Faut-il ouvrir le dialogue avec Iyad et Kouffa ? Le chercheur et représentant pour le Sahel de l’Institut d’études de sécurité estime que l’exercice n’est pas sans intérêt au regard des lourdes pertes subies par nos forces de défense et de sécurité. Et aussi compte tenu du fait que la solution militaire doit être conjuguée avec une approche qui tienne compte de la question de gouvernance
L’Essor : Récemment, le Haut représentant du président de la République pour les Régions du Centre, Pr Dioncounda Traoré a évoqué la possibilité du dialogue avec Iyad Ag Ghali et Hamadou Kouffa. Quel commentaire faites-vous de cette annonce ?
Ibrahim Maïga : Il s’agit d’un revirement majeur dans la stratégie de lutte contre le terrorisme depuis le début de la crise en 2012. Il faut se rappeler qu’en 2013, Dioncounda Traoré, alors président de la transition, avait écarté toute possibilité de dialoguer avec les groupes armés dits djihadistes ou terroristes. Cette position a aussi été celle du gouvernement malien au cours des dernières années, du moins officiellement, puisque des rumeurs persistantes évoquaient des négociations discrètes ayant souvent abouti à la libération d’otages civils et militaires.
L’annonce faite, le 23 janvier dernier, par le Haut représentant du chef de l’État pour le Centre d’envoyer des émissaires pour discuter avec Iyad Ag Ghali et Hamadou Kouffa est donc une évolution significative non seulement à titre personnel pour le président Dioncounda mais aussi au niveau étatique. Il reste encore à fixer les contours d’un tel processus mais c’est une façon de reconnaître que la solution militaire à elle seule ne saura itsuffire pour résoudre la crise.
Ce revirement intervient à un moment où le Mali, à l’instar de ses voisins nigérien et burkinabè, subit de lourdes pertes en particulier dans les rangs de ses Forces de défense et de sécurité. Cela peut donc aussi être perçu comme un aveu d’impuissance. Tout compte fait, au regard de la dégradation rapide de la situation sécuritaire, l’exploration de nouvelles pistes et alternatives non militaires ne nous semble pas un exercice vain. En regardant au-delà des étiquettes, on a pu constater que des raisons ou facteurs qui n’ont rien de religieux ou d’idéologique expliquent la présence de nombreux individus dans les rangs de ces groupes. La volonté de se protéger, de protéger sa famille, sa communauté ou son activité économique apparaît également comme un des facteurs importants d’engagement.
Nos données sur le phénomène nous avaient déjà conduit en 2016 à placer les questions de gouvernance au centre de notre compréhension de l’insécurité et à alerter sur la segmentation des groupes, autrement dit le caractère très hétéroclite et disparate de ces mouvements. Ce qui compte pour le leadership élevé (Belmoktar, Iyad ou encore Abou Walid) n’est pas nécessairement ce qui compte pour des individus de rang intermédiaire et encore moins pour la base combattante.
Si l’implication du leadership élevé dans ces discussions semble nécessaire, cela ne peut présager ni du succès ni de l’échec du processus. Si le dialogue a ses partisans, il a aussi ses détracteurs. La perspective d’une telle démarche suscite naturellement des interrogations, voire des craintes en lien avec les questions de justice, d’impunité et de vérité. Pour donner une chance à cette initiative, il faudra de la pédagogie pour écouter et expliquer mais aussi de la transparence sur d’éventuels engagements et compromis qui pourraient être faits.
L’Essor : Les décisions issues du sommet de Pau marquent-elles un tournant dans la lutte contre le terrorisme ?
Ibrahim Maïga : Sur la forme, ce sommet a été vivement critiqué par des opinions sahéliennes qui ont vécu cela comme une énième humiliation infligée par l’ancienne puissance coloniale sur fond de ressentiment contre la politique de la France dans cet espace. Dans le fond, la déclaration finale du sommet apporte peu d’éléments nouveaux. Certes, il y a une volonté de concentrer les efforts dans la région du Liptako-Gourma, d’améliorer la coordination entre les forces présentes sur le terrain, à travers par exemple la mise en place d’un commandement conjoint entre Barkhane et la Force conjointe, et de travailler à un renforcement des capacités des armées de la région.
Mais, il n’y a pas de rupture fondamentale avec la doctrine actuelle. Cette dernière consiste essentiellement à faire beaucoup de sécuritaire (accroissement des effectifs de Barkhane, opération Takuba) et un peu de développement (redynamisation de l’alliance Sahel avec un accent sur les projets concrets). Or, une partie de l’échec de la stratégie actuelle réside justement dans le déséquilibre entre ces deux piliers, à un mauvais séquençage des actions et une prise en compte insuffisante de la question de la gouvernance.
Pour changer la donne, il faut d’abord commencer par reconnaître que l’approche actuelle ne fonctionne pas et qu’elle a, à certains égards, contribué à aggraver le problème. Ce n’est qu’après cette étape qu’on pourra en toute humilité réviser la stratégie. En d’autres termes, procéder à une meilleure articulation et un séquençage intelligent entre les actions militaires, de développement et de gouvernance.