L’annonce, par simple communiqué, daté du 2 février 2020 de l’envoi de 600 militaires français supplémentaires (portant ainsi les forces de l’opération «Barkhane» à 5.100 soldats) au Sahel a soulevé peu de débats contradictoires et encore moins d’oppositions. Aucune initiative militante n’a accompagné cette annonce. Pourtant la question de la clarification des buts de guerre de la France dans la région est posée explicitement par la France Insoumise, depuis 2013 ou par le PCF depuis la même période.
Le communiqué du Collectif Afrique du PCF daté du 28 novembre 2019 affirme par exemple: «la réponse militaire est un échec.» Les différentes organisations dites «d’extrême-gauche» ont également dénoncées la présence française en Afrique de l’Ouest. Nous sommes donc dans une situation de «dénonciation sans action» au même moment où dans plusieurs pays de la région des manifestations populaires exigent le départ des troupes françaises de la région.
La présence militaire occidentale en Afrique
L’opération «Barkhane» n’est qu’un des aspects de la présence militaire française sur le continent africain. Elle se greffe et renforce le dispositif des bases militaires permanentes françaises qui sont officiellement au nombre de quatre pour un effectif de 3.000 soldats (Djibouti, Abidjan, Libreville et Dakar). Il convient cependant d’ajouter à ces bases, les «Forces armées de la zone sud de l’océan Indien» (FAZSOI) stationnées à la Réunion et à Mayotte avec un effectif de 1900 hommes. Les bases permanentes et les «bases temporaires» (un temporaire de plus en plus durable dans le cas de «Barkhane» des «Opérations extérieures» (OPEX) permettent un quadrillage du continent du Sahel à la Corne de l’Afrique. Ce sont ainsi près de 10.000 soldats français qui sont durablement présent sur le continent, faisant de la France le pays maintenant en permanence le plus grand nombre de militaire en Afrique. Désormais seules l’Afrique australe et l’Afrique du Nord échappent à ce quadrillage.
À ces chiffres, il convient également d’ajouter la présence militaire des autres pays de l’Union Européenne (UE) qui pour être «ponctuelle» n’en est pas moins régulière. Le plus souvent l’intervention militaire européenne prend la forme d’une aide au financement des opérations militaires menées par la France. Elle peut cependant aussi se traduire par une intervention militaire directe comme dans le cas de l’opération ARTEMIS» en République Démocratique du Congo (RDC), en 2003, dans laquelle sont présent des militaires venant de «l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, Chypre, l’Espagne, la Grèce, la Hollande, la Hongrie, l’Irlande, l’Italie, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède».
Ces interventions militaires européennes se déploient sous coordination française: «La France, la plus engagée», prend la fonction de «nation cadre», explique l’historienne Martine Cuttier. Paris devient ainsi un sous-traitant de l’intervention militaire européenne et l’armée française une armée mercenaire.
La présence militaire états-unienne sur le continent n’est pas en reste. Au cœur du dispositif états-unien se trouve la base de Djibouti avec un effectif de 4.000 hommes destinés à couvrir des opérations aussi bien en Afrique qu’au Moyen-Orient. Elle n’est pas la seule. «Les États-Unis détiennent au total trente-quatre (34) sites militaires entre les quatorze (14) bases principales et les vingt (20) camps, avant-postes» résume le magazine Tribune Afrique du 3 décembre 2018. Dirigé par l’AFRICOM (Commandements des États-Unis pour l’Afrique) installé à Stuttgart en Allemagne ce maillage militaire «permet aux forces déployées vers l’avant de fournir une flexibilité opérationnelle et une réponse rapide aux crises impliquant du personnel ou des intérêts américains» résume Thomas Waldhauser commandant de l’AFRICOM.
Cette importance de la présence militaire occidentale sur le continent est incomparable avec celle des autres grandes puissances. La Russie ne dispose ainsi d’aucune base militaire en Afrique et la Chine d’une seule à Djibouti ouverte, en 2017; et comptant 400 soldats.
Comparant la présence états-unienne, russe et chinoise, une étude de l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales) synthétise comme suit ses conclusions: Enjeu géopolitique durant la guerre froide, l’Afrique émerge aujourd’hui à nouveau comme un espace majeur de compétition stratégique, attirant des grandes puissances non européennes comme les États-Unis, la Chine et la Russie. Ces derniers cherchent sécuriser leur accès au théâtre africain par le biais de financements et d’accords diplomatiques, la construction de bases logistiques et l’exercice de leur soft power. Ils y conduisent également des opérations militaires. Celles-ci sont significatives et coercitives pour ce qui est des États-Unis, avant tout engagés en Afrique au titre du contre-terrorisme. La Chine se concentre pour sa part sur les opérations de maintien de la paix et l’évacuation de ses ressortissants en cas de crise. La Russie se limite encore à des actions de conseil.
Il faut bien entendu ajouter l’Union Européenne (et la place de «nation cadre» qu’y occupe la France) à cette «compétition Stratégique» en Afrique. La disproportion des présences militaires entre les différentes puissances, souligne que la stratégie militaire occidentale n’est pas une réponse à une stratégie militaire russe ou chinoise comme à l’époque de la dite «guerre froide».
La stratégie militaire apparaît dès lors comme une réponse au développement des présences économiques russe et chinoise. Voici en effet comment le conseiller à la sécurité nationale de Trump, John Bolton, explique les motivations de la stratégie états-unienne en Afrique: «Les pratiques prédatrices de la Chine et de la Russie freinent la croissance économique en Afrique, menacent l’indépendance financière des pays africains, inhibent les investissements américains et interfèrent avec les opérations militaires des États-Unis. Elles font peser une menace réelle sur nos intérêts de sécurité nationale.»
Comme le disait déjà le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz: «la guerre n’est rien d’autre que la continuation des relations politiques avec l’appoint d’autres moyens.»
Les intérêts économiques des multinationales françaises en Afrique
La formule célèbre de Clausewitz souligne l’erreur consistant à ne définir l’impérialisme que sous un angle militaire. L’impérialisme est d’abord une réalité économique avant que d’être une pratique militaire. La première est la base matérielle et la véritable causalité de la seconde. La stratégie militaire française en Afrique fait l’objet d’un discours de justification et de légitimation qui aborde explicitement l’objectif de défense des intérêts économiques français. Cette stratégie est définie dans deux «livres blancs pour la défense et la sécurité nationale» respectivement datés de 2008 et 2013.
Le livre blanc de 2008 insiste sur les tensions internationales liées aux «approvisionnements stratégiques» et à la «montée en concurrence avec les pays émergents» sur un continent richement pourvu en «matières premières stratégiques et en ressources énergétiques» qui constituent des «richesses vitales pour l’économie mondiale». Ce document annonce sans fard l’intensification immédiate et durable de l’interventionnisme militaire en Afrique: «l’Afrique viendra au premier rang de notre stratégie de prévention pour les quinze ans à venir.» Depuis nous avons eu la Libye, la Côte d’Ivoire, le Mali, la Centre-Afrique et maintenant l’ensemble des pays du Sahel.
Le second livre blanc, celui de 2013 dresse un premier bilan «positif» de cette stratégie offensive qui est actualisé, en 2017, dans un document intitulé «Revue stratégique de défense et de sécurité nationale». Outre l’objectif de porter l’effort de défense à 2% du Produit intérieur brut (PIB) à l’horizon 2025, ce dernier document insiste sur la production d’une «cohésion nationale» (en particulier dans la jeunesse) et sur la nécessité de soutenir l’industrie d’armement.
Le premier point est directement relié à la mise en place d’un «service national universel obligatoire», lui-même connecté à la production d’une «cohésion nationale» permettant de mener les guerres en prévision: «La cohésion nationale conditionne la légitimité de l’action des armées par le soutien de la Nation aux décisions de recours à la force. Cette cohésion est aujourd’hui confrontée à la diffusion d’idéologies remettant en cause les valeurs et les principes de la République. […] Dans ce domaine, les armées jouent un rôle de socialisation, par leur recrutement mais aussi par les dispositifs auxquels elles participent (Garde Nationale, Service Militaire Volontaire, Service Militaire Adapté…).»
Le second prévoit le renforcement de la «Base Industrielle et Technologique de Défense» (BITD) argumenté comme suit: La Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD) française est constituée d’une dizaine de grands groupes de taille mondiale et de près de 4.000 PME, représentant, en 2017, plus de 200.000 emplois en France, pour la plupart de haute technicité et difficilement délocalisables, avec un impact positif majeur sur la balance commerciale (supérieur à 6 Md€, en 2016). Elle est complétée par un ensemble de moyens et compétences étatiques (organismes de recherche, centres d’expertise et d’essais, agences…). […] la BITD doit être soutenue et entretenue à tous les niveaux (start-up, PME, ETI, grands groupes). Ce soutien s’exerce par des politiques de long terme en matière de recherche et d’investissement, de coopération, de soutien à l’export, d’acquisition et de protection vis-à-vis d’investissements étrangers.
Il s’agit donc bien de préparer de nouvelles interventions militaires en réunissant les conditions matérielles (renforcement du complexe militaro-industriel) et idéologique («Service National Universel» et plus largement discours et propagande de «cohésion nationale» et de défense des «valeurs de la République»). Cette préparation militaire et les futures guerres qu’elle annonce sont au service de la défense des intérêts des multinationales françaises dont les positions de monopoles héritées de l’histoire sont d’ores et déjà entamées par l’émergence de nouveaux acteurs internationaux (pays dit «émergents» et en particulier la Chine).
Sans être exhaustif, il n’est pas inutile de rappeler quelques-uns de ces grands groupes que nos armées défendent en Afrique: Bon nombre des poids lourds du CAC 40 ou des plus grandes fortunes de France ont développé des activités florissantes (et parfois quasi monopolistiques) en Afrique: Bernard Arnaut (LVMH), Bouygues, Bolloré, Pinault (CFAO jusqu’à sa récente cession en juillet au groupe japonais Toyota Tsusho Corporation, TTC, filiale diversifiée du groupe Toyota), Seillière (Bureau Veritas), Jacques Saadé (CMA-CGM), Romain Zaleski (Eramet), Lafarge, Total, Technip, Vinci, Véolia, BNP Paribas, Natixis, Crédit Agricole, Alcatel, Accor, Gaz de France, Michelin, Alstom, Air France, KLM… Liste non exhaustive à laquelle il faudrait ajouter les marchands d’armes et quelques autres groupes, dans l’agro-alimentaire notamment avec par exemple les groupes Castel et Compagnie Fruitière. Et de manière générale, les rapports du CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique) le confirment chaque année : en dépit de la concurrence internationale accrue, entre les patrons français et l’Afrique, c’est toujours «je t’aime plus qu’hier et bien moins que demain».
Ces grands groupes ont été les grands bénéficiaires des privatisations des services publics imposées par les Plan d’Ajustement Structurel du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale, à partir de la décennie 90. C’est ainsi par exemple la Lyonnaise des eaux qui bénéficie de la privatisation de la Compagnie Nationale des Eaux et de l’Électricité du Togo ou le groupe Bolloré qui hérite de la gestion du terminal de conteneur du port de Lomé.
Au Cameroun le même Bolloré hérite du trafic portuaire de Douala et de l’exploitation du chemin de fer. Bouygues est présent désormais dans la production et la distribution de l’eau en Côte d’Ivoire et au Sénégal et dans la construction et l’entretien des infrastructures de transport.
Orange domine la téléphonie mobile de la plupart des pays de l’Afrique de l’Ouest. Eau, électricité, chemin de fer, gestion des ports, téléphonie, etc.: la purge de l’ajustement structurel et de ses privatisations des services publics s’est traduite pour les multinationales françaises par l’accès à de nouvelles rentes particulièrement lucratives.
Les ressources minières et énergétiques sont la seconde «rente» de nos multinationales protégée par l’armée française. Toutes les multinationales des industries pétro-gazières et minières françaises développent leur présence dans l’exploitation des ressources du continent. Le pétrolier Total réalise par exemple un tiers de sa production d’hydrocarbure sur le continent. Technip, un autre pétrolier est fortement présent dans la pétro-chimie nigériane.
Dans la sidérurgie, Eramet domine au Gabon pour la production des alliages de manganèse. Orano (ex-Areva) exploite les mines d’uranium du Niger mais aussi en Afrique du Sud. La destruction systématique des compagnies étatiques mises en place au moment des indépendances se traduit partout par l’implantation directe des multinationales dans ces secteurs stratégiques.
L’agro-industrie qui pendant l’époque coloniale et les premières décennies des indépendances a été une source de profit immense, demeure la troisième «rente» des multinationales françaises en Afrique. L’entreprise Géocoton est fortement implantée dans la production du coton pour l’ensemble des pays du Sahel. Bolloré exploite les palmeraies au Cameroun. Rougier exploite deux (02) millions d’hectares de forêts au Cameroun, au Congo et au Gabon pour la production de contreplaqués.
La place des multinationales françaises est résumée comme suit par l’économiste Jean Roch: «La part de marché de la France au Sud du Sahara s’élève à 8% (contre 4% au plan mondial) et dépasse les 15% dans la zone CFA, ce qui n’est pas rien. Ainsi, malgré les difficultés de la reconversion, les entreprises françaises occupent bel et bien certains des secteurs les plus profitables des économies d’Afrique noire.» Les trois (03) «entes» évoquées ci-dessus expliquent la forte présence militaire française et la multiplication de ses interventions militaires.
En Afrique aussi la guerre est bien la poursuite de la politique par d’autres moyens. Cela d’autant plus que la Chine offre des conditions contractuelles plus avantageuses et concurrence ainsi le «pré-carré» français. Maintenir par la force, la déstabilisation et la mise en dépendance sécuritaire ce qui ne s’obtient plus par la «concurrence libre et non faussée», telle est une des logiques de la politique africaine de l’impérialisme français sur le continent.
La stratégie du choc
S’interrogeant sur l’inscription dans la durée de la «crise malienne» et de l’intervention militaire française qu’elle a suscitée, l’historien malien Doulaye Konaté précise que «qui contrôle le Mali contrôle l’Afrique, si ce n’est toute l’Afrique». Huit (08) ans après l’éclatement de la Libye grâce notamment à l’intervention militaire française, l’ensemble du Sahel est désormais déstabilisé.
La présence militaire de Barkhane n’a pas amélioré la situation sécuritaire. Cette «insécurité» est à son tour avancée comme justification de la prolongation de «Barkhane» sur le long terme. Il n’est dès lors pas étonnant que de plus en plus de voix s’élèvent en Afrique pour interroger les véritables «buts de guerre» de Barkhane: sauver le Sahel de la menace «djihadiste» ou défendre les intérêts économiques et géopolitiques de l’impérialisme français ?
Ces deux (02) buts de guerres peuvent en apparence apparaître comme convergents mais sont en réalité structurellement divergents. Le premier passe en effet par un renforcement des États africains et le second par leur affaiblissement et leur maintien dans une dépendance économique et militaire avec l’ancienne puissance coloniale. L’affaiblissement des États africains est la base matérielle sur laquelle se développent les conditions de possibilité de la déstabilisation «djihadiste». Il est le résultat de l’ensemble des politiques économiques néocoloniales.
Des plans d’ajustement structurel (PAS) aux Accords de Partenariat Économique (APE) en passant par le Franc CFA, ces politiques convergent vers une destruction des capacités étatiques à assurer un minimum de présence scolaire, routière, économique, etc., dans des régions entières de chaque pays. Elles forgent dans chacune de ces nations une bipolarisation entre un «pays utile» et un «pays inutile» délaissé.
Le maintien d’un degré d’instabilité permanent mais «contrôlable» permet à la fois de maintenir l’exploitation économique des «zones utiles» et de justifier la présence militaire étrangère durable. L’économiste et journaliste altermondialiste Naomie Klein a largement documenté il y a plus d’une décennie cette «stratégie du choc» consistant à s’appuyer sur les «chocs psychologiques» qu’entraînent les désastres (naturels ou suscités) pour justifier des politiques qui auraient été rejetées autrement.
La critique de cette stratégie est de plus en plus fréquente dans les opinions publiques africaines. Elle est cependant quasi-inexistante en France par peur d’être stigmatisé politiquement comme «complotiste» ou «conspirationniste». Cette peur à conduit dans le passé récent à cautionner pour le pire la guerre en Libye et pour le mieux au mutisme face à celle-ci. Elle mène aujourd’hui à l’absence de mouvements et de protestations anti-impérialistes au moment même où l’État français renoue avec une stratégie agressive pour préserver ses intérêts en Afrique.
Cette peur fait en conséquence partie du vaste processus idéologique visant à produire la «cohésion» dont a besoin l’État français pour mener ses ingérences militaires c’est-à-dire pour produire un consentement à la guerre. La mise en place du Service National Universel vient renforcer cette fabrique idéologique du consentement.
Saïd BOUAMAMA