PolitiqueIL y a 23 ans, TOUMANI DJIMÉ DIALLO affirmait dans la Nation: «Le Mali peut encore s’en sortir, à condition que ses intellectuels se ressaisissent»
Dans les années 90 déjà, Toumani Djimé Diallo, alors Directeur de publication du journal La Nation, attirait l’attention sur l’un des effets probables de la mondialisation et des programmes d’ajustement structurel alors en cours, à savoir le risque de partition programmée de certains pays africains, de la Centrafrique au Mali, de la Gambie au Bénin. Au regard de ce qui se passe actuellement, en Centrafrique et au Mali notamment, nous republions cet article, intitulé «Sauver les économies africaines», extrait de La Nation, N°8 du 11 janvier 1991toumani djime diallo presidence koulouba
L’on a tendance à réduire la signification des Programmes d’Ajustement Structurel, aujourd’hui généralisés en Afrique Noire, à de simples choix techniques et apolitiques, destinés à ouvrir l’Afrique au libre jeu des forces du marché, sur la base des avantages comparatifs.
Ces Programmes, en réalité ces Politiques, constituent de véritables choix de société. Devenus incontournables, il importe de le savoir, ils pèseront de façon décisive sur l’avenir du continent.
Jusque-là, les économistes du sous-développement s’accordaient à fonder leur théorie du développement sur un certain nombre de facteurs, dont les plus essentiels reposaient sur le postulat suivant: la médiocrité de l’accumulation interne du Capital et la sous productivité des économies africaines résultaient de la détérioration des termes de l’échange, et des déséquilibres causés par l’ordre économique existant.
La transformation du système mondial était ainsi posée comme un préalable à toute croissance continue sur le continent.
Briser l’économie – ventre, intégrer l’économie – monde
La politique d’ajustement structurel, c’est d’abord un changement de comportement, aboutissant à une inversion de l’angle d’approche du problème. Ce n’est pas tant la «dépendance» qui bloquerait le développement du continent, que la «sous-exploitation» de sa force productive.
Le mal africain serait donc lié au défaut de surexploitation de leurs subordonnés par les élites dominantes. Ces derniers vivant de rentes captées à l’extérieur, et qui leur ont jusqu’à présent évité cette surexploitation.
Instaurant ainsi une véritable «économie du ventre», caractérisée par la prédation, le faible développement des forces productives, la généralité des prébendes et la dissipation des surplus dans des dépenses somptuaires et ostentatoires.
Les dispositifs mis en place par le FMI et la Banque Mondiale visent justement à assécher la plupart des circuits extérieurs qui avaient, jusque-là, permis aux classes dirigeantes de vivre des rentes et prélèvements divers que leur assure leur position d’intermédiaires dans le système international, et ainsi de se dispenser de surexploiter leurs dépendants.
Le défi que le Programme d’Ajustement structurel se propose de relever est de briser cette «économie du ventre», afin de lui substituer un régime d’accumulation tourné vers la productivité et l’investissement.
Non pas par une «déconnexion» à la Samir Amin, pure vue de l’esprit, mais en réinventant une nouvelle structure de croissance, réunissant les conditions internes qui permettraient l’intégration poussée de l’Afrique dans l’Économie-Monde telle qu’elle existe, avec ses contraintes et ses impératifs.
La baisse des crédits commerciaux, notamment le refus des banques de relancer leurs concours à l’économie sur la même échelle que dans les années 70, résulte ainsi du fait que les Institutions financières internationales veillent, plus que par le passé, à ce qu’une politique de surendettement ne vienne pas faire avorter leur dessein de contraindre les dominants africains à surexploiter leurs dépendants.
Le niveau d’endettement généralement atteint est tel qu’il leur a suffi de bloquer cette soupape de sécurité, pour que les élites dirigeantes, «volontairement», acceptent de passer sous leurs fourches caudines, de se soumettre de fait à leurs décisions, qui sont de véritables diktats.
Les buts affichés des politiques mises en œuvre sont, entre autres, de contraindre les bureaucraties autoritaires à assainir les déficits publics, à libéraliser l’économie dans les domaines du commerce et des importations ….
Au-delà, il s’agit véritablement de les contraindre à dégager des ressources internes afin de rembourser leurs dettes et financer leurs investissements.
L’Afrique est ainsi prise dans un cercle infernal, dont on voit mal comment elle pourrait se sortir dans un avenir prévisible, sans recourir à une stratégie mixte qui, sans rompre totalement avec le marché international, comporterait une dose de «self reliance», du moins en ce qui concerne certains secteurs de leur économie.
Au-delà des proclamations démagogiques ou des rhétoriques populistes, le sérieux des mouvements de contestation qui utilisent la référence à la démocratie et à l’État de droit sera considéré en fonction de leur capacité à formuler des propositions à cet égard.
Le modèle asiatique, transposable en Afrique?
Le Modèle est, assurément, le modèle asiatique. C’est un fait que, si l’Afrique a été le dindon de la farce dans les rivalités Est – Ouest, l’Asie a, de quelque côté qu’elle se trouvait de la barrière idéologique, su tirer son épingle du jeu.
Le modèle auquel pensent les théoriciens de la politique d’ajustement structurel c’est, bien entendu, celui des Dragons Asiatiques, exemples types de développement depuis la seconde guerre, obtenus par une intégration poussée dans l’économie – monde.
Mais, est-il réaliste de penser qu’une nouvelle structure de croissance peut être inventée en Afrique Noire par une simple transposition des modèles sud-coréens ou taïwanais?
Les facteurs communément cités et qui ont rendu possibles l’émergence d’économies performantes en Asie sont les suivants :
1. L’idéologie confucéenne, basée sur une forte cohésion familiale, une propension à la frugalité et à l’épargne, un attachement aux valeurs de l’autorité et de la hiérarchie, une valorisation des métiers du savoir, une tendance à considérer l’élite intellectuelle comme groupe de référence.
Chaque fois que j’étudie concrètement les traits de caractère de cette idéologie, je ne puis m’empêcher d’être frappé par leur étrange ressemblance à ce qui faisait le Soudanais, que le Malien est en passe de perdre à jamais.
Ce qui faisait que, malgré sa pauvreté, le Soudanais arrivait à vivre, décemment et dignement, du fruit de son travail; et enfin qui faisait que le Soudanais était, partout en Afrique, aimé, respecté, imité.
Chaque fois que je vois mettre un contenu concret en la nécessaire reconversion des mentalités, sur laquelle tout le monde s’accorde, je note en réalité un appel à un retour à nos valeurs, à une sublimation de nos traditions.
2. Les retombées du colonialisme japonais. Quelle différence entre les retombées économiques du colonialisme japonais en Corée et à Taiwan, et celles des colonialismes européens (surtout français) au sud du Sahara!
Au terme de l’occupation nippone, la Corée avait, en effet, recueilli un héritage industriel qui atteignait déjà, entre 1910 et 1940, un taux de croissance de 10% l’an. Les infrastructures et la formation du capital humain étaient très appréciables.
En 1940, la Corée disposait de 440 000 personnes engagées à divers niveaux de l’industrie manufacturière, 7 000 managers dignes de ce nom, et plus de 28 000 professionnels et ouvriers qualifiés.
Si bien que, à la fin de la guerre, lors de la vente, à des prix concessionnaires, des industries ayant appartenu aux Japonais, il existait une couche d’entrepreneurs coréens qualifiés capables de les recueillir.
Pour ce qui nous concerne, au Mali, les retombées économiques du colonialisme français furent dérisoires. Sa principale retombée fut, au contraire, une bureaucratisation à outrance de son économie qui, aujourd’hui, constitue le principal obstacle à son développement.
3. La valeur géostratégique que les pays tels la Corée et Taiwan ont revêtue, très tôt, aux yeux des USA, du fait de la guerre froide. A la faveur de la guerre de Corée, en 1950, les Etats-Unis avaient étendu leur «parapluie» sur Taiwan, entrainant dans le même mouvement une satellisation des marchés locaux. Il s’en est suivi un important flux financier.
On le sait, le problème avec les Américains, c’est de les convaincre. Une fois que l’on y arrive, ils voient tout de suite les choses en grand. Ainsi, entre 1946 et 1978, les flux financiers au titre de l’assistance économique américaine atteignaient, en Corée, 6 milliards de dollars, alors que l’ensemble de l’Afrique Noire recevait à la même époque 6,8 milliards, toutes contributions confondues.
C’est valable encore aujourd’hui pour Israël, pour lequel l’aide américaine annuelle a longtemps été de 9 milliards de dollars. Ces aides ont été néanmoins, et c’est essentiel, ne l’oublions pas, valorisées dans les économies internes.
A cet égard, la seule question digne d’intérêt est de savoir comment rehausser la valeur géopolitique du continent africain, après la défaite du communisme. Une réflexion bien malienne serait assurément féconde.
Que les patriotes africains se ressaisissent!
4. L’aptitude des Elites gouvernantes à combiner les stratégies, et à mobiliser, dans un jeu concerté, une diversité d’acteurs aussi bien publics que privés avec, du reste, une forme d’État entrepreneur et interventionniste. Et, par élites gouvernantes il faut entendre civiles comme militaires.
L’expérience coréenne de modernisation, en particulier, fut effectuée sous la houlette de hauts cadres militaires, alliés à une puissante couche de technocrates et d’entrepreneurs. C’est exactement ce qui se produit, aujourd’hui et sous nos yeux, au Ghana. Et avec bonheur.
Je n’ai jamais été de ceux qui opposent, de façon mécanique, civils et militaires. Cela m’a d’ailleurs valu l’occasion d’être traité «d’auteur de Mein Kampf» par une certaine presse. Le problème se situe ailleurs et interpelle tous les intellectuels, civils et militaires: le capital intellectuel accumulé par l’armée lui permet-il de rompre avec son dressage, opéré dans le but d’assurer des tâches de répressions internes?
Les élites civiles ont-elles rompu avec leur excellence à gérer le quotidien, avec leur mentalité villageoise, qui ne les prédispose pas à gérer une ouverture à l’économie – monde (vision longue de l’économie et de la société, rapidité de l’ajustement aux fluctuations internes et externes, capacité d’information sur les marchés, les produits et les techniques, utilisation de réglementations officieuses dans la programmation de l’expansion des marchés …)?
Si oui, alors Élites civiles et militaires inventeront des formes institutionnelles fondées sur un respect des libertés mais conduisant fermement vers le développement. Si non, alors les afro-pessimistes auront raison. Beaucoup d’États africains disparaîtront en tant qu’entités. Et le Mali est de ceux-là.
Il s’en suit, selon le Pr Achille Mbembe (Le Monde Diplomatique Novembre 1990), que «les mirages d’une évolution à la Coréenne ou à la Taiwanaise ne sont pas à la portée de tous les pays africains. Les niches que les dragons asiatiques ont occupées au sein du système international ne sont pas illimitées; les facteurs internes qui ont rendu cette occupation possible non plus.
Il est, dès lors, plus réaliste de penser que, si les contraintes que l’économie – monde imposées à l’Afrique s’aggravent, un certain nombre d’entités étatiques s’évanouiront. Au demeurant, et en l’état actuel des choses, très peu d’entre elles sont viables. Peut-être faudrait-il déjà songer à en organiser la disparition, à des coûts acceptables du point de vue de l’équilibre régional et international.
Un tel processus pourrait aller de pair avec une stratégie consciente, visant à susciter l’émergence de pôles régionaux de croissance qui formeraient l’ossature d’un marché régional».
Ces pôles régionaux de croissance seront constitués, soit par les pays à potentiel économique certain (pays du Golfe de Guinée producteurs de pétrole – Nigeria, Gabon, Congo et, plus au sud, l’Angola)? Soit par les pays ayant réussi leur valorisation géopolitique et stratégique.
Mais encore faudra-t-il que ces pays arrivent à maîtriser les forces centrifuges qui les minent. Les Cité-Etats de la Savane et du Sahel, surtout, de la Centrafrique au Mali, mais certains comptoirs sur l’Atlantique (Gambie, Sierra Leone, Guinée Bissau, Liberia, Benin, Togo, Sénégal) sont, dans la logique actuelle, réputés incapables de briser leur économie-ventre et, par le fait même, condamnés à disparaître.
Deux phénomènes récents, et de sens inverse, viennent conforter cette analyse, qui prouvent que la disparition d’Etats africains qui ne présenteraient aucun intérêt dans le nouvel ordre international n’est pas qu’une hypothèse d’école. Ils devraient inciter les patriotes africains, maliens en particulier, à la réflexion: la partition de l’Éthiopie et la réunification de l’Angola.
Au moment même où l’éclatement de l’Ethiopie était organisé après la «fuite» de Mengistu, tout était mis en œuvre pour préserver l’unité de l’Angola. L’Éthiopie abrite le siège de l’OUA.
L’un des fondements de cette organisation, c’est l’intangibilité des frontières héritées du fait colonial. Celle-ci volant en éclats dans la Capitale même de l’OUA prend ainsi une valeur de symbole.
L’Éthiopie, exemple type de pays contraint à vivre de prébendes extérieures, disparaît en tant qu’entité. Toutefois, sa «partie utile» bordant la Mer Rouge, de grand intérêt stratégique, devient l’Érythrée indépendante et fait l’objet de soins particuliers, pour cause de géopolitique.
L’Angola, exemple type de pays pouvant évoluer en mégapole de croissance, est reconstitué, alors qu’une guerre civile l’avait coupé en deux (et même en trois si l’on considère le Cabinda).
Il n’y a plus de temps à perdre. Le monde bouge très vite. Plus vite que nos prévisions. Le temps n’est plus une denrée homogène car l’histoire a changé de rythme. Les événements se succèdent aux événements, et viennent confirmer que la politique américaine a faite sienne la philosophie hégélienne de la «Fin de l’Histoire», telle que reprise et développée par Francis Fukuyama.
Mais le Mali peut encore s’en sortir. A condition que ses intellectuels (civils et militaires) se ressaisissent. Et très vite. Et, enfin, qu’ils ne perdent jamais de vue que l’on ne change pas une société sur une page blanche.
(*) Lire avec profits les remarquables analyses sur la question de Mr. Achille Mbembe, Professeur d’Université en Californie.