit’’ : Alpha Oumar Konaré.
(Enseignant, militant et leader progressiste, Ibrahima Ly a été emprisonné pendant plusieurs années pour des raisons politiques. Il est décédé après sa libération à la suite de mauvaises conditions de détention.) J’ai revu Ibrahima pour la dernière fois en octobre dernier, dans la banlieue parisienne, à Saint-Denis un dimanche après-midi. Je devais le rencontrer la veille, mais à l’heure du contact pour confirmation, le téléphone sonna à plusieurs reprises puis, au bout, un murmure, presque un râle. Je raccrochai, inquiet. Quand je le vis le lendemain, on en rit bien, tout cela était trop compliqué pour le Bamanan que je suis ; Ibrahima faisait tout simplement son «wirde1 ». J’avais été très inquiet car depuis plus d’un an je n’avais pas revu Ibrahima ; je le savais malade. J’appréhendais donc avec anxiété le moment de notre rencontre.
Je revis le même visage empreint de douceur, traversé parfois d’une dureté douce que je lui connaissais depuis plus de quarante ans. Il aimait à me rappeler qu’il m’avait tenu dans les bras tout petit, dans ma famille qu’il avait adoptée et qui l’avait adopté. En fait, il n’a jamais cessé de voir en moi ce bébé, me témoignant la même affection, la même tendresse. Yaya… C’est à travers nos silhouettes grandissantes qu’Ibrahima devait mesurer l’avancée du temps, tant lui-même paraissait rester le même.
Je n’avais pas vu Ibrahima depuis des mois, de longs mois pendant lesquels mes passages à Dakar perdaient de leur signification. Grimper l’escalier de la fac de sciences, arpenter les couloirs et frapper à la porte de ce bureau de l’exil, de ce coin de liberté, étaient pour moi un nécessaire rituel, un baume indispensable. Je me situais ainsi toujours dans le Mali éternel, ce qu’il a de pérenne dans le travail, dans la conscience, dans la peine, le sacrifice, dans la raison d’être.
Ce dimanche d’octobre, Ibrahima lui-même m’ouvrit la porte. Nous nous étreignîmes fortement, lui avec le même sourire, la même discrète timidité. Son physique trichait avec lui: la même fraîcheur de corps, un corps poli, de belle taille, qui accentuait la séduction de l’homme. Ibrahima avait cependant le pas lourd ; la nuque était un peu raide ; il se laissa aller dans le divan. Il se tourna vers moi, rayonnant, mais davantage du bonheur de me voir que du fait d’un réconfort physique. Depuis des semaines, à paris, il était cloué au lit. La veille, il n’aurait pas pu me recevoir ainsi tant il se sentait mal. (Merci, mon Dieu! Mille fois merci ! Qu’Ibrahima, pendant plus d’une heure, une heure inoubliable, une heure étalon, ait conversé avec moi, oubliant son mal, et moi lui parlant hors du temps comme à Dakar deux ans auparavant, comme à Bamako presque vingt-cinq ans avant, quand il était un de nos directeurs à l’École normale supérieure, comme à Kayes trente ans plus tôt, quand il était l’étudiant distingué, racé !…) En ces instants de conversation, nous étions sans âge. Nous avions le même âge. Nous étions de la même génération, la génération du sacrifice, de la semence qui portera, après que les premiers labours auront été retournés.
Cependant la souffrance était en lui. Il l’avait domptée ; elle lui était familière. Je l’ai su parce qu’Ibrahima me l’a dit: «Alpha, tu ne peux savoir comme j’ai souffert ; je n’aurais jamais cru qu’un homme pouvait souffrir autant… » – Pour qu’Ibrahima me parle ainsi… le revenant des bagnes, le torodo… – « Mon Dieu, seule la foi en toi, la volonté d’être ton image, la volonté d’être avec les autres “esclaves”, comme eux, pour eux, aide à transcender les souffrances », m’a-t-il murmuré. Nous parlions ainsi pour mieux percer les mystères de la vie, l’homme en quête de l’homme, l’homme en quête de Dieu. Durs moments où il ne fallait pas se fixer sur la mort, où il fallait tout noyer dans la vie, où Ibrahima, bien que percé par le doute, finissait par se projeter au loin : ce livre à terminer, cette visite à faire aux parents au Mali, à Kayes…
La souffrance du pays, l’amour du pays faisaient marcher Ibrahima. En temps, les maux qui le ruinaient, c’étaient les séquelles des tortures physiques et morales, c’était l’éloignement du Mali, c’étaient toutes ces «victimes» qui lui paraissaient consentantes, complices… C’étaient les hommes et les femmes qui lui paraissaient damnés tant il ne comprenait pas, n’admettait pas que se courbent ou rampent les « marcheurs ». Il fallait rompre, d’où l’idée de la nécessaire rupture pour avancer. Jusque dans les tripes il ressentait le besoin pour une nouvelle Afrique de nouveaux hommes. Au cours de la marche, il nous est parfois arrivé de ne pas être sur la même ligne. J’ai pu apprécier son sens du respect des autres, sa grande politesse, le raffinement de sa pensée, sa tolérance. Et jamais sa confiance ne nous a fait défaut. Il entendait laisser à chacun sa part de liberté et de responsabilité. Il avait cessé de croire aux détenteurs de vérité absolue. Il paraissait plus que jamais disposé à occuper tout rang à lui désigné dans l’action.
Avec quelle nostalgie ce dimanche avons-nous déroulé ensemble le passé! Les vieux maîtres, dont mon père, ses amis, mes frères comme lui que nous admirions, à cause de leur fougue, de leur virtuosité, de leur intelligence. Mathématicien, cet Ibrahima! «Secré. gé.», cet Ibrahima! Le verbe sec! La vérité non enturbannée qui ne cherche pas à plaire, qui défie même.
Kayes la ville, Kayes N’Di, le village dans la ville ! En ces instants, il en avait un besoin physique. Il humait, voulait respirer Kayes comme de l’air pur.
18 h 20 mn. Déjà une heure que j’étais là. Le temps passait ; Ibrahima se mouvait sur le canapé, bougeait difficilement. Nous ne fûmes dérangés que deux fois. Le départ d’une nièce, Dolo, à mon arrivée ; l’entrée de Hassimi, un fils d’Ibrahima – avec lui, les enfants d’Ibrahima firent irruption dans la conversation : les « fruits » tels que les voulait le jardinier, « prometteurs », « juteux », « doux ». On parla de la « jardinière », l’épouse attendue dans les jours à venir en provenance de Dakar pour aller ensemble en Italie, grâce surtout à Niang Souleymane dont il me dit beaucoup de bien, avec reconnaissance. Vivre Ibrahima, vivre avec Ibrahima, une chance pour Madina ! Conduire Ibrahima au terme de sa vie, le savoir, l’accepter pour lui, se savoir héritière, vivre le deuil quotidiennement, se savoir incapable de l’éloigner, le transformer en une vie sans fin, c’est ce qu’a fait Madina. Ibrahima avait accepté de l’en investir et le vivait. Dans cette maison de Saint-Denis respirait la camaraderie, l’amitié ; l’hôtesse était très attentive. Elle était heureuse de voir Ibrahima sourire, bavarder et rire. Ceci n’était un privilège que pour ceux qui se donnaient « la peine » et la patience d’écouter Ibrahima, de percer sa simplicité. Cette simplicité pouvait prendre des allures de fierté, qui ne pouvait s’expliquer que par l’intransigeance de l’homme.
J’ai dû me lever brusquement, « à la manière maure », pour laisser Ibrahima se reposer. Il prit mon adresse avec la promesse de m’écrire une fois en Italie. Il me raccompagna à la porte, l’ouvrit, sortit dans le couloir, resta avec moi jusqu’à l’arrivée de l’ascenseur. Il me serra dans ses longs bras ; je me crus encore jeune comme plus de quarante ans auparavant. Nous nous sommes promis de ne plus jamais rester si longtemps sans nous donner de nouvelles. Nous nous comprenions parfaitement : nous n’étions plus sûrs de nous revoir, nous gardions chacun l’espoir de nous revoir.
Nous nous donnâmes « au revoir », et Ibrahima de me dire avec confiance et certitude sa foi dans l’avenir du pays : « je regrette, me dit-il, de ne pouvoir faire plus, de n’avoir pas pu faire certaines choses ! » J’ai compris Ibrahima. Je lui rappelai sa grande contribution à travers ses témoignages, dans ses livres, et plus que toute sa vie de militant et l’exemple de rigueur qu’il incarnait. J’ai fermé l’ascenseur, amorcé la descente. Ibrahima me regardait d’en haut ; je le cherchais d’en bas. Il ne cessait de me regarder, je ne cessais de le voir. Saint-Denis, paris, Bamako… Ibrahima ne me quittait plus. Le 1er février 1989 à 11 heures, j’apprenais le décès d’Ibrahima. Un calme profond me mit en mouvement. Nous étions en pleine réunion sur le développement endogène. Nous avons décidé de continuer nos travaux.
Aucune larme n’était bonne à verser pour étancher notre soif d’Ibrahima. Ce qui nous unissait à Ibrahima, la lutte, était plus fort que la mort.
Je fus soulagé d’apprendre que son corps devait reposer à Kayes. Son besoin de Kayes allait être satisfait pour l’éternité. Ce voyage du grand retour par un train du Dakar-Niger, il l’a fait sans moi. Je suis resté à mon poste comme d’autres, comme le lui aurait fait. Nous avons vécu dans notre chair chaque instant du retour d’Ibrahima, un homme de fidélité. Diarama, Ly. Tu resteras toujours. Nous préparerons l’émergence de solidarités nouvelles pour provoquer les indispensables ruptures. Le devoir de génération sera accompli.