Les groupes chassés des villes profitent des carences de l’Etat malien pour s’établir dans les villages.
En 2012, à la surprise générale, le Mali a connu sur son sol un éphémère émirat islamique. Tombouctou, Gao et Kidal, les trois grandes cités du nord, étaient administrées par trois groupes jihadistes : Al-Qaeda au Maghreb islamique (Aqmi), Ansar ed-Dine et le Mujao. Le raid spectaculaire de l’armée française pendant l’opération Serval, l’année suivante, les a expulsés des villes : des centaines de jihadistes ont été tués au cours des combats farouches qui se sont déroulés dans les montagnes de l’Adrar des Ifoghas, d’autres se sont évanouis dans les sables du désert. Sept ans plus tard, ceux-là sont revenus en force. Ils ne contrôlent plus de centres urbains, trop exposés à la puissance de feu des militaires français et des Casques bleus de la Mission des Nations unies au Mali (Minusma), mais sont désormais les «maîtres de la brousse», ainsi que les surnomment les villageois. Moins visibles qu’en 2012, mais mieux enracinés localement.
«Ils sont beaucoup plus nombreux, affirme Mathieu Pellerin, de l’International Crisis Group. Dans la plupart des zones rurales qu’ils contrôlent, ils appliquent une gouvernance de l’ombre : ils rendent la justice au nom de la charia, imposent un contre-système en interdisant l’école publique, et délivrent même parfois des services, comme l’électricité.»
En mars 2017, Aqmi et Ansar ed-Dine, toujours actifs, ont formé une coalition, le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jnim), qui a prêté allégeance à l’Egyptien Ayman al-Zawahiri, le numéro 1 d’Al-Qaeda, et à l’Algérien Abdelmalek Droukdel, l’émir d’Aqmi. Mais c’est un Malien, le Touareg Iyad ag-Ghali, qui la dirige. «Les forces jihadistes sont hétérogènes, elles attirent des combattants venus de toutes les communautés du Mali», rappelle Andrew Lebovich, spécialiste du Sahel à l’European Council of Foreign Relations. Le Mujao, lui, a disparu. Une partie de ses combattants a rejoint le Jnim, une autre a fondé l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), devenu une branche officielle de l’organisation jihadiste syro-irakienne. Implanté dans la zone dite «des trois frontières» (Mali-Niger-Burkina Faso) depuis 2016, l’EIGS a pour chef Adnane Abou Walid al-Sahraoui.
Leurs attaques, visant des militaires français, maliens, des Casques bleus, des enseignants, des juges, mais aussi des imams ou des leaders communautaires, se sont déplacées vers le sud, plus densément peuplé. Les attentats à l’explosif, les massacres dans les villages, les assassinats se sont multipliés. Les régions de Mopti et Ménaka sont aujourd’hui les plus touchées. «La bande sahélienne centrale est une zone où la gouvernance produit des injustices sociales, économiques, politiques qui créent des foyers d’insurrection, sur lesquels les jihadistes se sont appuyés pour recruter, poursuit Mathieu Pellerin. De plus en plus au sein de certains segments de la communauté peul, qui sont, comme les éleveurs, plus directement exposés à ces injustices et discriminations.» D’autres acteurs armés non étatiques ont alimenté le cycle des violences : «Des milices d’autodéfense ont vu le jour, parfois alliées, parfois ennemies des jihadistes, précise Andrew Lebovich. Il y a une certaine fluidité chez les groupes armés : l’appartenance n’est pas toujours fixe, certains combattants font des allers-retours.»
Les violences ont depuis longtemps débordé des frontières de l’Etat malien. L’EIGS opère fréquemment au Niger, où il a notamment assassiné quatre «bérets verts» américains et quatre soldats nigériens, en octobre 2017. Au Burkina Faso voisin, une autre organisation jihadiste, Ansarul Islam, harcèle depuis trois ans les forces de sécurité, et règne sur une partie des provinces septentrionales. «Les attaques sont de plus en plus complexes : on assiste à une montée en compétences généralisée des groupes jihadistes, dit Mathieu Pellerin. A lors que, dans le même temps, les structures de commandement ont de moins en moins de prise sur des combattants recrutés sur des facteurs locaux et très éloignés géographiquement.»
Querelles locales
Depuis septembre, plus de 150 soldats maliens, burkinabés et nigériens sont morts sous les balles du jihad dans la zone des trois frontières. «Les groupes islamistes armés s’adaptent en permanence à la pression exercée par les acteurs de la lutte antiterroriste comme Barkhane, indique Andrew Lebovich. On assiste à une recrudescence des assauts contre les bases militaires : ils mènent des attentats d’envergure, extrêmement meurtriers, qui ont un effet dévastateur sur les armées de la région.» L’ancrage des islamistes a longtemps été sous-estimé par les forces engagées dans la lutte antiterroriste, notamment les autorités de Bamako, qui ont voulu y voir des cellules «hors sol». «Les groupes jihadistes […] s’attachent à offrir de la sécurité là où l’Etat se montre incapable d’arbitrer des querelles locales, là où l’Etat n’a jamais été en mesure d’offrir une présence, même symbolique, écrivent les universitaires Adam Sandor et Aurélie Campana dans la Revue canadienne des études africaines. A ce rôle d’arbitre, se superpose la tentative d’incarner un ordre social nouveau, qui ferait fi des lignes de fracture ethniques, claniques et tribales qui structurent la société nord et centre-malienne.» Face à cette offre d’un nouvel «ordre social», les canons sont inutiles, répètent les chercheurs. Les militaires le disent aussi de plus en plus ouvertement. Reste à en convaincre les responsables politiques, à Paris comme à Bamako.