La militarisation des communautés du Centre (peule, bambara, dogon, bozo,…) a perduré après la signature de l’Accord dit d’Alger de 2015, lequel a mis officiellement fin au conflit, du moins entre les groupes armés et entre ceux-ci et l’armée malienne. Toujours actifs, les groupes djihadistes sont de plus en plus difficilement contrôlables et renforcent la capacité des acteurs socioprofessionnels issus des communautés locales à utiliser la violence armée comme moyen de promotion de leurs intérêts propres, dans un processus d’autonomisation croissant.
Le rapprochement entre groupes djihadistes radicaux (Katiba Macina, Ansarul Islam et plus récemment GSIM) et populations peules s’est effectué de façon progressive sur la base de clivages intra-communautaires. S’alignant opportunément sur les besoins matériels, sécuritaires et sur les revendications politiques de ces populations, ces groupes ont accompagné et conforté leur conviction d’être délaissées ou opprimées par l’État central comme par les autorités traditionnelles. Or, les relations de pouvoir au sein de la société peule, traditionnellement établies, se retrouvent dans tous les aspects de la société. Les relations économiques entre groupes peuls (pastoralisme semi-nomadique ou commerçants) ou la distribution des responsabilités politiques (le processus démocratique renforçant souvent la position des détenteurs du pouvoir traditionnel) reflètent la structure hiérarchique de la communauté peule.
La contestation de ces équilibres basés sur la tradition, et la remise en cause du statut des couches se situant au bas de l’échelle sociale, assimilées à des « cadets sociaux », donne lieu à de constantes renégociations de ces relations de pouvoir. Ces luttes politiques pour l’accès au pouvoir sont un déterminant majeur pour comprendre les principaux changements récents intervenus dans notre pays, tout particulièrement dans sa région Centre. L’introduction de la compétition électorale, accentuée par les efforts de décentralisation de l’Etat, a été comprise comme une opportunité de porter les revendications communautaires peules sur le champ politique et, à l’intérieur des communautés peules, entre les « cadets sociaux » (Rimaybe, anciens esclaves, ou Sedoobe, les pasteurs semi-nomadiques) et leurs « élites traditionnelles».
En effet, les opportunités économiques offertes par l’aide au développement, portant sur l’accroissement de la productivité agricole, l’accès aux points d’eau ou le soutien aux activités d’élevage sont interprétées, au sein des communautés du centre du Mali, comme bénéficiant à certains groupes plutôt qu’à d’autres. De sorte que si les objectifs économiques et sociaux des politiques de développement peuvent être présentés, au niveau national, comme des objectifs consensuels, ces mêmes politiques donnent lieu à du disse sus au niveau local et intracommunautaire. Ces dissensions internes aux groupes communautaires se voient renforcées par les groupes armés du centre du Mali, à la recherche d’ancrage local légitimant leur présence et leur permettant d’obtenir le soutien logistique nécessaire à leur installation. En fonction de leur positionnement par rapport aux hiérarchies de pouvoir établies et des opportunités présentées par des proximités identitaires ou idéologiques, ces groupes se rapprochent de certaines couches de la population.
Le MUJAO, à Douentza, a par exemple négocié les conditions de son occupation des grandes villes du cercle en échange de son appui aux pasteurs nomades pour la protection de leur bétail, ce qui a accru la capacité de négociation de ceux-ci pour le rééquilibrage à leur profit de leur influence au sein de la hiérarchie peule. Lorsque le MUJAO s’est retiré de la zone, c’est le Front de Libération du Macina ou Katiba Macina, qui a cherché à obtenir l’adhésion des communautés de pasteurs nomades peules. Bien sûr, la communauté peule a été, historiquement, tenante d’un islam radical potentiellement compatible avec certains aspects du salafisme prôné par les groupes djihadistes ; mais les alliances et les clivages communautaires ont permis à ces derniers de jouer des rivalités intracommunautaires pour bouleverser ses hiérarchies sociales internes. Face à la montée en puissance des groupes djihadistes, l’État, appuyé par ses partenaires internationaux, a bien tenté de reprendre la main. Des opérations d’envergure ont été menées, comme l’opération Seno en octobre 2015.
Ces opérations militaires s’appuient notamment sur les renseignements fournis par des autorités locales pour l’identification des cibles terroristes, renforçant encore la tentation pour certaines de ces autorités locales d’en tirer avantage pour éliminer, ou affaiblir, les groupes rétifs à leur autorité en les dénonçant comme appartenant aux groupes terroristes. La réponse sécuritaire à cette mobilisation, qui relève essentiellement de revendications sociales au sein de la communauté peule, a encore renforcé le clivage entre autorités étatiques et pasteurs nomades. Des enjeux sécuritaires nationaux liés à la lutte anti-terroriste sont, encore une fois, réinterprétés et utilisés au niveau local pour renforcer ou contester les rapports de pouvoir au sein des communautés en conflit. D’une alliance de convenance, axée sur l’autodéfense et la promotion d’intérêts politiques et économiques micro-locaux, l’enrôlement dans les groupes radicaux se fait aujourd’hui également depuis une base idéologique. L’attrait du salafisme, porteur d’une remise en cause des rôles sociaux et économiques préétablis, semble se renforcer : l’ordre social promu par les groupes radicaux comme le MUJAO, puis les soutiens d’Amadou Kouffa, défendant une émancipation des hiérarchies traditionnelles (« illégitimes ») et du contrôle de l’État (« porteur de normes étrangères à la culture locale »), trouvent un écho naturel dans les populations.
Les stratégies d’implantation des groupes djihadistes de façon générale, et en particulier du groupe lié à Amadou Kouffa, se fondent donc sur une compétition avec les services de l’État avec la mise en œuvre de services sociaux de base (justice, éducation, modes de gouvernance adaptés aux normes locales). Une stratégie en adéquation avec les attentes concrètes de ces populations tout en les reliant à un idéal religieux fondé sur une interprétation du Coran promouvant des idéaux de justice et d’égalité sociale.
Par conséquent, le soutien de certains groupes peuls à Amadou Kouffa se fixe sur des revendications préexistantes, mais en les reformulant en fonction du contexte de la crise actuelle. La montée en puissance des groupes djihadistes correspond à cette double lecture : attrait idéologique d’un modèle de société émancipateur d’une part ; incapacité supposée de l’État malien à proposer un mode de gouvernance légitime aux yeux de l’ensemble des communautés d’autre part.