Analyste au Centre de recherche et d’analyses politiques, économiques et sociales du Mali (CRAPES), il déplore le fait que la contestation se focalise sur des individus, alors que la crise est systémique et requiert des changements plus profonds
L’Essor : Quel commentaire faites-vous sur l’évolution de la situation sociopolitique du pays ?
Dr étienne Fakaba Sissoko : Il convient tout d’abord de relever que la crise actuelle est différente de toutes les crises que le Mali a pu connaître depuis les trente dernières années tant par sa nature multiforme et variée que par sa profondeur. Pourtant, quand on regarde de près les attitudes des acteurs, nous avons l’impression que ces derniers, (le M5-RFP, le président de la République, le gouvernement, la Cedeao et une bonne partie de la société civile) soit n’ont pas compris les enjeux de la crise, soit ne sont pas conscients du danger qui guette le pays.
En effet, la crise sécuritaire depuis 2012 essentiellement au nord du Mali, s’est caractérisée par une perte de souveraineté avec l’occupation par différentes forces obscures des 2/3 du territoire national. L’absence des symboles de l’État, de l’administration, l’abandon des populations par l’État en termes de fourniture des services sociaux de base, de sécurité avec une présence de l’armée, ont aggravé la crise au centre du pays avec des allures de guerre civile. Tout cela renforce la mise sous tutelle du Mali avec la présence des forces étrangères.
Face à ce drame, une des réponses de l’État était la mise en œuvre d’un programme de restructuration de notre armée avec la Loi de programmation militaire, qui malheureusement, peine à produire les résultats escomptés. Comme si cela ne suffisait pas, le pays, à l’instar du reste du monde, vit à l’heure d’une crise sanitaire sans précèdent avec ses corollaires sur tous les segments de la vie économique, sociale et politique. C’est dans ce contexte que la crise politique née des dernières élections législatives a ébranlé les fondements du pays.
Bien que la responsabilité du président de la République ait été clairement établie dans la dégradation de la situation du pays, l’objectif de ces contestations, qui est de demander la démission du chef de l’État, nous paraît hasardeux et dangereux au regard de ce que nous venons de décrire. Il est vrai que la situation est dramatique, qu’il y a une nécessité de changer de cap et il est vrai que nous ne pouvons pas faire les deux ou trois prochaines années dans la situation actuelle. Mais comme j’ai l’habitude de le dire, c’est une crise de système que nous sommes en train de vivre et non une crise des individus.
Malheureusement, avec les dernières évolutions, la focalisation du M5-RFP sur l’individu IBK est, de mon point de vue, une erreur d’appréciation de la crise. Il nous faut dépasser les questions de personnes, des individus, et s’attaquer au système, et cela ne peut se faire que dans la conduite de réformes rigoureuses. Et nous avons eu la chance, après plusieurs tentatives, de vivre le Dialogue national inclusif qui a été un fort moment de communion entre les Maliens et qui nous a permis de traiter l’ensemble des problèmes auxquels le pays fait face.
La question de l’Accord pour la paix et la réconciliation, la révision constitutionnelle, le retour de l’administration, des réfugiés, le retour de l’armée dans les zones que nous avons perdues, font aujourd’hui que les pistes de solutions existent en pratique pour sortir de cette crise. Maintenant, est-ce qu’il faut s’asseoir sur ces pistes de solutions et aller dans une autre lutte ? De notre point de vue, cela n’est pas vraiment la solution.
Certains pourraient penser que c’est une posture qui tend à défendre un président de la République ou un gouvernement. C’est loin de là. La vérité, c’est que le pays est en danger. La vérité, c’est que nous n’avons pas la maîtrise de notre souveraineté, tant politique, qu’institutionnelle et même sécuritaire. Donc, l’union sacrée et le dialogue doivent être au cœur de tout ce que nous entreprenons actuellement pour sauver le pays. Mais quand on voit les tergiversations depuis plusieurs jours, les médiations qui n’arrivent toujours pas à porter fruits parce qu’on veut la tête de tels ou tels individus. De mon point de vue, les acteurs n’ont pas compris l’ampleur et la profondeur de la crise. Malheureusement, au regard de cette évolution, on se rend compte que finalement on n’est pas sorti de sitôt.
L’Essor : Les lignes de crispation semblent toujours figées pour la résolution de cette crise malgré plusieurs missions de bons offices. Êtes-vous d’avis que le dénouement passera par des solutions endogènes ?
Dr étienne Fakaba Sissoko : Il est important de conjuguer l’intervention de toutes les personnes de bonne volonté, de toutes les organisations internationales qui accompagnent le Mali. Toutes les décisions politiques majeures que nous prenons, c’est avec ces organisations internationales. Nous sommes sous tutelle, il ne faut pas avoir peur, ni honte de le dire. C’est ça la vérité. Politiquement, économique et sur le plan sécuritaire, nous sommes sous tutelle. Le danger que le pays traverse n’a pas d’impact que sur le Mali, mais sur l’ensemble de la sous-région avec la lutte contre le terrorisme. La stabilité du Mali est gage de stabilité pour la région. Il est important que cette sous-région que nous avons en commun, puisse s’impliquer davantage pour que nous puissions trouver des solutions ensemble. Parce qu’au niveau national, c’est une crise de confiance qui s’est installée.
Aussi, nous avons une classe politique qui ne fait plus confiance au président de la République. Donc tout accord avec ce président, dont on sait par avance qu’il ne tiendra pas ses engagements, est voué à l’échec. La preuve, c’est le Dialogue national inclusif dont les résolutions ont fait six mois sans pouvoir être mises en œuvre.
Ensuite, il y a cette classe politique aussi qui veut exercer le pouvoir sans pour autant passer par la voie des élections. Ce qui est inconcevable dans une démocratie. Ce qu’on dénonce, c’est la mauvaise gouvernance, mais, on oublie de dire que la mauvaise gouvernance n’est pas qu’économique, elle est aussi politique. En ce sens que lorsque dans une démocratie un président ou une institution est mise en place pour tel nombre d’années, vous ne pouvez pas changer ces institutions au gré des humeurs sans la fin de ce mandat. Sinon, vous retombez dans une instabilité institutionnelle et cela est une forme de mauvaise gouvernance politique.
Il faut également que lorsque nous parlons de mauvaise gouvernance que nous mettions dans notre analyse que ce que nous demandons en termes de démission du président peut-être aussi considéré comme la mauvaise gouvernance. La solution, elle est ici, mais elle doit se faire de concert avec la sous-région. Elle doit se faire sous l’égide de la Cedeao qui a pris le devant dans ces négociations pour être ne serait-ce qu’une forme de garant moral de l’accord qui va être trouvé. Les trois problèmes, sinon les quatre problèmes majeurs étaient la question de la Cour constitutionnelle qui est en passe d’être réglée même si les juristes continuent le débat autour de la constitutionalité ou non. En tout cas, l’objectif, c’était le départ de l’ancienne cour. C’est un fait.
L’autre problème, c’est la question de l’Assemblée nationale qui, de mon point de vue, doit être réglée aussi impérativement, parce qu’on ne peut pas pénaliser les citoyens pour des erreurs administratives. Ceux dont les voix ont été annulées, ne sont en rien responsables des faillites du système. Si l’administration, les préfets, les maires et autres n’ont pas joué leur rôle, ce n’est pas la faute du citoyen. Cela a inversé un certain nombre de résultats qu’il faut rétablir aujourd’hui à défaut de dissoudre l’Assemblée nationale. Je suis de ceux qui ne sont pas pour la dissolution de l’Assemblée, pour la simple raison que cela va engendrer des coûts financiers dans la situation de crise de notre pays. Elle va causer du tort à certains qui ont été très bien élus dès le premier tour. Donc pourquoi pénaliser ceux-là aussi. Il faut rétablir tout simplement la voix des urnes. Aujourd’hui de plus en plus, on parle de gouvernement d’union nationale. Certains font de la tête du Premier ministre un point de crispation. Si ce n’est que cela la solution, il faut sortir des questions de personnes. Qu’est-ce que nous souhaitons ? Nous souhaitons que la forme de la gouvernance change. Cela peut changer si on s’attaque aux problèmes.
Que l’on propose un accord politique, une feuille de route, une charte de transition, un mémorandum comme le M5 le fait et qu’on identifie les problèmes auxquels les Maliens font face. Et qu’on décide ensemble que c’est la mission qui est confiée au gouvernement. Un travail préalable a été fait par le Dialogue national inclusif. Il faut faire de la mission du prochain gouvernement, la mise en œuvre des résolutions et recommandations issues du Dialogue national inclusif. De mon point de vue, si on fait cela, on échappe d’abord à la crise que nous sommes en train de vivre : la crise électorale. Parce qu’il y aura une réforme sur le système électoral. Nous allons échapper à la crise liée à l’Accord pour la paix et la réconciliation parce que la révision de l’Accord est un pan essentiel traité dans le Dialogue national inclusif.
Nous allons échapper aux questions de découpage territorial, aux questions de retour de l’administration, de l’armée, des réfugiés à la reconquête de l’intégrité de notre territoire. Les solutions existent. Elles doivent aller au-delà des clivages de personnes. Certains s’accrochent aujourd’hui aux aspects de majorité-opposition alors que même lors des dernières élections, nous avons vu, les candidats de ces deux bords aller sur les mêmes listes électorales.
La situation du pays est tellement grave que nous devons dépasser les clivages opposition-majorité et aller vers l’union sacrée. C’est dans l’union sacrée et dans le dialogue sincère que nous pouvons rétablir l’intégrité de notre pays. C’est dans l’union sacrée des cœurs et des efforts, que nous pouvons retrouver Soumaila Cissé qui, aujourd’hui, a disparu de façon mystérieuse. C’est enfin dans cette union sacrée, que nous trouverons des solutions aux autres problèmes qui assaillent le peuple malien. Notre salut est dans le dialogue.
L’Essor : Quelles concessions, à vos yeux, les différents acteurs devront faire pour sortir de cette situation ?
Dr étienne Fakaba Sissoko : Je crois qu’il y a déjà des avancées. Premièrement, la Cour constitutionnelle vient d’être totalement recomposée. La deuxième concession que l’on pourrait faire, c’est la mise à l’écart de ceux qui sont appelés les « députés mal élus ». La troisième concession, c’est la mise en place d’un gouvernement d’union nationale avec comme mission principale la mise en œuvre des résolutions et recommandations issues du Dialogue national inclusif et de l’éventuelle feuille de route de sortie de crise. Un comité de suivi composé de tous les acteurs significatifs avec des gens irréprochables pour qu’ils suivent la mise en œuvre de cette feuille de route.
Je suis certain que si nous arrivons à faire l’ensemble de ces réformes, nous allons avoir un système électoral fiable qui nous permettra en 2023 d’échapper à ce que nous sommes en train de connaître. Nous aurons un découpage territorial. Nous aurons, en tout cas, un début de dialogue avec les terroristes parce que cela est l’une des recommandations fortes du Dialogue national inclusif. Nous allons réviser l’Accord pour la paix et la réconciliation. Toutes ces mesures ne peuvent se faire que si nous acceptions de nous asseoir et dialoguer.
Aujourd’hui, c’est ce dialogue qui est impossible parce que le M5-RFP n’est dans aucune autre disposition que de discuter sur les conditions de départ du président de la République. Or, ce dernier dit qu’il est élu pour cinq ans et qu’il ne peut pas démissionner parce cela est anticonstitutionnel.
Donc, ce fossé étant tellement grand, il y a lieu qu’on puisse accepter le principe du dialogue.
à défaut, il faut que l’État s’assume dans toute sa rigueur. Et cela nous amène aux événements malheureux que nous avons connus le 10 juillet dernier et personne n’a intérêt à une telle escalade de la violence qui nous éloignerait de l’essentiel. Donc, de part et d’autre, les Maliens ont intérêt à revenir à de meilleurs sentiments parce que le monde entier ne peut se mobiliser pour nous et que nous-mêmes, ne soyons pas conscients que nous sommes un pays fragile, que nous sommes un pays au bord du gouffre, que nous sommes un pays qui a besoin de s’unir.