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Pourquoi l’armée française doit quitter le Sahel
Publié le mardi 7 juillet 2020  |  À L'Encontre
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© AFP par Byline
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Par Guillaume Davranche

Additionner sans fin les «scalps» de djihadistes, cela aide-t-il l’Afrique de l’Ouest à aller vers une solution politique et sociale aux conflits qui la déchirent? Non. En revanche, l’opération Barkhane sécurise l’uranium nigérien et conforte la tutelle de la France sur des gouvernements vassalisés et discréditeés.

Depuis 2013, la France mène une «guerre sans fin» au Sahel, principalement au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Officiellement, c’est une «guerre contre le terrorisme», formule magique simplifiant trompeusement la complexité des conflits dans la région: insoumission de minorités (touarègues ou peules) stigmatisées, concurrence foncière entre cultivateurs et éleveurs, ­crise économique et narcotrafic [1]…

A l’époque, l’armée malienne s’est effondrée face à l’offensive rebelle. Sa corruption structurelle était de notoriété publique – une place de sous-officier ou de soldat s’y achetait 250’000 à 500’000 francs CFA [2] – et bien des militaires ont été au front presque sans équipement, parce que leurs officiers l’avaient vendu en contrebande… Quant aux pays voisins, que l’ONU avait mandatés pour secourir le Mali, ils tardaient à bouger, et pressaient plutôt Bamako d’appeler Paris à l’aide…

Dans le sud du Mali, on s’est mis à espérer une intervention française, qui sera largement applaudie. Même des intellectuels anti-impérialistes comme feu Samir Amin y ont alors vu le moindre mal et l’ont appuyée [3].

En réalité, réclamer une intervention française revenait à s’enchaîner «au char néocolonial» pour «longtemps encore», écrivait alors Alternative libertaire [4]. Mais à l’époque, il était difficile de faire entendre cette critique, et la diaspora malienne en France boycotta l’un des seuls rassemblements de protestation contre l’opération Serval [remplacée par Barkhane], convoqué devant le siège d’Areva par AL, Lutte Ouvrière et le NPA.

Sept ans plus tard, le climat est tout autre. Les opinions africaines sont de plus en plus hostiles à l’intervention française, tandis que les autres Occidentaux font tout pour s’en tenir à distance.

Pour sensibiliser l’opinion ­française à la question, il y a au moins cinq bonnes raisons de réclamer le retrait des troupes tricolores du Sahel.

1.- Parce que c’est une guerre sans fin

Des groupes armés rustiques qui frappent et disparaissent, pas de ligne de front, pas d’objectif militaire clair, encore moins d’objectif politique, des populations civiles prises entre deux feux et suspectées de part et d’autre de collaborer avec «l’ennemi»… Autant de caractéristiques d’une guerre contre-insurrectionnelle devenue un «bourbier». Comme les États-Unis au Vietnam, comme l’URSS puis les États-Unis en Afghanistan, l’État français sait qu’il est engagé dans une guerre ingagnable. Seulement, comme ses prédécesseurs, il ne sait comment en sortir.

Quitter le Sahel dans ces conditions, c’est avouer sept ans de guerre «pour rien». Y rester, c’est perpétuer une routine macabre, où l’état-major se donne l’impression de remplir sa mission en faisant du chiffre – ou «du scalp» comme il le dit avec dérision: ici, 20 combattants tués dans une frappe de drone, là, 30 autres pulvérisés par un Mirage 2000. Ils seront vite remplacés [5].

2.- Parce qu’elle retarde une solution politique

Le retrait piteux des troupes françaises interviendra tôt ou tard mais, en attendant, leur présence empêche que d’autres options que la «guerre au terrorisme» soient explorées. C’est le souhait d’une partie de la société malienne, qui pense que le djihad n’est que le paravent d’une rébellion dont les ressorts sont en réalité sociaux et politiques, et qu’il faut négocier pendant qu’il est encore temps, c’est-à-dire avant que des djihadistes internationaux, rescapés de Syrie par exemple, viennent faire leur trou au Sahel et rendent tout dialogue impossible [6].

Ainsi quand, en avril 2017 au Mali, une Conférence d’entente nationale a préconisé l’ouverture de négociations avec les deux principaux chefs islamistes, Ahmadou Koufa et Iyad Ag Ghali, Paris a aussitôt interdit au gouvernement malien d’aller dans ce sens [7].

Rebe­lote début 2020, quand la force Barkhane a affirmé qu’elle ne tiendrait aucun compte d’éventuelles négociations, et continuerait à frapper les terroristes [8]. La tutelle française empêche donc la recherche d’une solution politique par les Maliennes et Maliens eux-mêmes.

3.- Parce qu’elle aggrave sans doute la situation

La routine meurtrière de Barkhane alimente le désir de vengeance. Et celui-ci progressera avec les victimes «collatérales» qui ne peuvent qu’augmenter depuis qu’en décembre 2019, Barkhane a armé ses drones de missiles. On l’a vu dans une autre «guerre sans fin», celle menée par Obama contre Al-Qaeda au Pakistan et au Yémen entre 2008 et 2016: sur 3800 morts dans 542 «attaques ciblées» de drones, 8% étaient des civils tués par accident [9].


Les chefs djihadistes lors de la fondation du GSIM, en mars 2017. Au centre, la figure tutélaire: Iyad ag Ghali, formé par le régime libyen, puis chef rebelle touareg, puis homme de gouvernement à Bamako, puis rebelle djihadiste. A gauche: le prédicateur peul Ahmadou Koufa.
Les motivations de jeunes sans-le-sou, au Sahel, pour rejoindre l’islamisme armé sont diverses: l’appât du gain (rapines et trafics), du pouvoir, la défense d’une minorité (touarègue ou peule) maltraitée par un État raciste et ses militaires… [10] La référence intégriste à l’islam fournit un habillage vertueux à cet engagement. Mais avec la présence française, on peut y ajouter un autre motif, prestigieux: le combat anticolonial contre les «croisés».

En mars 2017, face à l’adversaire, quatre groupes djihadistes jusque-là concurrents – Ansar Dine, AQMI-Sahel, Al-Mourabitoune et la Katiba Macina – se sont ainsi unifiés au sein du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM, affilié à Al-Qaeda). L’une des craintes de certains observateurs est que le GSIM «monte en gamme» et devienne capable de se projeter au-delà de sa zone d’action traditionnelle, par exemple en planifiant des attentats de représailles dans l’Hexagone [11]. Pour la population française, qui se soucie peu de l’opération Barkhane, le réveil serait violent.

4.- Parce qu’elle conforte un système criminel

Pour bien des régimes discré­dités et corrompus, la «guerre contre le terrorisme» est un alibi pour obtenir la bénédiction occidentale. Or la définition du «terrorisme» peut être, comme souvent, floue et mâtinée de racisme. Les minorités touarègue et peule, accusées de sympathie pour les djihadistes, en sont particulièrement victimes. Au Mali et au Burkina, depuis 2016, les populations civiles ne sont en réalité pas seulement victimes des djiha­distes, mais aussi de l’armée régulière et de milices qui lui sont inféodées. Leurs crimes, exécutions sommaires et massacres collectifs se chiffrent en centaines de morts [12]. Parce qu’il émane ­d’États alliés, le gouvernement français ferme les yeux sur ce genre-là de… terrorisme.

De façon générale, le quadril­lage du continent par l’armée tricolore – plus de 8000 militaires dans 9 pays, en mars 2020 – conforte l’impunité. Qu’on pense au triste doyen des autocrates africains, le Came­rounais Paul Biya (au pouvoir depuis… 1982!), ou au Tchadien Idriss Deby (au pouvoir depuis 1990). En février 2019, Paris lui a sauvé la mise pour la énième fois, quand Barkhane a dévié de sa mission pour bombarder, au Tchad, une colonne de rebelles qui n’étaient pourtant pas des djihadistes! [13]

5.- Parce qu’il s’agit d’une intervention impérialiste

Depuis les indépendances, la France a voulu conserver son influence en Afrique. Fondamentalement, l’armée française est calibrée moins pour la «défense», que pour être «projetée» sur des théâtres lointains, au gré des intérêts de l’État et du capitalisme national. En mars 2020, selon les chiffres de l’état-major, 41% des effectifs déployés l’étaient à ­l’étranger [14]. C’est une armée d’«opérations extérieures», c’est-à-dire une armée impérialiste.

Comme la Russie actuellement en Syrie ou les États-Unis au Vietnam jadis, la France se prévaut d’être une «puissance invitée» au Sahel par des gouvernements amis qui l’ont appelée à l’aide. Cette rhétorique masque mal sa motivation impérialiste. D’une part, il lui faut sécuriser ses approvisionnements en uranium nigérien. D’autre part, il lui faut confirmer qu’elle est une tutrice fiable, avec laquelle il faut compter. C’est une clef déterminante pour conserver, face à la concurrence états-unienne et chinoise, des concessions et des marchés publics en Afrique.

Pourtant, l’État français, qui prétend rétablir l’ordre au Sahel a une responsabilité importante dans la situation actuelle. En 2011, il ne pouvait ignorer – puisque c’était la grande crainte du Tchad, du Niger, du Mali ou de l’Algérie – que la destruction du régime du colonel Kadhafi, en Libye, risquait d’entraîner une dissémination d’armements et de «soldats perdus» au Sahel, où Kadhafi avait tiré les ficelles des rébellions pendant plus de vingt ans.

Démystification

Au Sahel, l’État français se présente en sauveur. La réalité est qu’il ne sauve pas la population et ne réduit pas la violence. Il ne sauve que les mines d’uranium et son statut d’État suzerain vis-à-vis de ­gouvernements vassalisés. Sa présence armée enferme l’Afrique de l’Ouest dans la dépendance, la maintient parfois sous la férule de dictateurs démoné­tisés, éloigne la possibilité de négociations de paix et, globalement, prolonge et aggrave une guerre sans fin. (Article publié dans Alternative libertaire, en juin 2020)
source: À L'Encontre
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