Pour rebondir sur l’Epopée ancienne de Soundiata (Sunjata Fasa), un des textes fondamentaux que j’utilise dans mes séminaires sur le Mandé (histoire, littérature et cinéma), je fais comprendre à mes étudiants américains que le héros, appelé “Ngana“ ou “nwana“ chez nous, fonctionne comme un énorme porte-manteau auquel notre société orale accroche et sauvegarde pour la postérité ses valeurs fondamentales, car au-delà de la personne physique et de l’historicité plus ou moins vérifiable de ce personnage séminal, ce qui importe pour les sociétés orales, c’est la survie de leurs valeurs morales ou de certains types d’enseignement fondamentaux, qu’ils soient d’ordre moral, philosophique ou politique.
Pour ne citer que quelques exemples, la notion du héros illustre en soi le rôle que peut jouer l’individualisme positif dans une société généralement communautaire, comme la nôtre. Le proverbe mandingue qui dit, “ngana ma mandi fò kojugu dõ(lõ/nasalisé)“, le héros n’est aimé que les jours d’épreuve“, est un aphorisme traduit sous d’autres cieux par le dramaturge allemand Bertolt Brecht, qui disait lui aussi: “Malheur au pays qui a besoin de héros et malheur au pays qui n’a pas de héros”.
Paradoxe s’il en est, qui s’explique ainsi: quand tout est calme (lorsque le statu quo s’installe et que la société s’enferme dans la complaisance et la léthargie), le héros est la personne qui vient la bousculer pour la réveiller, et souvent même par la violence, afin de provoquer le changement qui doit mener au progrès collectif. Dans le contexte faussement lénifiant du statu quo, la société se méfie du héros, un homme ou une femme assoiffés de réputation individuelle (tògò/nom individuel/ce que l’individu laisse derrière soi en quittant le monde, tó nkò).
Qui a besoin d’un héros quand tout le monde veut et peut dormir sur ses deux oreilles ? Le héros est considéré dans ces conditions comme un trouble-fête dont le destin est estimé gênant et perturbant. N’est-ce pas le cas de Soundiata, chassé par son demi-frère et forcé à prendre les chemins de l’exil avec sa mère Sogolon-la-bossue, ses sœurs et frères? Mais quand plus tard, le statu quo devient insupportable ou que la société est confrontée à un danger exceptionnel, comme c’est le cas sous le règne de Soumaoro (incarnant ici l’invasion extérieure), le peuple fait appel à Soundiata, qui revient alors pour affirmer son caractère héroïque (son nganaya) en prenant la tête des troupes de libération.
Chassé hier, Soundiata est désormais imploré de rentrer au pays pour sauver son peuple muselé. “ngana ma mandi fò kojugu don“, comme le dit le refrain de la chanson. Dans la foulée, l’artiste oral qualifie Soundiata de “Manden jenjen fin ani Manden kagna fen“, c’est-à-dire la force (la personne) qui a dispersé le Manden pour le rajuster solidement sur ses bases. Comprenons cela comme l’homme qui a secoué la torpeur du Manden pour lui assurer une existence meilleure, à l’intérieur de frontières géographiques élargies et dans un espace juridique et un cadre institutionnel plus convivial (Kurukan Fuga), le tout aboutissant à un empire et à une Pax Mandenka, qui rayonneront pendant des siècles, comme le disent les historiens modernes.
Soundjata est aussi l’incarnation de la psychologie mandingue (adjectif pris dans son sens le plus large, comme un fait de civilisation et non d’ethnie), à savoir la tension entre la dimension individuelle de la personne et sa dimension collective. Nous avons tous une dimension collective incarnée par le “Jamu“, le patronyme, l’identité automatique acquise à la naissance (synonyme de statu quo, dans un sens), et en contrepoids, une dimension individuelle, “tògò” (le prénom), nom qui singularise l’individu et lui permet de se démarquer de la masse indéterminée qu’est l’identité familiale ou de groupe. Les Mandingues disent que le but de l’existence, c’est de conquérir par son effort personnel un nom, k’a tògò sòrò, entendons par là, le nom individuel, lui-même synonyme de réputation (célébrité). Pourquoi cela est-il impérieux?
C’est parce que l’individu, tout individu, hérite d’un capital à la naissance, héritage qu’il doit faire fructifier, l’agrandir avant de le passer à la collectivité, à sa communauté, en quittant ce monde. Le tó nkò (tògò) est de cette façon la contribution individuelle au patrimoine collectif. En d’autres termes, c’est en voulant assouvir sa soif de renommée individuelle que la personne (mògò) parvient à agrandir le nom (héritage) familial (jamu), autrement dit, le bien-être du groupe social entier. Rappelons-nous qu’avant Soundiata, le nom de son clan était Konaté mais que c’est par son action personnelle, la prise de l’héritage laissé par son père (un petit royaume sous occupation) que son nom est devenu “Kè ta” (Prends l’héritage). À ce titre, la Geste de Soundiata est destinée à représenter une valeur fondamentale non seulement pour le Mandé ou les Mandingues mais également pour toute société humaine: aucun individu ni aucune société ne peut se construire sans assumer son héritage, si modeste ou si grandiose soit-il. Pour cette raison, cette épopée (fasa) n’est pas le panégyrique d’une seule famille ou d’un seul clan, les Keïta (Kèta) ou les Mansaré, comme nous le font croire les griots mal informés. Elle est l’incarnation d’une valeur qui importe tant à la survie de la société.
Le Sunjata Fasa est plutôt une célébration de tous les clans de la société car tous sont représentés dans le combat pour la libération du pays des griffes de “l’ennemi”, terme qu’il nous faut même mettre entre guillemets parce que même Soumaoro Kanté, l’antagoniste supposé de cette histoire, et son clan de forgerons (numuw) sont loués abondamment dans l’épopée de Soundiata. N’oublions pas que Soumaoro représente la technologie (la connaissance “magique” du feu et du fer), outils nécessaires à l’existence de toute société.
Notons bien que l’histoire nous dit que Soundiata a vaincu Soumaoro Kanté, le roi-sorcier, sans jamais arriver à le tuer. Peut-on tuer la connaissance ou une société peut-elle s’en passer ? Non, on le ferait à ses propres dépens, comme c’est le cas dans notre pays depuis les décennies où l’école laïque publique a été délaissée, avec le recul et la régression qui s’en sont suivis. Ainsi, les forgerons (numuw) sont respectés dans la cosmogonie mandingue comme les “premiers fils de l’humanité”. Soundiata, tout comme Soumaoro, son antagoniste, tirent tous les deux leur force, leur connaissance (donko) et leur savoir-faire (séko) d’un même univers obscur, inaccessible au profane.
Au-delà de leur historicité physique, difficilement vérifiable en oralité, Soumaoro Kanté le forgeron et Soundiata Keïta le chasseur doivent être vus comme des allégories (des symboles) de la connaissance et du pouvoir, lesquels se présentent toujours comme un univers de dualité et de tension dialectique, source de tout progrès social. La notion du sababu (de “asbab“ en arabe) fortement ancrée dans nos mentalités fait que ni Soumaoro ni Soundiata ne représentent à nos yeux le bien ou le mal absolu. Sans Soumaoro Kanté, il n’y aurait pas de Soundiata et vice-versa. Soumaoro Kanté, reconnu comme partie intégrante de l’ascension non seulement de Soundiata mais de tout le Mandé également, est célébré comme tel: “An ka dòni fò Soumaoro yé, Manden mansa fòlò ani mansa duguren“/“Chantons l’hymne de Soumaoro, premier roi et roi authentique du Manden“.
Pour terminer, je me permettrais de poser la question suivante: “Et si nous voyions en Soundiata le symbole, non d’un passé parfait de nos sociétés, mais plutôt comme l’incarnation du monde meilleur auquel notre Mali, dans sa grande diversité ethnique, raciale et religieuse, aspire au prix des soubresauts violents que nous vivons aujourd’hui ? Pour que cela se fasse, notre pays dans son ensemble doit accepter de se remettre en question sur divers points essentiels: l’éducation dans nos familles, l’intégrité de notre moralité, la concordance entre nos dires et nos actes, l’abnégation et le sacrifice personnel dans le service communautaire, le dévouement au bien-être de la collectivité d’abord et sur tout, la pérennisation de nos institutions en donnant à chaque groupe une place confortable selon un nouveau contrat social (une refondation, comme le disent certains), etc. La poursuite heureuse de toutes ces hautes ambitions dépendra de notre détermination à reconstruire l’école malienne, pépinière incontournable de l’émergence de citoyens et de citoyennes d’un type nouveau, qui se connaîtront assez bien pour assumer notre héritage (yèrè dõ ni maaya) et qui utiliseront leurs connaissances pour assurer le bien-être de la collectivité et dans la défense des acquis d’une démocratie réelle.
C’est en prenant conscience de la profondeur intellectuelle de Soundiata et d’autres leaders qui se sont inspirés de son modèle de leadership souple mais ferme que le Mali futur se mettra solidement et à long terme sur la route de la stabilité, évitant ainsi le risque qui nous guette, à savoir l’anarchie institutionnelle, dont la référence est le pouvoir foncièrement capricieux, opportuniste et jouisseur des tondjons du royaume bamanan de Ségou, aux 18ème et 19ème siècles. Attelons-nous tous donc de façon sincère à sauver notre Mali pour que le Tout-Puissant nous seconde dans cette entreprise salutaire! Nous en sommes capables, car il nous a été dit que le Mandé est un navire qui peut tanguer mais qui ne chavirera pas.
Chérif Keita, Ph.D
The William H. Laird Professor of French and the Liberal Arts