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Joseph Brunet-Jailly, Consultant et enseignant en Sciences Po à Paris : « L’accord d’Alger, organise l’autonomie et l’indépendance des régions du Nord »
Publié le vendredi 23 aout 2019  |  La Dépêche
Joseph
© Autre presse par DR
Joseph Brunet-Jailly
Joseph Brunet-Jailly, Consultant et enseignant en Sciences Po à Paris
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L’accord dit d’Alger que le Gouvernement du Mali, ses amis de la communauté internationale et la foultitude de négociateurs veulent faire entériner, à coups de millions, par les populations à la base et par le MCA n’est plus ni moins qu’une vaste opération de démantèlement en vue d’une recolonisation prochaine, par les puissances d’argent, d’une partie du territoire malien et au-delà de toute la zone sahélo-saharienne. Du fait de la faiblesse notoire de son leadership et de la carence de ses décideurs, les Maliens plus que des spectateurs sont devenus des complices actifs de la disparition de leur pays. Aucune pugnacité à faire valoir ses points d’intérêt, aucune innovation dans l’analyse et surtout aucune référence à quelques cas dans le monde pour servir ce que l’on se propose de
« vendre » aux Maliens…

L’administration IBK est-elle seulement consciente qu’en signant, sans en référer à sa population, qu’il vient de poser le premier acte de la dislocation du pays et que l’autorité centrale disparaissant de fait, huit à dix pays -états vont se superposer, se jalouser puis se combattre, que les communautés vont s’entre-déchirer, que le socle social des terroirs va voler en éclat ?

L’indivisibilité du Mali du fait que l’Accord dit d’Alger « ne s’attaque pas aux racines du mal » risque de ne plus être qu’un lointain souvenir. Cependant, malgré les apparences et les erreurs tactiques, il est encore temps que les Maliens prennent en main leur destin, en toute lucidité, crânement, pour imprimer leur marque à leur pays. Aucun négociateur ne saurait le faire à leur place, aucun parrain, en particulier ceux qui ont nourri et formé la rébellion, ne pourrait décider à leur place. C’est pourquoi, ils doivent se convaincre que » s’il ne faut pas craindre de négocier, il est hors de question de négocier dans la peur… il est hors de question de transformer le Mali en une pâle copie de lui même ».

C’est là tout le sens de l’analyse de Joseph Brunet-Jailly que nous vous proposons.

Les nombreux pays qui se sont montrés solidaires du Mali lors de la réunion de Bruxelles (Conférence des donateurs pour le développement du Mali, 15 mai 2013) et les innombrables institutions nationales ou internationales, publiques ou privées, qui tentent de se donner un rôle dans l’apaisement du conflit, né en 2012 d’une initiative malheureuse du MNLA, devraient se poser la question. Répéter sans se lasser « la paix avant tout !», « la paix avant telle date !», comme le font en chœur beaucoup de Maliens et beaucoup d’étrangers, n’est qu’une façon d’éviter de se poser cette question pourtant essentielle : l’accord d’Alger est-il un bon accord ?

Jusqu’à ces derniers jours, la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA) refusait de parapher cet accord, qui, à son avis, n’a pas pris en compte des éléments essentiels de « ses aspirations » (déclaration finale de la CMA suite aux journées de concertation tenues du 12 au 15 mars 2015 à Kidal, dépêche Reuters du 16 mars). La médiation algérienne a cru pouvoir annoncer que la CMA signerait le 15 avril, mais elle a été démentie. Il apparaîtra ci-dessous que l’accord révèle cependant déjà quelles sont ces « aspirations », qui d’ailleurs ont été redéfinies encore plus clairement pour justifier le refus de parapher, et auxquelles il vient à nouveau d’être fait allusion : la CMA considère que les amendements qu’elle a proposés n’ont pas été pris en considération. Un point de vue bien différent a été énoncé par un journaliste : ce projet d’accord « ne s’attaque pas aux racines du mal » (Yaya Sidibe, Journal 22 septembre, 19 mars 2015).

En effet, la solution des problèmes du Nord du Mali n’est pas seulement au Nord du Mali. Cette solution n’est pas dans un démantèlement du Mali, qui serait la première étape d’une hyper-balkanisation au cœur du Sahel, au moment où la désintégration de toutes les structures sociales est le seul objectif de groupes jihadistes qui s’attaquent à toute l’Afrique, au Nord, à l’Ouest, au Centre et à l’Est. Dans ce contexte, il est évidemment suicidaire, pour le Nord du Mali comme pour le Mali tout entier, d’organiser l’autonomie d’un territoire difficile à contrôler, et sans ressources actuelles.

Or, c’est ce que fait, en évitant les mots pour le dire, le pré-accord d’Alger : il organise l’autonomie d’une vaste région, dont les gouverneurs seraient élus au suffrage universel et disposeraient d’une force de police et de budgets conséquents attendus de l’Etat (40% des ressources de ce dernier) et de l’aide extérieure, d’un organe de développement capable de traiter avec des bailleurs étrangers, d’un droit de regard sur l’exploitation des ressources du sous-sol de son territoire, d’un prélèvement de 20 % sur les ressources tirées de cette exploitation… Du fait de la faiblesse notoire de l’Etat au Mali, ces régions seraient alors de

facto indépendantes : plus précisément, elles seraient dans la main des puissances étrangères – Etats, multinationales ou groupes privés armés – qui trouveront intérêt à les coloniser par leurs subsides ou par leurs troupes.

Ce n’est pas en découpant le territoire en vastes régions placées sous la bannière d’« une réalité socio-culturelle, mémorielle et symbolique » (art. 5) ne concernant en fait qu’une infime minorité qu’on favorisera l’adhésion d’une population bigarrée à un projet de vivre-ensemble. La CMA a précisé ses aspirations sur ce point depuis le 16 mars 2015 : l’accord devrait reconnaître l’ensemble des « régions de Gao, Tombouctou, Kidal, Ménaka et Taoudéni » comme une « entité géographique, politique et juridique » (« Points essentiels à introduire dans le projet d’accord produit par la médiation »). « Le point crucial qui constitue l’épine dorsale des aspirations légitimes du pays de l’Azawad, c’est la réalité du statut politique et juridique de l’Azawad, et ce statut est complètement ignoré dans les documents, alors que ce statut politique demeure le nerf de notre lutte et de notre combat depuis toujours », a déclaré tout récemment Moussa Ag Attaher, porte-parole du MNLA (Maliweb, 11 avril 2015).

Pourtant, dans la situation concrète du Mali dans son ensemble et du Nord du Mali en particulier, il n’a pas suffi de donner plus de pouvoirs aux collectivités territoriales (art. 6) pour rapprocher la décision des populations. Un effort en ce sens a été tenté au Mali dans les années 1990 (1), il a été abandonné dans la décennie suivante : les administrations centrales ont repris tous les pouvoirs, et à la base la démocratie a été réduite au temps électoral, un temps de discours, de fêtes villageoises et de cadeaux, d’achat des voix. Tous les observateurs ont déjà pu mesurer combien les collectivités territoriales manquent de cadres, et celles du Nord – dont les élites ont été notoirement hostiles à « l’école des Blancs » – tout particulièrement. Et les cadres politiques sont préoccupés non pas d’étendre la pratique démocratique, mais de pérenniser leurs positions de pouvoir et d’en tirer tous les avantages. La structure de la société au Nord rend toute évolution encore plus difficile qu’au Sud. L’accord ne contient aucune disposition qui puisse laisser espérer une revitalisation effective des processus de décentralisation et de démocratisation.

L’élection au suffrage universel direct du Président de la Région, qui serait également chef de l’exécutif et de l’administration de la région (art. 6), signifie clairement le démantèlement de l’Etat : il faut être ministre de l’actuel gouvernement pour déclarer sans rire que l’Etat exercera sa tutelle, et que l’unité nationale sera garantie de cette façon. L’ouverture du Haut Conseil des collectivités aux représentants des notabilités traditionnelles, aux femmes et aux jeunes (art. 6) ne peut être justifiée que par l’échec de la représentation de la population par ses députés. Cet échec est évident, mais empiler les institutions ne rendra le processus de décision que plus complexe et plus inefficace en diluant à l’infini les responsabilités : on n’y gagnera que quelques sinécures supplémentaires. Il vaudrait mieux supprimer les institutions qui se sont avérées inopérantes, donc concevoir une nouvelle structure institutionnelle. Quant au souci de donner du poids aux notabilités traditionnelles, il s’interprète sans difficulté : il ne s’agit pas de favoriser la participation de la population, il s’agit de renforcer le pouvoir de ses petits chefs traditionnels. Aucun effort n’a été fait au cours des négociations pour imaginer une nouvelle représentation de la population et une nouvelle répartition des pouvoirs de décision, alors que l’un des problèmes dont souffre le Mali est bel et bien là.

Comme le bilan de la démocratisation de la vie politique n’a été fait ni au Mali dans son ensemble, ni dans ses régions du Nord, les obstacles réels à surmonter n’ont pas été identifiés. Bien au contraire, les parties à l’accord sollicitent du gouvernement « la prise des mesures pour permettre l’appropriation au niveau local des nouveaux outils démocratiques convenus dans l’Accord, notamment à travers l’actualisation des listes électorales, l’encouragement à

l’enrôlement et à la participation aux élections locales, et l’accompagnement de la création des institutions et procédures nouvelles » (article 60). Cela signifie en réalité que les parties à l’Accord se sont entendues pour que la vie politique suive son cours ancien, celui d’une démocratie de pure façade, qui a conduit le pays à la situation catastrophique où il se trouve.

Comme le bilan du désastre éducatif n’a pas été fait, les mesures citées dans l’annexe 3 laissent entendre, elles aussi, qu’il suffit de continuer comme avant : construire des locaux, donner plus d’avantages aux maîtres, développer les cantines scolaires… Les parties n’ont donc examiné aucune idée nouvelle susceptible de transformer le système d’assistance sociale qu’est actuellement l’éducation au Mali en un système de formation capable de doter la jeunesse de capacités à comprendre le monde dans lequel elle vit et de le transformer.

Les propositions en matière de santé, d’hydraulique, et de relance de l’économie locale sont tout aussi creuses, et l’annexe 3 reprend les mêmes thèmes que les documents fournis aux bailleurs (les fameux Cadres Stratégiques pour la Croissance et la Réduction de la Pauvreté, exigés par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, sur lesquels s’alignent les bailleurs bilatéraux ; ou le Programme de relance durable, présenté par le Mali à la réunion de Bruxelles). Les parties n’ont pas un projet de société, elles veulent seulement obtenir des financements pour continuer les errements du passé, sur le modèle de l’accord de Bruxelles qui n’a réglé aucun problème.

S’il est parfaitement justifié qu’on se préoccupe‐ de définir une « stratégie spécifique de développement […] adaptée aux réalités socio culturelles et géographiques ainsi qu’aux conditions climatiques » (art. 31), cela vaut pour chacune des grandes régions géographiques du Mali, et ne justifie pas une solution particulière pour les régions du Nord (la création d’une zone de développement, art. 33 et 34).

La possibilité donnée aux régions de lever des impôts adaptés à leur structure économique et à leurs objectifs de développement (art. 13) confirme le projet de démanteler l’Etat, dont l’une des fonctions essentielle est précisément la redistribution d’une partie des richesses entre les collectivités territoriales, notamment par le biais de la fiscalité. Donner aux régions le droit de lever des impôts, c’est favoriser leur égoïsme et donc inévitablement leur développement inégal. Ceux qui ont pris les armes contre leur pays ont prétendu que c’était contre le développement inégal qu’ils entreprenaient de lutter, mais ils ont oublié cet argument lorsqu’ils se sont trouvés à la table des négociations.

Réserver la majorité des recrutements dans la fonction publique territoriale à des ressortissants de la région considérée (art. 6 dernier tiret), c’est non seulement enfermer dans sa médiocrité l’administration des régions dont la jeunesse est le plus mal formée, mais encore, par un nouveau moyen, contribuer au démantèlement de l’Etat. L’Etat a besoin d’agents disposés à le servir dans toutes ses régions comme si elles n’en faisaient qu’une. Revendiquer un quota pour les ressortissants d’une région particulière dans « les Départements de souveraineté, les grands services de l’Etat, les représentations diplomatiques et les organisations internationales » (cf.

« Points essentiels à introduire dans le projet d’accord produit par la médiation »), c’est chercher à placer ses amis et connaissances, ce n’est pas le moyen d’obtenir « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » pour le pays.

La promotion des langues et écritures locales, comme toute adaptation de l’enseignement de base aux réalités socioculturelles locales, doivent être mises en balance avec les objectifs de solidarité nationale et panafricaine, et par exemple avec les efforts de longue portée entrepris en Afrique de l’Est pour doter les collectivités d’une langue, le kiswahili, qui devienne la langue nationale et qui soit en même temps langue de communication entre plusieurs pays et peuples d’Afrique. Sur ce point encore, le pré-accord d’Alger prépare l’hyper-balkanisation de l’Afrique de l’Ouest au lieu de s’inspirer d’une vision d’avenir à l’échelle des défis de l’heure.

Il est très insuffisant, si l’on veut s’attaquer aux causes réelles des problèmes qui ont amené le Mali dans la situation dramatique où il se trouve, de se contenter d’un « engagement à mettre en œuvre une réforme profonde de la Justice pour la rapprocher du justiciable, améliorer ses performances, mettre fin à l’impunité et intégrer les dispositifs traditionnels et coutumiers » (art.

46) : non seulement parce que des modalités pratiques très précises devraient être définies, mais encore parce que la solution envisagée est bancale, les « dispositifs traditionnels et coutumiers » (il s’agit des cadis et des chefferies traditionnelles) ne pouvant que renforcer le caractère autoritaire de l’organisation sociale au lieu de favoriser sa démocratisation.

Les dispositions de l’accord en matière de sécurité et de défense ne paraissent pas mieux élaborées. Il est question, à l’article 23, de la « nécessité d’entreprendre, en profondeur, une Réforme du secteur de la sécurité (RSS) ». Un Conseil National pour la Réforme du secteur de la sécurité devrait être créé « en vue d’entreprendre une réflexion approfondie sur une nouvelle vision nationale de la sécurité et de la défense » et de proposer « des mécanismes novateurs en ce qui concerne les nominations aux postes dans les grands commandements et services » (article 26). Mais alors que rien n’est dit dans l’accord de la composition de ce conseil, l’annexe précise : « Dans les 60 jours suivant la signature de l’accord, le décret portant création du Conseil National pour la RSS sera révisé afin d’accroitre la représentation des mouvements signataires de l’accord et des différentes communautés et de convenir des réformes et du plan de mise en œuvre. » (Annexe 2 : Défense et sécurité, point V.a.). Et, depuis le 16 mars, dans ses
« Points essentiels à introduire dans le projet d’accord produit par la médiation », la CMA

revendique, pour les forces de sécurité et de défense, qu’elles comptent 80 % de ressortissants de la région, y compris dans les postes de commandement, et elle se réserve non seulement l’établissement de la liste des combattants mais encore la détermination de leurs grades. L’essentiel est donc de faire la meilleure place aux rebelles dans l’armée nationale, alors que le problème de fond serait de reconstituer une armée nationale digne de ce nom et capable de faire obstacle aux djihadistes qui infestent le Sahel.

Les observations qui précèdent ne sont pas toutes nouvelles. Plusieurs organisations de la société civile et partis politique ont exprimé des critiques similaires dès le mois de novembre 2014. Récemment, ces critiques ont été reprises et développées notamment par le Collectif des ressortissants du Nord (COREN), par le parti de l’ancien Premier Ministre Modibo Sidibe, par le parti de l’ancien Premier Ministre Soumana Sacko, et encore par un ensemble de formations politiques regroupées dans l’Opposition Républicaine et Démocratique à la suite de la table ronde du 19 mars 2015. Elles montrent en particulier que s’il « n’est question ni d’autonomie ni fédéralisme dans l’accord », comme le martèle le Ministre Mohamed Ali Bathily dans les meetings qu’il organise actuellement, c’est qu’on a soigneusement évité les mots pour mieux organiser la chose. Elles soulignent l’absence dramatique de toute vision refondatrice des

institutions et de leur fonctionnement concret. Elles appellent le Mali à reprendre le contrôle du processus de sortie de crise et à s’engager sur le chemin d’un véritable dialogue inter-malien. La presse a d’ailleurs souligné que les délégations se sont très rarement rencontrées face à face, pour privilégier les discussions entre chaque partie et la médiation. Les idées qui sont dans l’accord sont donc celles de la médiation, qui a le souci d’éviter les mots qui fâchent, de proposer ce qui peut être massivement financé par l’aide internationale, et par là d’offrir des opportunités personnelles intéressantes à beaucoup de rebelles.

Il va de soi toutefois que la responsabilité des négociateurs maliens est lourdement engagée. Evidemment, chacun sait que le gouvernement du Mali était dans une position de grande faiblesse au début des négociations. Mais rien ne l’obligeait à se contenter de dire et répéter que la solution des problèmes du Nord était « dans un approfondissement de la décentralisation » : personne ne pouvait savoir mieux que lui à quel point l’expérience de la décentralisation avait tourné court au Mali. La négociation a commencé et s’est poursuivie sans que gouvernement mette jamais sur la table des propositions précises de réforme des institutions, et plus largement même une vision pour le Mali revenu à la paix. Ni le personnel politique du Mali ni ses élites n’ont été mis à contribution pour réfléchir sur les causes réelles de la crise du Nord et de l’effondrement de l’Etat, et pour imaginer, sur cette base, des modalités de sortie de crise et des perspectives de développement susceptibles de recevoir l’adhésion des populations du Nord et des populations du Sud. Et ce sont des manœuvres bassement partisanes qui ont abouti à la nomination des délégués envoyés à Alger, et qui ont entravé leur liberté de pensée et d’intervention dans les débats.

Il va de soi tout autant que la responsabilité de la médiation et celle de ses nombreux parrains est également engagée. Qui a décidé que certains groupes armés étaient des interlocuteurs acceptables, et d’autres non ? Qui a favorisé la réimplantation du MNLA à Kidal, alors qu’il en avait été chassé en 2012 par les jihadistes qui se sont joué de lui ? Qui, de l’étranger, a soutenu ces interlocuteurs, les a hébergés, les a formés à la négociation, les a aidés à préparer des argumentaires et des tactiques de négociation ? Comment a-t-on pu leur faire confiance après la dramatique erreur de jugement qu’ils ont commise en ignorant que, prenant les armes contre leur pays, ils ouvraient la porte à des jihadistes bien plus puissants qu’eux ? Certes, ils ont servi de supplétifs à l’opération Serval, mais leur courte vue n’aurait pas dû être si vite oubliée. Et leurs capacités tactiques ne sont pas meilleures. Comme l’écrit un analyste très averti de la scène malienne, aujourd’hui « le MNLA et ses alliés paient en fait une énorme faute tactique : ils s’étaient mépris sur l’importance d’Alger V et n’avaient pas correctement interprété les signaux que leur avait fait parvenir la Médiation. Signaux qui leur indiquaient que cette réunion était celle de l’effort final, celle au cours de laquelle devaient être mis sur la table et discutés les derniers compromis ». (G. Drabo, L’Essor, 17 mars 2015).

La responsabilité de la médiation et de ses parrains est également engagée dans le calendrier des négociations. Ils ont rapidement pu remarquer que les parties n’étaient pas prêtes à aborder les vrais problèmes, et se préoccupaient essentiellement « d’acheter la paix » en prévoyant des espèces sonnantes et trébuchantes tant pour les collectivités territoriales que pour les chefs traditionnels, notables, et cadis, sans oublier les hommes qui ont pris les armes et leurs chefs. Au lieu de laisser mûrir la discussion, ils ont fixé des délais rapprochés, qui n’étaient compatibles qu’avec un travail très superficiel. La France, dont l’armée avait parfaitement préparé

l’intervention militaire de 2012, s’est retrouvée, immédiatement après le succès de Serval, sans stratégie politique : les capacités d’analyse du Ministère des affaires étrangères se sont avérées extrêmement réduites, et l’on a commencé à naviguer à vue. On en est toujours là, hélas !

Et donc, après huit mois de négociations, le Mali se retrouve « gros jean comme devant. » Pire, il découvre aujourd’hui que les interlocuteurs qu’il s’est choisis, sous l’égide de la médiation algérienne et de nombreux parrains aux intérêts divergents, ne sont pas ceux qui décident ; et que celui qui leur interdit de signer est un intermédiaire toujours utile à divers groupes armés, à l’Algérie, à la France… et au Mali lui-même, Iyad Ag Ghaly, adossé à AQMI.

Tout en intitulant un récent éditorial « Sans négociation, quelle solution ? », Adam Thiam, éditorialiste de grand talent, reconnaît qu’aujourd’hui, à nouveau, « Kidal se mobilise » (Le Républicain, 20 mars 2015). Un de ses confères est plus explicite après avoir interviewé un responsable de la CMA à propos de l’éventualité d’une action militaire contre elle dans l’Adrar des Ifoghas : « Si on ne respecte pas nos propositions et qu’on veut nous combattre militairement, nous allons faire appel à nos frères berbères de la Libye, de l’Algérie et partout où se trouve notre communauté » (Alpha Mahamane Cissé, L’indicateur du Renouveau, 20 mars 2015). En attendant, les groupes armés se multiplient, les factions s’organisent, l’insécurité gangrène le pays.

Les négociateurs d’Alger ont cherché à biaiser avec les faits pour obtenir « la paix à tout prix dans le plus bref délai » en échange de grands moyens qui seraient fournis par l’aide internationale. Mais aucune perspective novatrice n’a été dégagée, qui aurait été susceptible de rétablir la paix et de favoriser le développement du Nord du Mali. Aucun problème de fond ne sera résolu par cet accord : ni celui du fonctionnement des institutions, ni celui du chômage massif de jeunes qui sortent su système scolaire sans aucun niveau de connaissances, ni celui du développement spécifique des régions du Nord, ni celui de la redistribution des richesses nationales, ni celui de l’emprise de la religion sur la vie politique, ni celui de la corruption de la justice, ni celui de la faiblesse insigne de l’armée nationale, ni celui de la drogue…. Si elles ne

continuent pas immédiatement, la crise politique et la guerre, un temps gelées en immobilisme politique et insécurité rampante, devraient donc, hélas, reprendre à brève échéance, et le nombre de leurs victimes augmenter encore, tant que ceux qui prétendent parler au nom de la population ne prendront pas collectivement et soudainement conscience –ce sera une révolution– du fait que le Mali fait face à des difficultés très profondes, et que l’intérêt public doit s’imposer et réguler la course aux prébendes.

PAR JOSEPH BRUNET-JAILLY
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