C’est ce jeudi que notre pays commémore le 26 mars 1991 l’ayant conduit sur la voie de la démocratie. Dans l’interview qui suit, Mme Sy Kadiatou Sow, qui fut l’une des figures de proue du Mouvement démocratique, nous livre son analyse sur les avancées et les insuffisances de notre pratique démocratique
L’Essor : Quelle analyse faites-vous de la pratique démocratique au Mali presque 30 après la Révolution de mars 1991 ?
Mme Sy Kadiatou Sow : Le Mali, notre pays, était en ruines dans les années 1990. C’est cela qui explique la violence de la révolution ; c’est cela qui explique l’engagement de tout le peuple malien pour le changement. Le Mouvement démocratique, et plus particulièrement l’Adéma-PASJ, ont dû faire face à d’énormes difficultés pour remettre le Mali sur les rails, aux plans social, économique et politique. L’avènement du multipartisme intégral, de la démocratie et de l’État de droit aujourd’hui est incontestable.
La liberté d’expression, d’opinion, qui était un luxe au temps du parti unique, est une réalité. Le paysage médiatique est un des plus riches d’Afrique. Le pays a connu un moment de décollage économique que l’on peut parfaitement constater en comparant la situation du pays avant et après le 26 mars 1991.
Il est regrettable que le bilan des deux mandats de l’Adéma-PASJ sous Alpha Oumar Konaré n’ait pas été rendu public. Au plan des avancées, on peut noter, entre autres, des réformes majeures engagées notamment dans le domaine de la décentralisation, de l’éducation, de la santé, de la promotion immobilière, des grands chantiers d’infrastructures (routes, aéroports, stades, etc.), un filet social pour soutenir les couches vulnérables.
Il y a également la libération des initiatives privées, la floraison des structures coopératives et associatives, favorisant une plus grande implication des citoyens dans la gestion des préoccupations locales. La rébellion dite du Nord a été gérée, suite à la signature du Pacte national et ne se réveillera qu’en 2006.
L’école malienne qui était en décrépitude totale par son manque d’infrastructures, de matériel didactique, d’enseignants, par les conditions infra humaines des enseignants et les effectifs pléthoriques des élèves et des étudiants dans des classes qui souvent n’existaient que de nom, sera remise sur pied et ses conditions nettement améliorées.
Sans oublier le rayonnement culturel (festivals aussi bien au niveau national, régional et local) et sportif avec notamment l’organisation de la CAN 2002.
L’Essor : En tant qu’acteur de premier plan du Mouvement démocratique, est-ce que vos attentes ont été comblées ?
Mme Sy Kadiatou Sow : Les 30 ans, depuis l’avènement de la démocratie, ne furent pas un long fleuve tranquille. On ne peut pas dire que tout a été réussi, ni même qu’il n’y a pas eu des écueils sur le parcours. Aujourd’hui, le Mali est un pays qui se cherche, qui vit des moments extrêmement difficiles. L’État est inexistant sur une très bonne partie de notre territoire et l’insécurité est devenue le lot quotidien de bien de nos compatriotes qui sont tués, spoliés, bref laissés à leur sort sous le joug de terroristes, de bandits, de miliciens communautaristes, etc.
Par ailleurs, il faut reconnaître qu’une des attentes majeures du peuple de Mars 91, le « Kokadjè » reste encore un défi à relever. La corruption a fini, faute de sanctions véritablement dissuasives, par gangrener tout le corps social : aucun secteur ne lui échappe et malheureusement le combat semble perdu d’avance parce que le poisson continue de pourrir par la tête. Certes, tous ceux qui ont été appelés à la gestion des affaires de l’État n’ont pas été exemplaires, mais il ne faut cependant pas généraliser en mettant tout le monde dans le même sac, et en jetant le bébé avec l’eau du bain.
L’impunité est érigée en règle et la conviction des Maliens que « tout est négociable » rend difficile l’application de la loi dans toute sa rigueur. L’affirmation selon laquelle : « nul n’est au dessus de la loi » n’a plus de sens et nous sommes nombreux à nous résigner et nous réfugier dans le fatalisme.
Malgré la démarche pédagogique adoptée par le président Alpha Oumar Konaré et ses différents gouvernements, la liberté retrouvée et plus largement la démocratie sont perçues par de nombreux concitoyens comme un boulevard ouvert à l’anarchie. L’État de droit peine encore à s’imposer aux citoyens et même hélas à certains tenants du pouvoir : des libertés individuelles et collectives chèrement acquises (au prix du sang et d’énormes sacrifices) sont violées à travers des arrestations arbitraires, des enlèvements, des séquestrations, de la répression violente des manifestations publiques. Toutes choses qui attestent d’un recul démocratique.
Les crises scolaires répétitives révèlent un malaise profond de notre système éducatif qui doit être ramené parmi les urgences nationales par les autorités et par tous les acteurs de l’école malienne. Il y va de la survie de notre société et de notre pays.
Parmi les faiblesses qui constituent des défis à relever, il y a l’absence du contrôle citoyen, du devoir de rendre compte. En réalité, nous n’assumons pas pleinement notre citoyenneté, et avons tendance à laisser faire et attendre que les solutions viennent d’ailleurs. Je pense que cela constitue une des plus grandes faiblesses de notre démocratie. Combien d’élus, aussi bien au niveau national que local, rendent compte à leurs mandants de leurs actions ? Combien de citoyens exercent leurs droits et devoirs de contrôle citoyen sur les élus ? Ils sont plus prompts à la critique en cercles clos qu’à une interpellation et/ou accompagnement des initiatives des élus. À cela s’ajoute la question de la continuité de l’État. Ce principe de base pour garantir l’efficacité et la durabilité des actions de développement peine à imprégner les élites en fonction. La grande mobilité des équipes gouvernementales et/ou de directions nationales des services de l’État, aggrave cet état de fait. C’est ainsi que des réformes importantes restent inachevées, voire abandonnées.
L’Essor : Après ce tableau peu reluisant que vous venez de dépeindre, comment voyez-vous l’avenir ?
Mme Sy Kadiatou Sow : Les perspectives, les seules qui s’offrent à nous, c’est un sursaut national pour ramener la bonne gouvernance, des institutions fortes, fiables et légitimes, réoccuper tout le pays par l’administration, assurer les services sociaux de base, sécuriser les populations en rééquipant et en réarmant moralement nos forces de défense et de sécurité. Et envisager un développement juste, harmonieux, équitable de notre pays, gage d’une véritable cohésion sociale et d’unité nationale. Ainsi, le Mali, aujourd’hui sous perfusion de la communauté internationale (en particulier de la France), pourrait se redresser et reconquérir son intégrité territoriale et réinstaller le vivre ensemble.
Il est impérieux de procéder à une évaluation de l’état de notre démocratie : quelles sont les réformes politiques et institutionnelles nécessaires pour adapter notre système de gouvernance aux réalités politiques, économiques, sociologiques et culturelles de notre pays ? Par exemple, en tant qu’un des piliers de la gouvernance démocratique, les élections suscitent de plus en plus des inquiétudes et elles débouchent sur des contestations, des crises qui finissent par fragiliser notre jeune démocratie.
La nécessité des réformes électorales est reconnue par une très large majorité des acteurs politiques et sociaux. Il reste à créer le cadre de concertations approprié pour parvenir à un consensus des acteurs.