Six ans après l'enlèvement et l'assassinat au Mali des journalistes Ghislaine Dupont et Claude Verlon, leurs proches s'interrogent : trop d'incohérences, beaucoup de questions sans réponses, de zones d'ombre sur le rôle des services secrets français, notamment. Les familles se demandent si ces services ne cherchent pas à couvrir une erreur d'appréciation qu'ils auraient pu commettre.
"Silences et mensonges"
Ghislaine Dupont et Claude Verlon, reporters aguerris de RFI, ont été kidnappés le 2 novembre 2013, vers 13 heures, en plein Kidal, au Mali. Ces journalistes, fins connaisseurs de l’Afrique, venaient de boucler l’interview d’une figure de la rébellion dans cette vaste zone de l’Azawad, lorsqu’ils ont été menacés par quatre hommes armés. Leurs corps sans vie, criblés de balle, ont été découverts à 12 kilomètres de là, près d’un pick-up abandonné.
La mort des otages n’était vraisemblablement pas planifiée par leurs ravisseurs, selon les enquêteurs français. Les journalistes devaient être conduits dans le désert où ils auraient été vendus à une katiba – un bataillon – affiliée à Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Depuis plusieurs années, l’organisation terroriste vit du "business" des otages et des rançons versées par des pays occidentaux pour récupérer leurs ressortissants.
Mais le plan des ravisseurs de Ghislaine Dupont et de Claude Verlon aurait échoué. Leur véhicule serait tombé en panne à la sortie de Kidal. Pris de panique, ils auraient alors décidé d’éliminer les otages avant de prendre la fuite à pied, toujours selon les enquêteurs. Aqmi, dans son communiqué de revendication, aurait préféré évoquer un acte politique visant François Hollande et son intervention militaire dans le Sahel, l’opération antiterroriste Serval, lancée quelques mois plus tôt. Une revendication censée permettre à l’organisation terroriste de ne pas perdre la face.
Dans cette affaire, "tout doit être connu", avait déclaré l'ancien président de la République François Hollande qui, à plusieurs reprises, a rencontré les proches des journalistes assassinés. Mais six ans après le drame, les victimes ne se satisfont plus de la compassion des responsables publics, aussi sincère soit-elle. On leur avait promis la vérité, elle tarde à éclater. "Cela fait six ans qu’on se heurte soit au silence, soit aux mensonges des autorités", fulmine Pierre-Yves Schneider, représentant de l’association Les amis de Ghislaine Dupont et de Claude Verlon. Lui estime qu’il existe de leur part "une réelle volonté de ne pas dire la vérité".
Le suspect n°1 avait été "débriefé" par les services français
L’enquête des juges français a permis d’établir un fait troublant : le chef du commando qui aurait enlevé et tué les deux journalistes était parfaitement connu des agents du renseignement français présents à Kidal. Rappelons qu'en 2013, au Nord-Mali, les forces françaises sont partout. Des centaines d’hommes de la force Serval patrouillent dans cette zone troublée, au côté de la Minusma, la mission des Nations unies pour le Mali.
Depuis plusieurs années déjà, les agents français de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) collectent sur place du renseignement sur les différents groupes armés opérant dans la zone sahélo-saharienne. C’est d’ailleurs une note confidentielle de la DGSE, dont les juges ont obtenu la déclassification, qui nous apprend que le propriétaire du véhicule ayant servi à enlever Ghislaine Dupont et Claude Verlon était dans les radars des espions français.
Le propriétaire du pick-up, suspect n°1 du double meurtre, s’appelle Baye ag Bakabo. Ancien délinquant, voleur de voitures, il avait pris les armes en 2012. Avant de rentrer à Kidal en se présentant comme un repenti. En mars 2013, l’homme est auditionné, "débriefé" par les agents de la DGSE. L’entretien fait l’objet d’un rapport confidentiel, que nous avons pu consulter, dont voici un extrait :
"Nous avons demandé à Baye ag Bakabo de venir parler avec les forces françaises, en lien avec l'officier traitant de la DGSE. [… ] Lors de l'audition, Baye ag Bakabo a déclaré qu'il avait suivi six mois d'entraînement à l'armement léger et au combat, lors de son entrée dans le mouvement djihadiste. Il a ajouté qu'il avait quitté le mouvement avec son arme, une kalachnikov, qu'il détenait toujours chez lui en date du 9 mars 2013 […]. La source est repartie à bord d'un véhicule pick-up Toyota de couleur sable."
C’est ce même pick-up de "couleur sable" qui aurait servi, quelques mois plus tard, à l’enlèvement de Claude Verlon et de Ghislaine Dupont. Baye ag Bakabo était donc connu des services de renseignement français, dans cette ville cernée par les militaires. Lorsqu’ils l’ont appris, les familles des victimes sont entrées dans une colère noire. "Comment quelqu'un qui est identifié et suivi des services peut-il commettre un rapt et un assassinat, en plein Kidal et en plein jour ?", s’interroge Apolline Verlon-Raizon, la fille de Claude Verlon. "Cet homme a réussi à passer entre tous les postes de sécurité ! Comment est-ce possible ?"
Les proches des journalistes tués au Mali se demandent même si ce suspect, Baye ag Bakabo, n’était pas devenu une source, un "indic", des services français. D’ailleurs, dans le même rapport, une phrase rédigée par les espions français sème le trouble : "Nous lui avons a demandé si une deuxième entrevue était envisageable, ce à quoi l'intéressé a acquiescé."
"L’armée ne peut pas assumer publiquement"
Baye ag Bakabo a-t-il travaillé pour les Français ? Si c'était le cas, il ne serait pas le premier jihadiste, plus ou moins repenti, à avoir collaboré avec nos services de renseignement. En 2013, lorsque l’armée française se déploie au Mali, elle recrute des informateurs. L’objectif est double : obtenir des éléments sur les combattants liés à Aqmi et des renseignements sur les otages français qu’ils détiennent.
Cependant, si l’armée et la DGSE ont pu essayer de "retourner" des hommes liés aux organisations terroristes, elles auront du mal à le reconnaître publiquement. "Comment assumer le fait que ces criminels ont, à un moment donné, été en contact avec les services ou l'armée française, voire ont été considérés comme pouvant être utiles, voire encore ont été rémunérés ?", s’interroge le journaliste Thomas Hofnung, auteur de Nos chers espions en Afrique (avec Antoine Glaser, Fayard, 2018). "C'est difficile à assumer publiquement pour un État quand ça se termine par un double assassinat de manière aussi cruelle et terrible."
Un "accrochage avec Serval" ?
À la lecture des documents que le ministère de la Défense a consenti à déclassifier, se posent d’autres questions. Elles concernent en premier lieu le rôle joué par les militaires français le jour du double meurtre, à Kidal. Selon plusieurs témoins qui ont assisté à la scène, il était tout juste 13h lorsque Ghislaine Dupont et Claude Verlon ont été enlevés par quatre ravisseurs. L’alerte a été donnée immédiatement. D’après des rapports que nous avons consultés, les Casques bleus de la Minusma sont les premiers à se lancer sur la trace des preneurs d’otages. À sept kilomètres de la sortie de Kidal, l’armée française prend le relais. À 14h25, les Français auraient alors retrouvé le pick-up abandonné. Et à 14h50, soit près de deux heures après l’enlèvement, le décès des deux journalistes de RFI est constaté.
Les autorités françaises sont formelles : la force Serval est arrivée après le drame et les militaires n’ont jamais eu de contact, même visuel, avec les preneurs d’otages. "Le pick-up était arrêté en plein désert, explique à l’époque le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius. La voiture était fermée, le Neiman était mis. Aucune trace d'impact sur la carrosserie, ce qui veut dire qu'il n'y a pas eu d'échange, de combat."
Pourtant, certains témoignages recueillis par la justice font état d’un "accrochage" avec des soldats. Comme celui de Fawaz Ould Ahmed, un Mauritanien d'Aqmi. Interrogé en juin 2016 par la police malienne, il a confirmé que la katiba Al Ansar et son émir Abdelkrim le Touareg étaient bien derrière l'enlèvement des journalistes. Mais, selon lui, le plan d'Aqmi n'était pas du tuer les deux Français. "Je sais que leur enlèvement a été organisé par Abdelkrim. Mais lorsque ses hommes ont voulu revenir avec les deux journalistes dans leur camp, leur voiture est tombée en panne", explique-t-il sur procès-verbal. "C'est à ce moment-là qu'il y a eu accrochage avec Serval. Les hommes d'Abdelkrim s'en sont sortis. Mais pour la mort des deux journalistes, je ne sais pas ce qui s'est passé..."
Le scénario d'une poursuite est aussi évoqué dans un rapport des Nations unies que nous nous sommes procuré : "La poursuite – aérienne et terrestre – menée par Serval a pu empêcher une fuite facile des ravisseurs vers la frontière. Cela a pu les conduire à prendre la décision d’éliminer les journalistes car ceux-ci n’étaient plus adaptés en tant qu’otages."
Dans ce rapport, les fonctionnaires de l’ONU évoquent l’hypothèse – ce n’est qu’une hypothèse – d’une poursuite aérienne des preneurs d’otages. Plusieurs témoins, habitants de Kidal, interrogés par des médias français, avaient aussi évoqué la présence d'un hélicoptère français au-dessus de Kidal au moment du drame. Ce que l'armée a toujours démenti.
Les forces spéciales aux trousses des ravisseurs ?
En juillet 2019, des révélations du service Afrique de RFI ont ébranlé un peu plus la version des autorités françaises. Selon un ancien haut gradé de la Minusma engagé ce jour-là que nos confrères ont pu interroger, les forces spéciales françaises ont participé aux opérations de recherche des otages. Leur présence n'avait, jusqu'alors, jamais été évoquée. "Ce témoin nous a expliqué que les véhicules français qui avaient pris le relais des véhicules onusiens [sur la trace des preneurs d'otages, à la sortie de Kidal] étaient des véhicules légers. Il y avait trois hommes et une mitrailleuse 12.7 par véhicule, raconte David Baché, journaliste à RFI. Cela correspond aux engins utilisés par les forces spéciales. Et ça ne correspond pas du tout à la description de la colonne de six blindés qui, selon la version officielle de l'armée française, aurait découvert les corps."
Fidèle à sa réputation de "grande muette", l'armée n'a pas fait de commentaire après les révélations de RFI. Cette culture du secret, même les services de l'ONU s'y sont heurtés dans cette affaire. Dans un rapport sur la mort des journalistes de RFI, que nous avons pu consulter, les fonctionnaires des Nations unies racontent avoir "essayé de rentrer en contact avec les officiers de liaison de la force Serval. […] Cette tentative est restée vaine, en raison du caractère confidentiel des dossiers militaires, particulièrement ceux qui concernent Serval."
Les juges d'instruction en charge de l'affaire ont, eux, réussi à obtenir la déclassification de centaines de pages d'archives de la direction du renseignement militaire (DRM) et de la DGSE. Malgré tout, les proches des victimes restent insatisfaits. "Dans ces documents, vous avez des paragraphes, voire des pages entières qui manquent ou qui sont barrés ! L'info importante, elle est noircie, se désole Apolline Verlon-Raizon. Et quand on demande au juge si, lui, ne pourrait pas avoir accès à ces informations, on nous répond 'Non, c'est le secret-défense, c'est la loi'."
"On se moque du monde", s'insurge aussi Pierre-Yves Schneider, de l'association Les amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon, partie civile dans cette affaire judiciaire. "Vous avez des pièces versées au dossier qui sont des télégrammes de deux lignes dont on ignore la date et l'origine, et qui sont donc inutilisables."
François Hollande en a-t-il trop dit ?
Les parties civiles ont acquis la certitude qu’il existe aussi des écoutes téléphoniques, des "interceptions", opérées par des services de renseignement étrangers dans le Sahel, qui pourraient éclairer le drame de Kidal. Sur ce point, c'est l'ancien président de la République, François Hollande, qui aurait mis les pieds dans le plat.
Devant des proches des journalistes assassinés, il aurait évoqué l'existence d'une écoute entre l'un des ravisseurs et l'un des donneurs d'ordres. "À plusieurs reprises, il nous a dit qu'il existait une interception datant du lendemain de l'assassinat de Ghislaine et papa et qui dirait : 'Pourquoi vous avez tué la marchandise ?', raconte Apolline Verlon-Raizon. Il l'a dit devant ma mère, devant mon compagnon, devant les amis de Ghislaine… On s'est tous regardés et on lui a dit 'Il faudrait porter ça au dossier'". Selon elle, François Hollande aurait alors acquiescé.
Les proches des victimes ont donc demandé aux juges d'instruction d'auditionner l'ancien chef de l'État comme témoin. Mais, le 11 janvier 2019, sur procès-verbal, il n'a pas confirmé avoir tenu ces propos devant les familles. Nous avons eu accès au contenu de son audition :
• François Hollande : "Ai-je parlé aux journalistes d'une interception ? Je n'en ai pas le souvenir. Ce que j'ai dit en revanche, c'est que nous étions confrontés à un commanditaire qui voulait prendre des otages pour les monnayer. C'est la raison pour laquelle le mot affreux de 'marchandise' a pu être utilisé, car il est juste."
• Question du juge : "Dans ce dossier, avez-vous connaissance de l'existence d'interceptions ?"
• François Hollande : "Je ne peux pas vous répondre précisément. Je ne crois pas."
Les proches de Claude Verlon et de Ghislaine Dupont ont-ils mal compris l'ancien président ou celui-ci a-t-il gaffé ? Sollicité, l'ancien chef de l'État n'a pas souhaité s'exprimer sur une affaire judiciaire toujours en cours. Une attitude qui déçoit la fille de Claude Verlon. "Soit c'est hyper grave de mentir, soit c'est hyper grave d'avoir fait espérer aux familles que cette interception existait. Il est où ce père qui s'est engagé à tout faire pour que l'enquête soit menée à bien ? Je n'ai pas de réponse. On a l'impression d'être abandonnés dans le désert !"
La vérité "confisquée"
Depuis le drame de novembre 2013, plusieurs suspects auraient été tués par l'armée française. Certains auraient trouvé la mort dans des combats, d'autres auraient été éliminés lors d'opérations ciblées. Une réponse militaire, en dehors de tout cadre légal, qui n'est pas satisfaisante pour les parties civiles. "Ces opérations ont un intérêt pour notre nation, parce qu'elles permettent d'éliminer ceux qui sont éminemment dangereux. Mais ces opérations confisquent la vérité et la compréhension", regrette Marie Dosé, avocate de l'association Les amis de Ghislaine Dupont et Claude Verlon. "Quelque part, ces crimes, ils entrent dans l'histoire secrète des services et du renseignement, mais ils n'entrent pas dans notre Histoire."
Pendant que les opérations militaires se poursuivent dans le Sahel, les magistrats du pôle antiterroriste de Paris continuent à instruire ce dossier, six ans après la mort de Ghislaine Dupont et Claude Verlon. Sollicités, les juges n'ont pas souhaité s'exprimer. François Hollande, Jean-Yves Le Drian, le ministère de la Défense, la DGSE et la Minusma n'ont pas non plus donné suite à nos sollicitations.