Pour l’une des rares fois, je n’ai pas eu un seul instant d’hésitation pour choisir le sujet de la chronique d’aujourd’hui. J’aurais pu vous entretenir du Brexit qui tient en haleine l’Europe depuis de longs mois et donc nous autres pays africains pour qui elle constitue la première partenaire au développement. J’aurais pu tout aussi vous entretenir du racisme et de la bêtise humaine dans leur forme la plus abjecte qui a mû cet Australien de 28 ans, Brenton Tarrant, à massacrer froidement une cinquantaine de fidèles musulmans venus prier dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, le vendredi 15 mars 2019. Enfin, j’aurais pu m’étaler sur la formidable grève mondiale du climat, ce même vendredi, à l’initiative des jeunes rejoints par des moins jeunes, des centaines d'ONG et de collectifs pour le climat « … afin de mettre la pression sur les dirigeants de la planète et les forcer à prendre des mesures concrètes contre le réchauffement climatique ».
Que nenni ! J’ai préféré revenir aux sources de cette chronique et renouer avec mes anciennes amours. Ceci étant, qu’est-ce qui nous permet aujourd’hui d’écouter le moindre battement du cœur du Monde, et nous confère presque le don d’ubiquité ? Qu’est-ce qui catalyse notre mutation irréversible de l’Homo sapiens vers l’« homo informaticus » ? Vous me direz les médias, les réseaux sociaux, les progrès technologiques, etc. Bien sûr que oui, et si j’étais votre examinateur à l’oral de la deuxième partie du Baccalauréat malien, dans les années soixante dix, je vous aurais donné d’office 15/20, en attendant d’écouter la suite de votre argumentaire avant de pousser le curseur de la notation le plus proche de 20/20.
Et si vous m’aviez répondu ne serait-ce qu’avec la moindre allusion à l’Internet, au web, au html, à l’hypertexte, etc., je vous aurais mis un 20/20, un AAA… et vous aurais acheté votre première moto pour l’université. Car c’est bien du World Wide Web qu’il s’agit, cette invention prodigieuse qui a révolutionné notre vie, notre mode de pensée, notre façon d’être et de travailler… Pour tout dire, le web a simplement bouleversé l’humanité et fait reculer les frontières de l’impossible. C’est de ce web que je voudrais vous entretenir et qui commémorait, toute la semaine dernière à Meyrin, près de Genève (Suisse), ses trois décennies d’existence.
L’histoire du World Wide Web, c’est celle d’un brillant et jeune informaticien britannique, Tim Berners-Lee qui arrive en 1980 au CERN (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire), ce haut lieu de la recherche scientifique fondé en 1954, implanté de part et d’autre de la frontière franco-suisse, près de Genève.
Pour la petite histoire, le 13 mars 1989, dans un simple mémo, Tim Berners-Lee propose à Mike Sendall, son supérieur, un projet de système de gestion de l'information dont l'objectif serait le partage des documents informatique au moyen de l’association astucieuse de l’hypertexte à l'utilisation d'Internet. Son chef juge la proposition « vague mais excitante », mais il n’en fallait pas plus pour libérer le génie du sujet de Sa Gracieuse Majesté qui allait lever le gros lièvre de sa vie. Ainsi naissait le web, cette redoutable technologie dont nul ne peut imaginer se passer aujourd’hui. Deux scientifiques témoins de cette formidable épopée au CERN sont présents aux commémorations et ne tarissent pas d’éloges pour leur confrère. L’ingénieur belge Robert Cailliau, qui se souvient avoir lu le fameux mémo de Berners-Lee, déclare que «C’était clair comme de l’eau de roche.» Le Suisse Jean-François Groff, arrivé au Cern dans les années quatre-vingt pour les besoins de son service militaire, déclare : «Ce qui était vraiment remarquable chez Tim Berners-Lee, c’est que non seulement il pouvait exprimer sa vision avec des mots, mais il pouvait la coder, aussi. Je dirais presque que c’était une façon californienne de faire les choses, plutôt que britannique».
Malgré la reconnaissance de ses pairs, le succès mondial, la fortune et son anoblissement par Sa Gracieuse Majesté, Sir Tim Berners-Lee reste amer et regrette que «Les intérêts commerciaux ont colonisé notre petit monde». Il qualifie le Web de 2019 d'«anti-humain» et redoute surtout une déflagration : «Ce que je redoute le plus, c’est une révolution sociale qui arriverait en une nuit, comme un krach boursier, avec des théories du complot qui prendraient le dessus. Ça, ça me fait peur».
Toutefois, pour l’inventeur du web, l’aventure est loin de s’arrêter. Dans un article publié le 13 mars dernier, Isabelle Mayault écrit que l’homme travaille depuis Oxford à l’avènement d’une hyper-application nommée Solid (Social linked data). Il ne veut pas en dire plus : «On m’a interdit de façon très stricte de donner la moindre date de lancement.» Mais il consent une toute petite indiscrétion : «Solid, ce n’est pas sorcier, c’est comme le Web avec quelques petites choses en plus».
Comme le web, nous espérons que Solid sera du solide, du lourd, du béton voire de l’hyperbéton. En attendant, en votre nom à tous, Happy Birthday à Sir Tim Berners-Lee ainsi qu’à ses petits camarades de l’aventure du web au CERN !