Les illusions et le dédoublement psychologique des innombrables petits propriétaires se laissant gagner par la mentalité petite-bourgeoise se sont clairement manifestés dans le cadre du mouvement de libération africaine. Ils ont constitué un terrain fertile à la doctrine du « socialisme démocratique africain » qui se prétend l’alternative africaine au marxisme- léninisme, lequel apporterait fatalement la violence armée, la guerre civile et l’abolition administrative brutale de la religion. Cette conception s’est cristallisée pendant des dizaines d’années dans le cadre du panafricanisme de Marcus Garvey et de George Padmore, de la négritude d’Aimé Césaire et de Léopold Senghor, de l’ethnophilosophie africaine de Père Tempels et de Marcel Griaule, ainsi que dans d’autres versions du négrisme, afro-centrisme, socialisme bantou, négro-africanisme, etc.
Cette tendance a surgi à l’avant-scène de la vie politique de ce continent en 1975, lors de la conférence organisée par l’Internationale socialiste à Tunis où Léopold Sedar Senghor, alors président de la République du Sénégal, avait présenté un rapport au titre prétentieux « Pour une relecture africaine de Marx et d’Engels ». En 1981, Senghor est devenu, ainsi que Habib Bourguiba, leader de l’Internationale socialiste africaine créée sur la plate-forme théorique qu’il avait élaborée.
Les impasses gnoséologiques de la négritude
La théorie à « arracher » artificiellement l’Afrique du contexte de l’histoire mondiale et à présenter dans la meilleure tradition coloniale les Africains comme des « Européens à l’envers » a un aspect gnoséologique spécifique . Selon cette théorie, l’histoire de l’Europe et de tous les autres continents ne peut intéresser l’Africain que spéculativement. Elle n’est pas en mesure de le passionner, d’entrer dans son âme, de devenir son histoire à lui (commune avec l’histoire de sa propre patrie), pour la simple raison qu’il ne peut la comprendre. Et ces Himalaya gnoséologiques sépareraient l’Afrique par une muraille, visible mais néanmoins infranchissable, de l’Europe et du reste du monde. S’il en est ainsi, Marx et son marxisme « européen » sont en principe inaccessibles (outre qu’ils sont inutiles) à l’Africain du point de vue de l’ « anatomie » de sa conscience programmée « d’en haut » et non sujette à des changements.
De là, il n’ y a qu’un pas vers la contemplation narcissique de la spécificité africaine et de sa population, aux appels à « composer « le retard scientifique et technique par une cordialité et chaleur d’âme particulières, propres aux Africains à la différence des Européens. On trouve des exemples de tels raisonnements notamment dans le livre du philosophe africain Boubou Hama Le retard de l’Afrique. Essai philosophique (Paris 1972). Selon l’auteur, le retard technique de l’Afrique est énorme, en revanche son humanisme immense et tangible est évident, alors que l’Occident industriel (à noter que l’auteur ne fait pas de différence0 fondamentale entre les pays capitalistes et socialistes.) s’en éloigne de plus en plus. Plus loin, cette pensée, comme pour faire pièce au marxisme, est jouée dans des registres différents, sous l’angle des perspectives futures de l’humanité et du rôle messianique de l’Afrique aujourd’hui arriérée. Si on aide l’Afrique tropicale dans son libre développement, elle donnera le principe humain qui manque à la civilisation industrielle de notre époque, car si l’Occident industriel s’enfonce dans le vide de la matière, si son avance devient un arrêt…, le retard du continent africain la seule réserve possible du progrès humain.
La négritude et l’ethnophilosophie africaine ont grandement contribué à la création et au maintien de mythes idéologiques de ce genre. L’idée entretenue par les théories de la négritude, de l’opposition absolue entre l’âme africaine, éternelle et invariable dans son essence, et le caractère tout aussi abstrait de l’Européen, a été poussée à l’antithèse naïve et absurde des sentiments « purs » et de la raison « sale »,de l’esprit émotionnellement élevé et de la matière terre à terre ,bassement calculatrice.
L’Africain de Senghor, abstrait, en dehors de l’histoire et de la production, isolé du reste du monde, est comparé d’une façon très imagée à l’européen de Marx. Le premier est un poète, un lyrique. Le second est un ingénieur, un pragmatique. Le premier reflète le monde environnant et son rapport à lui principalement par la danse, l’art, le cœur, le second par la formule, la science, l’esprit. Le premier savoure sincèrement la perception directe de la nature et des hommes, le second exploite impitoyablement ses semblables, compte l’argent, regarde presque continuellement l’heure, est toujours pressé ; tout ce qui est humain en lui est évincé par la fonction du lucre qui l’a déshumanisé.
En Afrique, ce sont les battements du tam-tam, les rythmes impulsifs de la danse dans la savane éclairée par un feu qui unissent les hommes. En Europe, ce sont le bruissement des coupures, le tic-tac de la montre, le rythme mécanique frénétique à l’infini du « make money » maniaque, du business, du risque. En Afrique, l’humanisme des coutumes ancestrales, l’idylle de l’harmonie avec la nature, le collectivisme, l’entraide et la compassion mutuelle. En Europe, les antagonismes sociaux, les conflits, l’agression, le pillage imprudent des ressources de la nature, l’oppression et la discrimination de l’homme par l’homme.
Igor Andréev (Extrait de Le Marxisme et l’Afrique)