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Mali. Le « parti de l’islam » de Mahmoud Dicko joue les trouble-fête
Publié le lundi 18 mai 2020  |  Orient XXI
L`imam
© Autre presse par DR
L`imam malien Mahmoud Dicko lors du lancement de son mouvement politique la Coordination des mouvements, associations et sympathisants (CMAS), le 7 septembre 2019 à Bamako.
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Tenant d’un wahhabisme local et partisan d’un dialogue avec les djihadistes, l’imam Mahmoud Dicko entend désormais jouer un rôle plus politique. Accusé de vouloir imposer la charia aux Maliens, il inquiète les défenseurs d’une République laïque. Mais ses critiques contre les élites font mouche : sa popularité pourrait lui donner des idées pour l’élection présidentielle prévue en 2023.

Au Mali, le pouvoir des juges n’est bien souvent qu’une illusion, surtout lorsqu’il entre en confrontation avec celui des religieux. Quand le 3 mars 2020 un procureur zélé a convoqué Mahmoud Dicko, l’un des imams les plus connus du pays, et la principale figure du wahhabisme malien, afin qu’il s’explique sur des propos tenus quelques jours plus tôt au cours d’une réunion publique, ses motivations n’ont pas pesé lourd face à la mobilisation des partisans du prédicateur.

En moins de deux heures, après que la convocation a fuité sur les réseaux sociaux, des milliers d’hommes et de femmes se sont rués vers le tribunal de grande instance de la Commune V de Bamako dans le but d’empêcher leur leader de répondre à la convocation du magistrat. Craignant que la manifestation ne dégénère, le gouvernement a vite choisi son camp. Dans les minutes qui ont suivi, Tiébilé Dramé, le ministre des affaires étrangères, s’est rendu en personne au domicile de Mahmoud Dicko comme on va à Canossa1. Alors que l’imam, quelques jours plus tôt, avait une nouvelle fois dénoncé l’incurie du régime et appelé le peuple à prendre son destin en main et à descendre dans la rue le 6 mars — propos qualifiés par certains de « séditieux », qui lui avaient valu cette convocation —, le ministre lui a présenté au nom du gouvernement ses plus plates excuses et lui a assuré que la convocation ne tenait plus. L’imam pouvait alors venir parader devant le tribunal, sous le regard ahuri des magistrats et des greffiers qui se trouvaient à l’intérieur, et demander à son peuple de fidèles de rentrer calmement chez eux…

« ON A SENTI LE VENT DU BOULET »

Finalement, la manifestation du 6 mars a été annulée à la demande de plusieurs chefs religieux, dont le chérif de Nioro, Mohamed Ould Cheikna Bouyé Haidara, l’un des « guides » les plus écoutés du pays2, et au grand soulagement du pouvoir. Au palais présidentiel de Koulouba, « on a senti le vent du boulet passer très près », admet un conseiller du président Ibrahim Boubacar Keïta (surnommé « IBK »). Durant quelques heures le 3 mars, plusieurs observateurs ont craint que la vague de colère ne dégénère ; certains ont même pensé à un possible coup d’État. « Si la manifestation du 6 mars avait eu lieu, on ne sait pas comment cela aurait tourné », poursuit le conseiller.

Cet épisode a rappelé deux choses sur le Mali : les juges n’y sont que des pantins du pouvoir, que celui-ci utilise à sa guise ; et il suffirait d’un mot de l’imam Dicko, appuyé par une ou deux autres des principales figures religieuses du pays, pour que le régime vacille.

À vrai dire, Mahmoud Dicko en a déjà fait la preuve. Le 5 avril 2019, l’imam et le chérif de Nioro avaient organisé une grande manifestation à Bamako, officiellement pour dénoncer les massacres commis dans le centre du pays et l’impunité dont jouissaient (et jouissent toujours) leurs auteurs. Plusieurs milliers de Maliens les avaient rejoints. Mais derrière les appels publics, l’objectif des deux hommes était de se payer la tête du premier ministre, Soumeylou Boubèye Maïga. Et ils y sont parvenus : quelques jours plus tard, ce dernier, en poste depuis seize mois, présentait sa démission au président.

LA CONTESTATION DU CODE DE LA FAMILLE

Le pouvoir de Dicko, principalement dû à sa capacité à lever une armée de fidèles en un temps record, ne date pas d’hier. Voilà des années que ce sexagénaire joue un rôle central au Mali. En 2009, il préside depuis deux ans le Haut conseil islamique du Mali (HCIM), une structure très importante chargée de faire l’interface entre les associations religieuses, les mosquées et les autorités politiques, lorsqu’il prend la tête de la contestation — avec le chérif de Nioro, déjà — contre un nouveau Code de la famille « progressiste ». Adopté par les députés après trois jours de débats publics, ce code était présenté comme révolutionnaire en matière de droit des enfants et des femmes. Mais une partie des religieux le jugeaient contraire aux valeurs de la société. Dicko organise des marches de protestation. Le 22 août, il rassemble 50 000 personnes au stade du 26-Mars, à Bamako. Le président Amadou Toumani Touré doit reculer et le nouveau Code, modifié, perd toute sa substance.

Cette mobilisation a marqué l’entrée fracassante de Dicko sur la scène politique nationale. Depuis, il ne l’a plus quittée. En 2011, alors que l’élection présidentielle doit se tenir l’année suivante3, il impose le secrétaire général du HCIM à la tête de la Commission électorale nationale indépendante, l’instance chargée d’organiser le scrutin. En 2012, lorsque le nord du pays est occupé par les groupes djihadistes, Dicko maintient le contact avec Iyad Ag Ghaly, l’un des principaux chefs djihadistes. Pour organiser des convois humanitaires, mais aussi pour tenter de trouver une issue pacifique au conflit. Il ne s’en est d’ailleurs jamais caché : pour lui, il est possible, et même souhaitable, de discuter avec les djihadistes.

La même année, il obtient la création d’un ministère des affaires religieuses dans le gouvernement de transition issu du coup d’État du capitaine Amadou Haya Sanogo. L’année suivante, en 2013, le soutien qu’il apporte au candidat Ibrahim Boubacar Keïta est décisif : ce dernier l’emporte haut la main au second tour face à Soumaïla Cissé. S’il n’a jamais pris publiquement position en faveur d’IBK, Dicko a laissé ses proches, de nombreux imams et des associations liées au HCIM le faire pour lui. Fin 2018, il mobilise à nouveau ses troupes, cette fois contre le projet de distribuer un manuel scolaire d’éducation sexuelle abordant notamment la question de l’homosexualité. Il obtient une nouvelle fois gain de cause, et le manuel ne sera jamais diffusé.

« FIN STRATÈGE ET HABILE ORATEUR »

« Dicko est un homme qui compte. On doit faire avec lui, c’est comme ça », soupire un député de la majorité. D’un point de vue spirituel, il ne pèse pas bien lourd comparé au chérif de Nioro ou à Chérif Ousmane Madani Haïdara, un célèbre prédicateur dont le mouvement qu’il a fondé en 1993, Ançar Dine — rien à voir avec le groupe djihadiste armé Ansar Dine créé par Iyad Ag Ghaly en 2011 —, compte des millions d’adeptes sur le continent. Ce dernier est en effet un réformiste fidèle au malékisme, qui s’oppose au wahhabisme et est considéré comme le « meilleur ennemi » de Dicko. Mais comme le note un de ses proches, « c’est un fin stratège et un habile orateur ». De fait, il joue sur les deux tableaux : religieux et politique.

Dicko a quitté la présidence du HCIM en 2019. Cette organisation lui a mis le pied à l’étrier et lui a permis de se faire connaître de l’ensemble des Maliens en lui offrant une large exposition médiatique et une certaine aura religieuse. Dans la foulée, il a créé son propre mouvement, la Coordination des mouvements, associations et sympathisants de Mahmoud Dicko (CMAS), une sorte d’hybride entre une organisation de la société civile et un parti politique. Depuis, il n’est « candidat à rien » — du moins est-ce ce qu’il répète et ce que clament ses conseillers —, mais il ne cesse de pourfendre les responsables politiques, dénonçant leur corruption et appelant à un renouveau des pratiques. « Le problème du Mali se situe au niveau de la gouvernance, nous expliquait-il en 2018. Depuis l’avènement de la démocratie, les élites n’ont jamais été à la hauteur. Il y a une crise de confiance entre elles et le reste de la population. »

« DÉCONFISQUER » LA DÉMOCRATIE

Ce constat sans concessions est partagé par de nombreux Maliens, lassés par la corruption de leurs dirigeants. « Les jeunes ne croient plus aux partis politiques qui les ont trop déçus. Pour eux, Mahmoud Dicko incarne l’exemplarité », explique Mohamed Salia Touré. Cet ancien président du Conseil national de la jeunesse du Mali a rejoint Dicko en 2019. Il fait partie de sa garde rapprochée, constituée de jeunes comme lui qui croient sincèrement en l’imam… ou qui le perçoivent comme un bon moyen d’accéder au pouvoir. Selon lui, Dicko « a une lecture juste de la situation. Il pense que la révolution de 1991 qui a abouti à la démocratie a été confisquée par une poignée de personnes. Il veut la “déconfisquer” ».

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Ira-t-il jusqu’à se présenter à l’élection présidentielle de 2023 ? Son entourage affirme que non. Lui-même assure qu’il n’a « aucune ambition politique ». Nombre d’observateurs pensent cependant qu’il aurait des chances de l’emporter s’il se présentait. « La classe politique actuelle est décrédibilisée, et on ne voit pas arriver de nouvelle génération, estime un ancien ministre. Dicko n’a pas de parti fort pour l’instant, mais il a le parti de l’islam. Les mosquées au Mali sont le plus efficace des médias ».

Son coup de force en 2019, lorsqu’il a obtenu la tête de Boubèye Maïga, a démontré son pouvoir de nuisance. « Le chérif de Nioro et Dicko voulaient la tête de Maïga pour des raisons différentes », explique un proche du président. Pour sa part, Mahmoud Dicko ne lui avait pas pardonné d’avoir mis fin aux négociations avec les djihadistes. Après sa nomination en avril 2017, le prédécesseur de Boubèye Maïga à la primature, Abdoulaye Idrissa Maïga, lui avait confié la mission d’ouvrir un canal de discussions avec Hamadoun Koufa, le chef de la katiba Macina, et Iyad Ag Ghaly, le chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, ou JNIM). Or dès son arrivée à la primature, Boubèye Maïga a tout stoppé. Après sa démission, les canaux de discussion ont été rouverts par son successeur, Boubou Cissé. Si Dicko n’est plus au cœur du processus, il semble être promis à y jouer un rôle à l’avenir. Dans un communiqué publié le 8 mars, le JNIM affirme accepter la demande de trêve lancée le 29 février par Dicko, lors de la fameuse réunion au cours de laquelle il a appelé à manifester le 6 mars, qui lui a valu sa convocation, tout en posant ses conditions, parmi lesquelles le départ des forces armées étrangères.

TENDANCE WAHHABITE

Dicko se verrait bien en « faiseur de paix ». Mais cette dernière initiative a donné du grain à moudre aux nombreux contempteurs de l’imam : c’est un personnage clivant, on l’admire ou on le hait. Depuis plusieurs années, les tenants d’une République laïque dénoncent sa « duplicité ». Dicko est soupçonné d’avoir un agenda caché, de vouloir imposer la charia et de rêver de faire du Mali une République islamique. Ils voient en Dicko le cheval de Troie du sunnisme réformé. Lui-même, s’il est passé maître dans l’art de cultiver l’ambiguïté, n’a jamais rejeté l’idée d’appliquer la charia et s’est régulièrement déclaré en faveur d’une République islamique. « Je suis musulman, je ne peux pas m’opposer à l’instauration d’une République islamique, mais je suis très bien dans ce pays laïc », disait-il en 2010.

Issu d’une grande famille maraboutique de Tombouctou, Dicko a fréquenté une mosquée wahhabite à Bamako, puis suivi des études en Mauritanie et en Arabie saoudite. Selon le chercheur français Jean-Louis Triaud, Dicko est un « arabisant accompli, bien au-dessus du niveau habituel des hommes de religion locaux ». Il représente « la tendance wahhabite de l’islam malien, celle qui met l’accent sur la diffusion de la langue et des écoles arabes, la stricte séparation des sexes, la condamnation du soufisme, des confréries et de leurs leaders ». Un autre chercheur français, Jean-Loup Amselle, voit en Dicko le tenant d’un wahhabisme local différent de celui pratiqué en Arabie saoudite : « Mahmoud Dicko est un quiétiste qui refuse le djihad et l’application des règles les plus violentes de la charia, comme le fait de couper les mains des voleurs, expliquait-il en 1977 dans Le Point. Alors que les fondamentalistes wahhabites refusent tout ce qui s’est passé avant l’islam, lui affirme que ce qui fait tenir ensemble la société, ce sont l’islam et les traditions préislamiques, d’où l’importance de s’appuyer sur ces traditions, garantes de l’ordre ».

L’implantation du sunnisme réformiste dans ce pays a comme dans l’ensemble de la sous-région débuté au milieu du XXe siècle par le biais des commerçants dioulas qui faisaient l’aller-retour entre l’Afrique de l’Ouest et le Golfe, et avec le retour des premiers étudiants de l’université Al-Azhar du Caire. Puis le mouvement s’est intensifié dans les années 1970 et 1980, lorsque, sous le couvert d’aide humanitaire, l’Arabie saoudite a financé l’installation d’ONG, de centres de santé et d’écoles faisant la promotion du wahhabisme. La démocratisation du pays dans les années 1990 n’a fait qu’accélérer le phénomène.

L’ÉMERGENCE D’UNE « OPINION MUSULMANE »

Chercheur au CNRS et spécialiste de l’islam au Mali, Gilles Holder a constaté depuis plus d’une vingtaine d’années l’émergence d’une « opinion musulmane », conséquence « d’une (ré) islamisation de masse » favorisée par la multiplication des associations et des radios confessionnelles et illustrée par une donnée chiffrée : à Bamako, on comptait 200 mosquées en 1988 ; il y en aurait plus d’un millier aujourd’hui. Or, « face au déficit démocratique du régime politique malien, qui se fonde sur un multipartisme de façade, l’islam tendrait à devenir une ressource idéologique et pratique permettant de penser une réelle opposition », écrit Gilles Holder. Lui aussi parle d’un « parti de l’islam » ” dont Mahmoud Dicko est devenu le héraut.


RÉMI CARAYOL
Journaliste.

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