Politiquel’Ambassadeur d’Allemagne au Mali, S.E Dietrich Becker " Je n’encouragerais pas un Allemand à investir au Mali vu l’état de corruption de la justice "
A deux semaines de la fin de son séjour de quatre années au Mali, l’ambassadeur de la République Fédérale Allemande, Son Excellence Dietrich Becker s’est confié à L’Indépendant. Il évoque la coopération entre nos deux pays, notamment au plan sécuritaire, l’apport de l’Allemagne au développement du Mali et livre son analyse de la mise en œuvre de l’accord pour la paix et la réconciliation signé le 20 juin 2015. Il ne cache pas non plus sa déception, notamment par rapport à la corruption qui dévaste le système judiciaire et n’est pas de nature à motiver les investisseurs, surtout ceux de son pays.
L’Indépendant : L’Allemagne est le premier pays à reconnaitre l’indépendance du Mali proclamée le 22 septembre 1960. Quel est l’état de la coopération entre les deux Etats aujourd’hui ?
Dietrich Becker : Je pense que la coopération entre le Mali et l’Allemagne s’est élargie au fil du temps, surtout après la crise de 2012. Même si elle est axée essentiellement sur le domaine économique, elle intègre désormais le domaine sécuritaire. Un contingent de 700 soldats allemands appuie la MINUSMA. Un autre au sein de l’EUTM participe à la formation de l’armée malienne afin qu’à l’avenir elle puisse sécuriser le pays et préserver sa souveraineté. Je peux vous assurer que l’Allemagne a bien compris que le Mali a besoin de son soutien pour sortir de la crise.
L’Indép : Cet intérêt sécuritaire a-t-il des motivations particulières ?
D.B :Ce n’est pas seulement l’Allemagne qui soutient le Mali dans cette épreuve. Le monde entier a compris qu’il faut soutenir les pays qui sont dans la bande sahélo-saharienne. Je voudrais souligner aussi l’engagement de nos amis Canadiens, les Britanniques, sans oublier la France et l’UE. Mais je peux dire que l’Allemagne a des liens affectueux et amicaux avec le Mali, qui datent de l’Indépendance. Je suis sûr que tous les Allemands, qui sont venus ici, en ont gardé un très bon souvenir, parce que les Maliens sont un peuple très gentil, très hospitalier.
L’Indép :Les Maliens voudraient bien voir l’armée allemande aux côtés des militaires français de l’Opération Barkhane dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. A quand votre intervention dans ce domaine spécifique?
D.B : D’abord, il faut comprendre que les Allemands n’aiment pas envoyer des soldats à l’extérieur du pays. Nous ne voudrons pas donner l’impression qu’il y a une façon de régler les problèmes du monde par des interventions militaires. Nous voulons entretenir le sentiment pacifique de la population allemande et tout mandat pour l’envoi de soldats à l’extérieur doit se faire après décision de notre Bundestag (Parlement allemand).
Ici au Mali, nous avons jugé qu’il faut une solidarité avec le peuple malien dans sa lutte contre l’extrémisme, le terrorisme. Sur ce point, il y a des soutiens pour entrainer l’armée malienne, tout en préservant sa souveraineté. Nous offrons une assistance à la République souveraine du Mali par l’entrainement de ses forces de sécurité, c’est la même chose que ce que fait l’EUCAP Sahel.
Par contre, la MINUSMA a d’autres tâches : elle est présente pour stabiliser le pays et protéger la population civile. En général, ces tâches reviennent aussi aux forces de l’ordre du Mali. Nous, nous pouvons seulement les assister. La lutte contre le terrorisme c’est, selon l’avis de notre gouvernement, le mien et celui des Allemands, moins une question militaire et plus une question de police et de la gendarmerie.
C’est vrai que, vu l’ampleur du terrorisme au Mali, il fallait impliquer les militaires mais c’était à la Police et à la Gendarmerie de gérer cette lutte.
Nous ne sommes pas capables de tout faire, mais nous sommes heureux que l’Allemagne puisse former, à côté de l’EUTM, l’armée malienne
L’Indép :Aujourd’hui, dans le domaine sécuritaire au Mali et dans le Sahel, c’est surtout le soutien à l’opérationnalisation de la Force conjointe du G5 sahel qui est souhaité. Que fait l’Allemagne sur ce plan ?
D.B : L’Allemagne s’est engagée à travers l’UE à financer la force G5 sahel. Il faut aussi se poser la question à savoir ce qu’ont fait les Etats membres du G5 sahel ? Est-ce qu’il y a tout l’engagement nécessaire de leur part ? Sachez que cette force n’est pas la seule solution aux problèmes du Mali. Elle doit sécuriser les fuseaux aux alentours des frontières mais elle n’a pas la tâche de sécuriser le Centre du Mali, qui reste le combat des FAMAs ainsi que de la Gendarmerie et de la Police
L’Indép :Le Centre du Mali, parlons-en, est de nos jours considéré comme l’épicentre de l’insécurité marquée par le massacre de centaines de civils et un drame humanitaire. Que compte faire l’Allemagne pour renforcer la présence des autorités sur cette partie du territoire malien ?
D.B :Le problème au Centre n’est pas seulement le résultat de l’influence du terrorisme, c’est aussi parce qu’il n’a pas été traité à la souche. Nous avons trop parlé du problème du nord et nous avons oublié qu’il y a des problèmes dans les autres coins du Mali, qui sont le Centre et le chômage. Je pense que celui qui exploite cette situation au centre et qui empêche la mise en œuvre de l’Accord de paix fait le jeu des terroristes.
A mon avis, il ne faut pas se concentrer sur le nord uniquement. Il faut voir les vraies raisons de cette crise au Centre du Mali. Il faut aussi parler des questions économiques et de l’accès aux ressources naturelles. Il faut développer le pays, pas seulement dans le secteur de la Sécurité mais également de l’Economie, créer des emplois, surtout pour la jeunesse et, pour cela, il faut d’abord lutter contre la corruption pour que les investisseurs voient la possibilité de travailler au Mali et réduire ainsi le chômage.
Il faut pour le Centre une transformation de l’Elevage traditionnel en Elevage moderne. Il faut aussi développer le secteur agro-industriel et les investisseurs sont nécessaires pour cela. Ce n’est pas le rôle de l’Etat, mais l’Etat doit créer les conditions pour les investisseurs. Ici, à Bamako, il y a certes de l’insécurité, mais il y a trop de corruption et la justice malienne est déplorable.
Après quatre ans passés au Mali, j’ai beaucoup changé. Au début, je pensais que notre tâche était la sécurité et la stabilisation du pays grâce aux forces armées, la gendarmerie et la police. Maintenant, je pense que les questions économiques sont plus importantes et que ce n’est pas seulement le Nord et le Centre du Mali qui sont en crise, mais le Sud aussi et surtout la capitale.
Il y a une croissance de la population dans la ville et un taux de chômage dangereux pour la stabilité de la cohésion sociale et la démocratie malienne.
L’Indép : L’autre aspect qui interroge aujourd’hui de nombreux Maliens, c’est l’accélération de la mise en œuvre de l’Accord issu du processus d’Alger. Là encore, un grand retard est constaté. Avez-vous prévu un appui pour aider le Mali à mettre rapidement en œuvre les dispositions prévues par ce document ?
B.D :Je crois que c’est le moment d’exprimer ma frustration après quatre années passées au Mali. J’ai l’impression que l’on parle trop des questions de la mise en œuvre de l’Accord d’Alger et l’on a oublié les problèmes qui existent ailleurs. Je suis frustré quand j’observe la classe politique, les groupes armés au nord, qui font trainer la mise en œuvre de l’Accord de paix. Et, sur cette question, je suis d’accord avec le président de la République dans son interview avec Jeune Afrique. Il faut vraiment accélérer la mise en œuvre de cet accord de paix.
Je constate aussi beaucoup de discussions autour de la relecture de la Constitution. Nous avons déjà vu des projets allant en ce sens en 2017 et je n’étais pas du tout content de la gestion qui en a découlé. Je pense que l’on a perdu beaucoup de temps. Aujourd’hui, il y a un second projet de révision de la Constitution et je crois que c’est l’heure d’entamer les vraies discussions autour de ce projet sur la base des textes et d’engager un dialogue constructif. Je suis frustré parce qu’il y a toujours des discussions autour d’un processus, sans aucune continuité.
C’est la même chose avec le processus du DDR et les autres questions où les groupes armés du nord trainent les pas. Quelques fois, on dirait qu’ils sont contents d’être dans un processus qui va se prolonger et mettre en mauvais état la mise en œuvre de l’Accord d’Alger
L’Indép :Votre pays n’a-t-il pas finalement sacrifié l’aide au développement au profit de l’appui sécuritaire ?
D.B : Nous avons doublé nos engagements avec d’autres coopérations traditionnelles. Par exemple, dans la région de Gao, nous sommes en train de développer des projets dans l’irrigation de proximité, dans le domaine de l’élevage et dans la culture malienne aussi. Au sujet de la culture, nous avons initié un projet financé à plus de deux (2) millions d’euros sur trois ans, pour soutenir le développement de la Culture. Il s’agit du projet « Donko Ni Maaya «
L’Indép : On voit peu les investisseurs allemands au Mali Pourquoi ?
B.D :J’aime beaucoup le Mali et je pense que les jeunes Maliens doivent se forger un avenir dans leur propre pays. Malheureusement, à l’heure actuelle, si un investisseur allemand me rend visite dans le but de me demander conseil pour investir au Mali, je me sens obligé de lui répondre : «Non. Ce n’est pas qu’une question de sécurité. Vous serez bien parmi les Maliens, mais vous n’aurez aucune chance de sortir victorieux d’un verdict de la justice malienne. La bureaucratie est trop lourde, l’assiette fiscale est trop petite et se concentre sur le secteur formel. Et, en tant qu’étranger, vous êtes obligé d’investir dans ce secteur qui est étouffé par la corruption, les Impôts».
L’Indép : Quel est le plus beau souvenir que vous garderez du Mali et quel est votre plus mauvais souvenir ?
D.B :Le plus mauvais souvenir, ce sont les réunions, les ateliers qui traînent. A part cela, j’aime le Mali à cause de la gentillesse de ses habitants et je quitte le Mali avec frustration, mais avec beaucoup de tristesse. J’espère que je reviendrai au Mali le plus tôt possible pour me promener dans Bamako comme je l’ai fait il y a 20 ans dans le pays dogon, au bord du fleuve Niger.
Je quitte le Mali après quatre ans de travail, à la fin de ce mois. C’est mon deuxième séjour ici. J’y avais déjà travaillé de 1997 à 1999. On m’a promis que j’allais revenir et c’est ce que j’ai fait et je reviendrai encore une fois
L’Indép :Avez-vous un appel à lancer aux Maliens?
B.D :Il faut commencer à travailler sur les véritables projets de sortie de crise et ne pas seulement se contenter d’en parler. Il faut que la sphère politique et économique comprenne que nous risquons de perdre notre Mali si nous ne commençons pas à travailler ensemble avec des projets plus concrets. Il s’agit de la relecture de la Constitution, l’amélioration du climat de l’investissement, la lutte contre la Corruption, la mise en œuvre de l’Accord de paix en général, y compris la décentralisation.
Personnellement, j’ai plus confiance aux populations dans les campagnes et aux sages dans les villages qu’aux institutions de la République du Mali.