Le centre du pays dans la tourmente (4/6). Un magistrat souligne les failles profondes d’un corps judiciaire insécurisé et précaire, dans une zone où la justice de l’Etat semble s’éloigner des citoyens.
Yacouba Cissé* est stressé. Avant de s’asseoir, il regarde à gauche, à droite, puis derrière lui, par crainte d’être suivi. Pour ce magistrat basé dans la région de Mopti, au centre du Mali, ces précautions sont habituelles. « C’est ça ma vie », souffle-t-il, en haussant les sourcils. Ce 31 mars, M. Cissé vient de poser ses bagages dans la ville de Mopti. « J’ai dû fuir ma localité car c’était trop dangereux pour moi là-bas. J’ai reçu tellement de pressions et de menaces de mort… Je ne peux pas les compter. Récemment, le maire de ma commune est venu m’alerter que les djihadistes voulaient m’enlever », explique-t-il, visiblement épuisé par son long voyage. Pour fuir sans se faire repérer, il a dû se camoufler. « J’ai mon système à moi. Je m’infiltre au milieu des villageois, dans des bus, pour qu’on ne me reconnaisse pas », raconte-il avec nonchalance.
Installé depuis de longues années dans la région, M. Cissé fait partie de ces hommes de robe qui, au centre du Mali, sont restés fidèles à leur poste, malgré les menaces exercées à leur encontre par des groupes terroristes désireux de s’en prendre aux représentants de l’Etat. Depuis l’embrasement des violences au centre du Mali, ces deux dernières années, nombre de magistrats ont dû fuir pour survivre, laissant ainsi des milliers de citoyens sans accès à la justice.
« Pris entre deux feux »
Selon le dernier rapport du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, sur la situation au Mali publié fin mars, le taux de déploiement des fonctionnaires judiciaires et pénitentiaires au nord comme au centre du pays est en augmentation de 2,1 % ces trois derniers mois. M. Cissé fait partie de ces magistrats officiellement en poste. Mais, comme d’autres, il ne peut pas y rester de manière permanente. « Depuis 2018, je ne reste pas plus de trois mois d’affilée à mon poste. Je suis obligé de fuir deux ou trois semaines par trimestre. C’est comme si j’étais en prison. Ma maison ressemble à un bunker », explique-t-il.
Depuis l’attaque sanglante d’Ogossagou, le 23 mars, qui a fait près de 160 victimes selon les autorités, le groupe terroriste du prédicateur Amadou Koufa a promis de venger les habitants de ce village peul. Quant à la milice armée majoritairement dogon Dan Na Ambassagou, qui a été dissoute par le gouvernement au lendemain de ce massacre, elle proférerait également des menaces à l’encontre des administrateurs de l’Etat présents dans le centre. « Nous ne sommes pas non plus épargnés par ces gens-là. Depuis sa dissolution, nous avons des problèmes. Certains pensent que ce sont nous, les locaux, qui avons pris la décision, ou du moins que nous y sommes associés. Comme les populations, nous sommes pris entre deux feux », raconte M. Cissé, pour justifier sa fuite.
Le magistrat assure avoir demandé à plusieurs reprises une garde rapprochée à domicile aux autorités, ces derniers mois. « Ils disent qu’ils manquent d’effectifs. J’essaie de faire du forcing mais ça ne marche pas. Ça commence à être très dur, mais je reste parce que je n’ai pas le choix. Je n’ai pas de porte de sortie ni de possibilité d’aller ailleurs », soupire-t-il, en précisant disposer d’une protection sécuritaire, mais seulement au tribunal et les jours d’audience.
« Plus d’argent dans les caisses de l’Etat »
La sécurité des magistrats était au cœur des revendications des syndicats fin 2018. Pendant plus de cent jours, des centaines d’entre eux ont laissé leur robe noire au placard, déterminés à obtenir davantage de protection et une amélioration de leurs conditions de travail. Finalement, un accord partiel a été trouvé : des éléments ont été envoyés pour sécuriser les juridictions maliennes. Mais les syndicats ont dû céder sur la garde à domicile.
« On l’a demandée, mais les autorités nous ont dit qu’elles n’avaient pas les moyens de sécuriser tous ces gens. 602 magistrats, à l’échelle d’un Etat, ce n’est pas la mer à boire tout de même ! », s’offusque Hady Macky Sall, président du Syndicat libre de la magistrature (Sylma). M. Sall et M. Cissé sont dans l’incompréhension. Tous deux évoquent, choqués, le décès du président du tribunal de Niono, enlevé dans le centre du pays par des hommes armés non identifiés en novembre 2017. « En janvier, le ministère de la justice nous a appelés pour nous dire qu’il était mort », raconte le syndicaliste.... suite de l'article sur Le monde.fr