Phénomène marginal sous la première république, la corruption devient sous le régime militaire un fait ‘’d’amateur’’. C’est du moins l’analyse de notre compatriote Sambou Sisssoko pour qui ce fléau, qui gangrène aujourd’hui l’administration et les milieux d’affaires, est passé avec la démocratie, ‘’du stade de l’artisanat à celui de l’industrialisation’’. Si elle était auparavant le fait exclusivement des élites, à l’heure de la démocratie, la corruption est devenue une pratique largement populaire, un « sport national ». Suivez plutôt son analyse
Qui n’a jamais donné ou perçu le « prix de cola » («worosongo») dans ce pays ?
Dans la Première République, au début des années 60, la corruption semblait être un phénomène assez marginal. Elle n’était point le trait distinctif du régime. Bien au contraire. Le sentiment patriotique était si élevé et la conscience citoyenne si forte que la corruption était synonyme d’infamie. Des individus soupçonnés d’indélicatesses avaient préféré à l’époque, se suicider plutôt que de connaître l’humiliation de la prison pour des faits de corruption.
Mieux, la volonté politique nettement affichée de lutter contre la corruption et l’enrichissement illicite avait conduit le régime à mener des campagnes vigoureuses de lutte contre la corruption suivie de purges au sein de l’appareil administratif et politique d’alors. Il est vrai que les plus hauts responsables de l’époque s’évertuaient à donner l’exemple par leur comportement quotidien dans la gestion des affaires publiques. L’idéal révolutionnaire et la morale socialiste en étaient le fondement.
Le coup d’État de Novembre 1968 porta un coup rude à l’éthique publique. Ce fût la ruée générale vers les coffres forts de l’État, la prise de contrôle des secteurs juteux de l’économie, le parachutage à la tête des entreprises publiques de cadres à la solde du régime. On connaît la suite. Les programmes d’ajustement draconiens imposés par les bailleurs de fonds consécutivement à la gestion calamiteuse de l’économie nationale.
Cependant, au regard de ce qui se passe à l’ère « démocratique », la corruption sous la dictature militaire semble être un fait « d’amateur ». Avec la démocratie, elle est passée du stade de l’artisanat à celui de l’industrialisation. Si elle était auparavant le fait exclusivement des élites, à l’heure de la démocratie, elle est devenue une pratique largement populaire, un « sport national ».
La corruption a aujourd’hui largement gangrené le tissu social, notamment dans sa forme la plus pernicieuse, pudiquement appelée « débrouillardise ». Elle a atteint toutes les catégories sociales, toutes les couches sociales, toutes les classes sociales.
La « petite » corruption, petite en raison du fait qu’elle porte sur des montants peu élevés, est devenue un fait banal, une pratique presque « normale » de nos jours. Elle fait désormais partie des mœurs de la cité. Le « prix de la cola », s’inspirant de la tradition de courtoisie à l’égard des aînés, est devenu un moyen de s’assurer les faveurs de l’administration. Il permet d’accélérer la procédure, d’éviter un rejet, d’obtenir rapidement la signature requise. Parfois, il occasionne des entorses à la règlementation et à la loi, la falsification des dossiers. Son montant varie en fonction de l’importance du service sollicité.
La crise économique et sociale généralisée, les bas revenus, les salaires insuffisants, la quête difficile du pain quotidien ont transformé cette civilité des temps anciens en un moyen d’obtention voire d’extorsion de ressources « complémentaires ». Sa banalisation en a fait une pratique presque anodine. Le « prix de cola » est devenu presque une institution. Point besoin de le réclamer, il est désormais une exigence, un dû. Sa monétarisation de plus en plus accentuée a profondément bouleversé la mentalité des populations. Il s’est désormais inséré dans l’inconscient collectif et certainement pour longtemps.
La petite corruption a radicalement changé la mentalité populaire. La perte du sens des valeurs, la dureté des conditions d’existence, l’effritement de la solidarité familiale, le relâchement des mœurs, ont gravement entamé le crédit moral de la société. Le processus de marchandisation globale a brisé toutes les autres considérations. Tout est devenu vendable et achetable.
Si la petite corruption s’est généralisée, la grande, reste concentrée surtout au niveau des élites. Si la petite corruption concerne des montants peu élevés, la grande fait rêver, au regard de sommes faramineuses en jeu. Si la petite se nourrit de la grande, cette dernière sape les fondements mêmes de l’économie nationale et met, par conséquent, en danger toute la communauté.
Il est établi depuis lors que les secteurs touchés par la grande corruption au Mali couvrent essentiellement la fraude fiscale, la fraude douanière, la spéculation foncière et immobilière, et les marchés publics. Elle implique directement l’appareil d’État et certains opérateurs économiques. Malgré la politique de privatisation des entreprises publiques, l’État reste encore un interlocuteur incontournable sur le plan économique. La faiblesse structurelle de l’économie nationale, le peu d’envergure des capitaux nationaux en termes de capacité d’investissements, le défaut d’esprit d’entreprise de capitaines d’industrie rendent les opérateurs économiques fort peu indépendants des pouvoirs publics. Dans bien de cas, bon nombre d’entre eux servent de « prête-noms » à des décideurs politiques et administratifs embusqués dans les plus hautes sphères de l’État.
La démocratie a, en fait, aggravé la collusion entre le pouvoir politique et les milieux d’affaires. On peut même dire sans risque de se tromper que le système politique sur lequel repose l’appareil d’État est lui-même bâti sur la corruption. Elle est devenue essentielle à la survie du système en place. Elle le nourrit, l’entretient quotidiennement. Politique, État et Corruption sont devenus des « identités remarquables ». Ils forment une trilogie infernale qui semble tout conditionner, tout déterminer dans le Mali « démocratique ».