En Côte d’Ivoire, plus d’un million d’enfants travaillent dans les champs de cacao, victimes d’un trafic qui prend souvent source au Mali, en Guinée et surtout au Burkina Faso. Malgré les efforts du gouvernement ivoirien et de quelques ONG pour éradiquer le phénomène du trafic des enfants dans la production du cacao, le mal persiste.
Le travail des enfants dans les champs de Cacao de la Côte d’Ivoire persiste malgré les efforts de l’Etat pour éradiquer le phénomène. Une réalité que Louho Jean Jacques, propriétaire terrien et chef du village de Keibly (Blolequin) dans la forêt de Goin Debé, une grande zone productrice de cacao, dépeint avec beaucoup d’amertume : «C’est un phénomène auquel nous assistons chaque jour, par le fait de nos frères de la sous-région venus du Mali, du Burkina Faso, de la Guinée, etc. Des enfants qui travaillent dans les champs. Quand on parle, ils disent que ce sont leurs enfants. Souvent ils nous menacent».
À en croire le notable, ces planteurs sont pour la plupart installés dans leur campement avec ces enfants. «Aujourd’hui, nous les regardons faire. Ce sont les ONG qui font la sensibilisation. Un comité de protection des enfants a été mis en place pour lutter contre le phonème. Mais c’est difficile», poursuit-il.
Ils sont des centaines d’enfants, filles et garçons, qui sont aujourd’hui des manœuvres dans les champs de cacao des forêts du sud de la Côte d’Ivoire. Citant un rapport de l’Unicef, l’expert Mamadou Dombia, président du Réseau des Acteurs des Médias pour les Droits de l’Enfant en Côte d’Ivoire (RAMEDE-CI), estime leur nombre à 1,6 million d’enfants ivoiriens de cinq à quatorze ans travaillant en moyenne pendant 30 à 56 heures par semaine.
Une réalité dans les campements des forêts classées
Dans le village de Keibly (Blolequin, dans la forêt de Goin Debé à l’Ouest de la Côte d’Ivoire), le petit Amidou, de nationalité burkinabè, explique que sa paie est envoyée à ses parents à Banfora par son tuteur et que lui ne bénéficie que d’habits pendant les fêtes. Il est nourri et logé directement au champ, même si pendant quelques occasions (fêtes, décès), il «descend» au village.
«À l’intérieur de la forêt de Goin Débé, chacun d’entre eux s’y met, enfants comme adultes. (…) Souvent, nous nous plaignons de voir des enfants d’à peine dix ans, faire le même travail que les adultes. Mais qu’est-ce qu’on peut faire?» relate le chef de village de Béoua, le patriarche Daglohi Martin.
Selon le président de l’Organisation des planteurs pour la lutte contre le travail des enfants dans la cacaoculture (ONG OPLANSELT), Jean Claude Tchetenomon, nombre de ces enfants sont «vendus» par des trafiquants qui les enlèvent ou les «achètent» dans des pays voisins de la Côte d’Ivoire.
«Quand tonton est allé me chercher, il a dit à mes parents que c’était pour me mettre à l’école. Depuis que je suis arrivé, il n’y a pas d’école dans le campement. Très tôt le matin, on nous réveille pour aller pomper les plantations (NDLR ; traitement phytosanitaire) de cacao avant que le soleil ne se lève. Après on va débroussailler», raconte Nikiéma, 14 ans, en classe de CM1 au moment où il quittait le Burkina. Cette victime résidait dans le canton Zarabaon à Bangolo, elle a été sauvée par l’ONG OPLANSELT.
Les responsables de l’ONG ont décidé de porter plainte contre le chef de la communauté burkinabè (communément appelé Naaba, appellation en mooré de chef), Jean-Marie, pris la main dans le sac avec une vingtaine d’enfants de moins de 18 ans en juillet 2018. Usant de son statut de chef de communauté, le Naaba avait réussi à convaincre ses parents burkinabè de lui confier leurs enfants afin qu’il les scolarise en Côte d’Ivoire. Mais une fois sur place, il utilisait ces enfants dans ses plantations de cacao.
Moumouni, compagnon du petit Amidou, les larmes aux yeux, raconte leur calvaire au quotidien : «Avec quelques chefs de plantations, c’est nous qui rassemblons le cacao cueilli et transportons la fève vers les fours. La nuit, on retourne au campement dormir. Il y a certains parmi nous qui ont fui pour aller en ville à cause du travail difficile». Il explique que depuis donc la fuite de certains de leurs camarades, ils sont désormais interdits d’aller les dimanches ou les jours de marché en ville. Pour ce qui est des salaires, les enfants expliquent que le chef leur fait croire qu’il envoie chaque mois de l’argent à leurs parents alors qu’il n’en est rien. Mais, selon le délégué de l’ONG OPLANSELT pour la région de Soubré, Innocent Kapet, le phénomène dans la région a sensiblement diminué, depuis la mise en place en juin 2018 du Centre d’accueil pour enfants en détresse de Soubré.
Ce Centre se veut une structure de transit et d’encadrement pour les enfants victimes de traite et d’exploitation en Côte d’Ivoire, avant leur réintégration dans leur famille d’origine. «En raison de l’existence de ce Centre, tous les trafiquants se font désormais discrets. Quand nous découvrons des cas nous saisissons automatiquement le Centre. Les auteurs sont arrêtés et les victimes prises en charge par le centre», affirme M. Kapet.
Dans l’autre grande zone productrice de Cacao qu’est la région de Duekoué et de la forêt du mont Peko, la lutte semble également porter ses fruits. «Aujourd’hui dans la zone de Duekoué, le nombre d’enfant travaillant dans les champs de cacao a sensiblement diminué grâce à la campagne de lutte initiée par la Première Dame de Côte d’Ivoire. La plupart des planteurs ont peur d’employer des enfants dans leurs champs de Duekoué jusqu’à Abengourou», explique Seydou Kiebré, président de coopérative et acheteur de cacao à Duekoué. Mieux, poursuit-il, les plantations de cacao n’attireraient plus les enfants.
«Les enfants qu’on rencontrait dans les champs de cacao préfèrent désormais les zones minières, pour l’extraction de l’or ou du diamant. Ils prennent ces destinations plutôt que les champs de cacao. Vous constaterez aujourd’hui que tous les planteurs ont des problèmes de main-d’œuvre pour leurs champs», nous confie M. Kiebré.
Malgré tout, les enfants continuent de venir et de travailler dans les plantations. Mais comment arrivent-ils tous à traverser les frontières sans que les forces de l’ordre ne les appréhendent ?
La filière burkinabè
Dimanche 17 décembre 2017, il est 6h du matin lorsque nous embarquons, au marché de Niangoloko, première ville burkinabè frontalière avec la Côte d’Ivoire, à bord d’un car de transport TSR de 70 places qui transporte plus de 100 personnes. Certains sont accompagnés de jeunes filles mères. On devise à tous les coins du véhicule avec des éclats de voix comme dans un marché à ciel ouvert.
Notre voisin, Dramane, jeune burkinabè, entre deux causeries avec ses camarades de voyage, nous relate comment il s’est retrouvé dans ce car à destination de la zone forestière de la Côte d’Ivoire. Avec pour seul bagage un baluchon.
Comme la plupart des passagers de ce car, Dramane dit venir de Garoua (ville située à environ 200 km de la frontière ivoirienne et 275 km de Bobo Dioulasso) et se rend à Nonobrousse (une localité de la ville portuaire de San Pedro) pour travailler dans les champs de cacao d’un oncle. «Les travaux champêtres sont durs. Cette année, nos récoltes ont été mauvaises à cause du manque de pluie et mes parents sont tous découragés (…) Un ami à mon père a demandé qu’on le rejoigne à Nonobrousse. C’est lui qui nous a envoyé 25 000 Fcfa comme frais de transport par personne pour arriver à San Pedro où il nous attend pour aller à Nonobrousse», précise le jeune homme.
Comme beaucoup d’autres, Dramane est sûr qu’il travaillera avec un ami de son père. Mais la vérité est que de nombreux jeunes ont tendance à dire la même chose, selon un policier à la frontière de Laleraba (frontière Burkina-Côte d’Ivoire).
Pour le cas de la frontière Mali-Côte d’Ivoire, des informations recueillies sur le terrain ont permis d’avoir des statistiques sur les enfants qui traversent la frontière. Ainsi, selon les données du Syndicat national des transports de l’Afrique de l’ouest (CSCRAO), basé à Ouangolodougou, ville située à une vingtaine de kilomètres de la frontière Côte d’Ivoire-Burkina, en une semaine, les trafiquants peuvent traverser la frontière avec 10 personnes. Ce sont généralement des mineurs, déscolarisés très tôt, dont l’âge est compris entre 10 et 14 ans. «Par mois ce sont des centaines d’enfants qui passent sous nos yeux», relève Soumaïla Doumbia, responsable du CSCRAO.
Il explique que ce sont des intermédiaires qui convainquent souvent les parents de ces jeunes gens avec de belles promesses, afin de les laisser venir en Côte d’Ivoire. De nombreuses personnes dans les zones forestières passent par les chefs de communauté ou par des personnes très écoutées et respectées dans leur communauté, pour avoir de la main- d’œuvre bon marché. L’intermédiaire a un quota sur la paie de chaque migrant.
«Chaque mercredi et samedi, ce sont des cars remplis qui arrivent aux frontières. Et cela nous inquiète, car il n’y a pas de véritables contrôles de la part des forces de l’ordre. On ne sait pas qui est qui. Pis, la plupart de ces personnes n’ont pas de papiers», relève Soumaïla Doumbia.
Lorsque nous décidons d’en savoir davantage sur les nombreux déplacements d’enfants aux frontières, au bureau de poste de la police des frontières, l’officier nous demande de nous adresser à sa hiérarchie à Abidjan.
En fait, le trafic des enfants se fait avec la complicité de certains individus qu’on peut appeler des sous-traitants, qui vont à la recherche des enfants dans les villages. Ils profitent de la naïveté de ces adolescents et de leurs parents en leur faisant de belles promesses, lorsqu’ils acceptent d’aller en Côte d’Ivoire.
Selon M. Doumbia, le responsable du CSCRAO, certains trafiquants corrompent les policiers en cas de soupçons. Toutefois, Alex O, un policier avec qui nous avons sympathisé à la frontière de Laleraba (Côte d’Ivoire-Burkina Faso), nous explique : «Chaque fois qu’on demande aux enfants, ils disent qu’ils vont chez un parent. Souvent, ils sont accompagnés d’adultes qu’ils présentent comme un parent chez qui ils vont», ajoute-t-il. Selon lui, depuis le démarrage des campagnes contre le travail des enfants, ils exigent l’extrait de naissance des enfants pour savoir s’ils sont accompagnés par leurs vrais parents.
La filière malienne
L’autre grande piste reste du côté de la frontière malienne. Alors, ce 16 décembre 2017, destination le Mali. La première étape de cette visite sur le sol malien passe nécessairement par la traversée des frontières.
La ville frontalière entre les deux pays que nous traversons est Pogo, dernière ville ivoirienne avant Zégoua au Mali. Une escale est observée dans la bourgade le lendemain de notre départ (le 17 décembre 2017). Une fois hors du car, les passagers sont assaillis par une vingtaine de conducteurs de motos-taxis.
Ces derniers se chargent de transporter les voyageurs au-delà de la frontière. «Monsieur, avez-vous vos pièces?» interroge un passeur avant de poursuivre : «Si vous n’avez pas vos pièces, nous allons prendre un autre chemin pour contourner les forces de l’ordre». Pour éviter le contrôle des forces de l’ordre et des agents de l’Institut national d’hygiène publique, stationnés à la frontière, les trafiquants et voyageurs descendent des cars et empruntent des motos taxis pour contourner les postes de contrôle.
Selon les transporteurs ou convoyeurs, le réseau de trafic d’êtres humains est animé par des individus qui sont sur l’axe routier Sikasso-San-Pedro, une zone de production de cacao et de café. Plusieurs pistes sont empruntées par les trafiquants. Mais la voie la plus fréquentée reste Sikasso (Mali) jusqu’à Soubré (grande zone de production de cacao), ou à San-Pedro en Côte d’Ivoire. C’est un trajet long de 985 km dont 100 km seulement au Mali.
Les convois des migrants venus du Mali, du Niger, du Burkina ont, pour grande destination centrale, Yamoussoukro. C’est à partir de la capitale politique ivoirienne que chacun prend le chemin de la destination finale qui est la zone forestière : Soubré, San Pedro, les forêts de Duekoué, Guiglo, Blolequin, etc.
Une visite à Woroni, un grand village malien situé à 40km de Zegoua, a mis en évidence les raisons profondes de l’exode des enfants. Youssouf Diakité, natif de Woroni qui a passé dix ans en Côte d’Ivoire avant de revenir s’installer au Mali pour gérer son propre business de transit, pointe du doigt la pauvreté et les durs travaux champêtres.
Ce sont des dizaines d’enfants et de bras valides, femmes, hommes comme enfants qui traversent la frontière à la recherche du bonheur. «Certains sont attirés par ce que leurs amis et voisins ramènent de la Côte d’Ivoire tels les motos, les radios, les téléphones portables, etc. Ils ne savent pas dans quelles conditions ils les ont acquis. J’ai vu certains faire des boulots inimaginables et mourir souvent dans des situations dramatiques», raconte notre interlocuteur.
De la frontière jusqu’à Sikasso, des personnes se sont spécialisées dans le rabattage pour la main-d’œuvre. «Ils louent des cars pour les transporter jusqu’à destination», explique Youssouf Diakité. Les ONG et organismes internationaux pour les droits des enfants y mènent beaucoup d’actions, mais le fléau persiste.
La racine du mal
«Le phénomène existe en Côte d’Ivoire comme presque dans tous les pays» selon le RAMEDE-CI qui identifie parmi les causes, «la pauvreté», «l’ignorance» dues au taux relativement élevé d’analphabétisme. Il faut ajouter à cela «la cupidité de certaines personnes qui vivent de ce phénomène de travail des enfants».
Pour le responsable de ce réseau, c’est ce qui explique la construction dans cette dernière ville citée d’un centre d’accueil par la Fondation Children of Africa de la Première Dame ivoirienne Dominique Ouattara. Il déplore néanmoins la persistance du phénomène et l’existence de «complicités au sein des communautés d’où sont issus les enfants, de certains planteurs et aussi de certains agents des forces de l’ordre».
Dans un rapport sur la situation de l’enfant en Côte d’Ivoire, publié par le gouvernement et l’UNICEF (Fonds des nations unies pour l’enfance) dénommé SITAN, l’étude la plus récente sur le travail des enfants en Côte d’Ivoire, réalisée en 2014, il ressort que «20% des enfants de cinq à 17 ans, soit 1.424.996 sont engagés dans un travail à abolir et ceux vivant dans les régions des Montagnes, Moyen Cavally (ouest), Worodougou, Denguélé, Bafing (nord-ouest) et celle des Savanes au nord du pays, sont plus exposés».
«Parmi eux, 539 177 sont victimes de travail dangereux (37,8%) et les zones du pays où ils sont plus exposés sont les régions de l’Agnéby, d’Abidjan et du sud Comoé (sud), où le danger est lié essentiellement au volume horaire de travail (77%), même si 22% d’entre eux travaillent la nuit», explique M. Doumbia, qui cite l’étude.
À la question de savoir si le chocolat de Côte d’Ivoire est issu du travail des enfants, le premier responsable du Réseau des Acteurs des Médias pour les Droits de l’Enfant en Côte d’Ivoire (RAMEDE-CI) répond : «Non, cela n’est pas exact. Surtout ces dernières années». Mais la réalité dans les plantations nuance ses propos.
Cartographie du travail des enfants par région
Le groupe Nestlé, leader du cacao en Côte d’Ivoire, accusé il y a quelques années de traite et de travail forcé des enfants dans les plantations de cacao en Côte d’Ivoire, rejette toute activité ou complicité dans la traite et le travail des enfants dans les champs de cacao. «Le travail des enfants n’a pas sa place dans la chaîne d’approvisionnement de Nestlé», se défend Omaro Kané, responsable de la communication du groupe Nestlé à Abidjan. Pour appuyer ses propos, il souligne les efforts faits par son groupe dans le cadre de la lutte contre le phénomène intitulé «Plan Cacao de Nestlé 2020».
Ce plan, selon lui, a pour objectif d’améliorer les conditions de vie des cultivateurs et de leurs communautés à travers trois piliers : de meilleures cultures, de meilleures vies et un meilleur cacao. «Nous formons les cultivateurs aux meilleures pratiques agricoles, distribuons des plants de cacaoyers offrant un rendement supérieur, favorisons la parité hommes femmes, luttons contre le travail des enfants et développons des relations à long terme avec les groupes de cultivateurs», précise-t-il.
Comme Nestlé, aucune firme n’accepte de reconnaître sa culpabilité dans ce phénomène devenu un sujet délicat qui mobilise toute la communauté internationale.