Après l’élection présidentielle d’août 2018, les Maliens arpentaient la rue pour crier à la fraude et contester la victoire d’IBK. Ce qui se joue aujourd’hui au Mali n’est que la poursuite de cette crise postélectorale. Un cas d’école à méditer à l’aube de scrutins cruciaux en Afrique… Analyse pour Sputnik de Leslie Varenne, de l’Iveris*.
Le climat à Bamako et dans d’autres villes à l’intérieur du pays, comme Kayes, Ségou, Mopti ou Sikasso, est insurrectionnel, certaines routes sont coupées, les administrations tournent au ralenti. Le bilan officiel des manifestations demandant la démission du Président depuis le vendredi 10 juillet fait état de onze morts, plus d’une centaine de blessés, des infrastructures endommagées –comme l’Assemblée nationale et la télévision publique (ORTM).
Cette situation rappelle celle qui avait précédé la chute du Président Moussa Traoré en 1991. À l’heure où ces lignes sont écrites, un calme précaire semble revenu, la manifestation prévue vendredi prochain a été annulée pour laisser place à un hommage aux morts. Une mission de bons offices de la Cedeao tente de trouver une sortie de crise. Toutefois, il est difficile de prédire l’avenir à très court terme. Le Président Ibrahim Boubacar Keïta, dit IBK, arrivera-t-il à se maintenir au pouvoir? Si oui, à quel prix? Si non, qui sera en mesure de prendre la tête d’une transition?
Au nom de la démocratie
Cette crise politique qui engendre une déstabilisation d’un pays épicentre de la guerre au Sahel est la conséquence logique de l’élection présidentielle d’août 2018. En 2013, IBK avait été élu à la loyale dans des conditions de vote relativement crédibles et transparentes. Mais après cinq ans de mandat, où les Maliens avaient vu leurs conditions de vie, les situations politiques et sécuritaires –avec la naissance d’un nouveau foyer de violence dans le centre du Mali– se détériorer jour après jour, la réélection du Président sortant n’était pas acquise.
Ce scrutin s’est déroulé dans des circonstances fort contestables, IBK a été déclaré vainqueur au deuxième tour avec 67% des voix, mais toute l’opposition s’est unie pour contester ces résultats. Malgré cela et la crise postélectorale qui commençait, les Présidents Emmanuel Macron et Macky Sall, le secrétaire général des Nations unies Antonio Gutterez, et le chef de la diplomatie française Jean-Yves Le Drian se sont précipités pour reconnaître la victoire d’Ibrahim Boubacar Keïta, avant même le verdict de la Cour constitutionnelle. Un malheur malien en chassant un autre, d’aucuns ont voulu croire que cette crise postélectorale était terminée, or il n’en était rien, le feu couvait toujours sous la cendre. IBK n’a jamais eu de réelle légitimité pour ce mandat-là. L’insurrection malienne ne devrait donc étonner ni les chancelleries occidentales ni les institutions internationales.
À la veille de cinq élections présidentielles cruciales en Afrique de l’Ouest, les événements qui se déroulent actuellement au Mali devraient faire réfléchir cette «communauté internationale». En validant des scrutins insincères et en choisissant la stabilité à court terme, celle-ci installe le désordre à moyen et long terme tout en piétinant, au passage, la démocratie à laquelle elle se dit pourtant si attachée.
Au nom du fils
En outre, sachant qu’il ne devait pas son fauteuil aux suffrages des Maliens mais à la bienveillance de ladite communauté internationale, IBK n’a ni pris en compte le carton rouge brandi par les électeurs ni écouté les récriminations de la rue. Il a continué à gouverner avec son clan, sans se préoccuper du sort des populations qui manquaient de tout. Les affaires de corruption se sont enchaînées, après l’histoire de l’achat des «avions qui ne volent pas», il y a eu celle des «blindés en carton». Le Mali a vécu dans un état de crise permanent. Puis, le Président malien a tenu contre vents et marées à organiser les élections législatives alors que l’état sécuritaire du pays ne le permettait pas et que l’opposant Soumaïla Cissé avait été enlevé. Cerise sur le gâteau, la Cour constitutionnelle a changé les résultats des urnes en repêchant dix candidats du parti présidentiel. IBK a-t-il cru que la manœuvre allait passer une nouvelle fois? Dans un premier temps, la communauté internationale s’est tue. Les Maliens, eux, n’ont pas supporté cette humiliation supplémentaire et ont ravivé le feu qui couvait sous la cendre.
Le Président Keïta a commis une autre erreur, celle de placer son fils au cœur du pouvoir, oubliant que les peuples détestent ces relents monarchiques et que cet «amour filial» précipite la chute des chefs d’État. Mouammar Kadhafi, Hosni Mubarak et Abdoulaye Wade l’ont appris à leurs dépens. Le 13 juillet, Karim Keïta a adressé une lettre à la nation dénonçant «l’ambiance délétère» autour de sa personne tout en regrettant que «rien ne lui ait été épargné». Dans la foulée, il a démissionné de son poste à la présidence de la Commission Défense de l’Assemblée nationale. Il n’est pas certain que ce geste soit suffisant pour calmer les rancœurs de la population envers «le fils de…».
Au nom de Dieu
La coalition M5-RPF qui mène la contestation est un attelage hétéroclite dans lequel se retrouvent des hommes politiques et de la société civile de tous bords. Entre toutes ces personnalités, il n’y a aucune convergence politique ni idéologique, un seul mot d’ordre les unit: «IBK démission». La figure de proue de cet aréopage est Mahmoud Dicko, un imam salafiste formé en Arabie saoudite. C’est lui le personnage charismatique qui déplace les foules, les autres forces se rangeant derrière lui en espérant bénéficier de sa popularité et de sa force de frappe. Pour autant, les Maliens ne manifestent pas au nom de Dieu ni de la charia, ils veulent vivre tout simplement: manger, se soigner, envoyer leurs enfants à l’école, avoir de l’eau et de l’électricité et ne plus se coucher en se demandant si le lendemain ils seront encore vivants. Ils veulent moins de corruption et plus de démocratie. Des demandes pour le moins raisonnables en ce XXIe siècle.
Que se passera-t-il si IBK n’arrive pas à calmer les manifestants et à se maintenir au pouvoir? Qui dirigera une transition? À cette heure, c’est encore une grande inconnue. Quoi qu’il arrive, l’imam Dicko est devenu un personnage incontournable sur la scène politique malienne et rien ne se fera sans lui. Il a acquis une stature en partie par sa gestion intelligente de cette crise, mais surtout à cause des multiples erreurs commises par le Président Keïta. Des annonces tardives et peu claires, comme la dissolution du Conseil constitutionnel et surtout la répression démesurée ont fait le lit du religieux. L’imam sait qu’il est scruté de près par la communauté internationale. Il n’était, très opportunément, pas présent à la manifestation du 10 juillet qui a dégénéré. Et le voilà aujourd’hui grand seigneur, à appeler au calme en chœur avec l’ONU, l’UA et l’UE.
Outre que personne ne connaît le véritable agenda de l’imam Dicko et de ses amis saoudiens et émiratis, l’importance qu’il prend au Mali ne sera pas sans poser de problèmes. Les autres communautés musulmanes, majoritairement soufies, risquent de se sentir menacées, ainsi qu’une grande partie de la société civile attachée à un État laïc. Les mêmes qui manifestent avec lui aujourd’hui risquent fort de défiler contre lui demain…
*Institut de Veille et d’Études des relations internationales et stratégiques