Entre « double jeu » et « processus de recolonisation », un collectif d’universitaires analyse, dans une tribune au « Monde », les points de vue sur l’impact de l’intervention française, au prisme d’un pays fracturé.
Il règne au Mali une ambiance où plus rien ne semble audible à propos de la France, pas même ses morts tombés en terre malienne ni le deuil de leur famille. En survenant après les attaques qui ont coûté la vie à une centaine de soldats maliens, l’« accident » laisse planer un doute. Les points de vue divergent sur l’impact de l’intervention française. Méconnaissant généralement les mandats des forces présentes, la population s’est lassée de compter les morts en lieu et place d’une solution visant à résoudre définitivement la « crise », tandis qu’on entend les radios locales scander à toute heure : « Non à la partition du Mali ! »
Au-delà du syndrome d’une armée de libération devenant tout à coup armée d’occupation, au-delà de l’analyse factuelle d’une puissance militaire aux moyens jugés illimités, mais incapable d’annihiler des groupuscules djihadistes, il faut prendre du champ et interroger l’économie morale d’un pays qui semble dériver au fil d’une actualité aussi dramatique qu’insupportable.
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Prendre du champ, c’est d’abord se demander si tous les Maliens disent, pensent et vivent la même situation dans le même temps ? C’est ensuite poser une analyse à la fois historique et anthropologique des discours et des représentations sur la présence de la France dans un Mali en état d’urgence : du microcosme bamakois, où la parole publique se confond souvent avec la parole politique, aux périphéries du pays qui tantôt reprennent et diffusent cette parole, tantôt la rejettent et la contredisent.
Discours anti-« Barkhane », anti-France, voire antifrançais
A Sikasso, capitale d’une région qui contribue à hauteur de 41 % aux recettes fiscales du pays, les discours anti-« Barkhane », anti-France, voire antifrançais, sont repris à l’unisson. La loyaliste Sikasso se place ainsi du côté de l’Etat malien, en dépit des critiques à l’égard de Bamako et de ses administrations centrales qui engloutissent les richesses du pays. A Bamako, dans les ministères, à l’université, à la télévision, à la radio, dans les « grins » [club informel] et les médias classiques et sociaux, c’est le nom d’une ville située à l’extrême périphérie qui revient sans cesse à propos de la France au Mali : Kidal.
La cristallisation contre Kidal et le double jeu présumé de la France se fonde sur la perception d’une histoire coloniale, autant que sur l’intervention militaire française à Konna, en janvier 2013. Celle-ci permet au Mali de reprendre position à Tombouctou et Gao, mais, sur ordre de la France, pas à Kidal, les exactions de l’armée malienne aux premiers jours de l’opération « Serval », notamment à l’encontre des populations peules suspectées de soutenir les djihadistes, pouvant laisser craindre le pire. Depuis 2013, le « protectorat français » est ainsi maintenu et alimente la grogne d’une grande partie de l’opinion.