Même si l’on savait le président malien fragilisé, on ne s’attendait pas à Paris au coup d’État qui a provoqué sa démission. Le rôle de la France dans les récentes négociations entre l’opposition et le pouvoir, tout comme son soutien indéfectible apporté au premier ministre Boubou Cissé, est aujourd’hui mis en cause. Sans cela, les militaires ne seraient peut-être pas sortis de leurs casernes.
Depuis le coup d’État qui a abouti à la démission forcée d’Ibrahim Boubacar Keïta (surnommé IBK) le 18 août (lire notre article), les autorités françaises tentent de faire bonne figure. La France s’est même montrée parmi les plus conciliants des principaux partenaires du Mali. Certes, elle a rapidement condamné le putsch. Mais alors que les dirigeants de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) tiennent un discours de fermeté, exigeant notamment la libération d’IBK et son rétablissement en tant que président, Paris s’est montré bien plus mesuré.
Dès le lendemain du coup d’État, Jean-Yves Le Drian, le ministre des affaires étrangères, a déclaré avoir « pris acte de l’annonce de la démission du président ». S’il a appelé « au rétablissement sans délai d’un pouvoir civil », il n’a pas exigé qu’IBK retrouve son poste. Même son de cloche du côté de l’Élysée. Un tweet d’Emmanuel Macron (« Au Mali, le pouvoir doit être rendu aux civils et des jalons doivent être posés pour le retour à l’ordre constitutionnel. Le Président Keïta, son premier ministre et les membres du gouvernement doivent être libérés sans délai et leur sécurité garantie ») et une déclaration publique, le 20 août, dans laquelle il demande que « le pouvoir soit rendu le plus rapidement possible aux civils et qu’une transition rapide et démocratique soit assurée », ne sont pas passés inaperçus à Bamako.
Il n’en fallait pas plus pour alimenter la rumeur d’un coup d’État mené avec l’assentiment de la France. « Comment pouvaient-ils ne pas savoir qu’un coup se préparait, avec tous les moyens de surveillance dont ils disposent ici ? », s’interroge un entrepreneur ouest-africain qui navigue entre le Mali et la France.
IBK a-t-il été lâché par Paris, après avoir été soutenu à bout de bras par l’ancienne puissance coloniale pendant plusieurs années ? La thèse d’un coup fomenté avec l’aval de la France semble peu probable. « On a été surpris, comme tout le monde, affirme un diplomate français en poste à Paris, sous couvert d’anonymat. On savait que le régime vacillait depuis deux mois, et que si IBK ne faisait rien, il risquait de tomber, mais on ne pensait pas que l’armée interviendrait. Pas à ce moment-là en tout cas. » Plusieurs sources maliennes croient savoir que les putschistes n’ont pas plus de lien avec les autorités françaises, civiles ou militaires, qu’une bonne partie des officiers maliens – qui ont presque tous suivi une formation en France durant leur carrière et ont combattu aux côtés des soldats français ces dernières années contre les groupes jihadistes. « On connaît leur parcours, ce sont de valeureux militaires, mais cela ne va pas plus loin », assure une source élyséenne.
« Ce coup d’État ne fait pas nos affaires, rappelle un autre diplomate français qui a été en poste à Bamako dans un passé récent. Certes, IBK n’était plus un homme sur lequel on pouvait compter. Mais nous avons besoin de stabilité pour mener la lutte contre le terrorisme, et pas d’une nouvelle période d’incertitudes. » Macron l’a rappelé le 20 août : pour la France, la priorité dans la région est « la poursuite de la lutte contre le terrorisme ».
Si les dirigeants français n’apparaissent pas révoltés par ce coup de force, c’est surtout parce qu’il ne les étonne pas plus que cela. Ils n’en sont pas moins contrariés. Certes, Macron et Le Drian ne comptaient plus guère sur IBK pour tenter de relever le pays. Le président malien, élu en 2013 avec le soutien à peine voilé de la France (et d’une bonne partie de la communauté internationale), a joui d’un soutien sans faille de l’Élysée lorsque son locataire était François Hollande, en dépit des nombreux scandales de corruption qui ont éclaté dès le début de son mandat et dans lesquels certains de ses proches étaient impliqués. Mais la donne a changé avec l’élection de Macron en 2017. « Très vite, le président est arrivé à la conclusion qu’IBK n’était pas fiable, qu’il avait une part de responsabilité dans la déliquescence de l’État, et qu’il serait incapable de mettre un frein à l’affairisme de son entourage », indique le diplomate cité plus haut.
Les autorités françaises ont alors décidé de tout miser sur le premier ministre, plutôt que sur un président réputé dilettante et connu pour déléguer le gros du travail à ses collaborateurs. Ce fut d’abord Soumeylou Boubèye Maïga : cet homme de réseaux bien vu à Paris en dépit de son impopularité au Mali, est considéré comme celui qui a permis à IBK de se faire réélire en 2018, à l’issue d’un scrutin très contesté. Puis, après sa démission en avril 2019 provoquée par une série de manifestations, ce fut au tour de Boubou Cissé.
Peu connu des Maliens avant d’être appelé dans le premier gouvernement d’IBK en 2013 (il a successivement occupé les ministères des mines et de l’économie et des finances), cet ancien cadre de la Banque mondiale avait tout pour plaire à l’Élysée. C’est un libéral convaincu, qui a, au fil du temps, développé des relations de confiance avec les dirigeants français. « Il était bien vu à l’Élysée comme au Quai d’Orsay », admet un diplomate. Mais pas seulement. « Il était perçu comme un administrateur rigoureux et droit, indique un fonctionnaire international. Il était rassurant pour les institutions financières internationales et il tenait la baraque. » C’est du moins ce qu’il faisait croire à ses interlocuteurs français. « Je suis l’homme qu’il vous faut. Je suis le seul qu’IBK écoute. Sans moi, ce sera à nouveau la gabegie », répétait-il aux diplomates français visiblement conquis. Les macronistes comptaient ainsi sur lui pour tenir les rênes du pays.
Mais l’image dont il jouit à Paris n’a rien à voir avec celle qui est la sienne à Bamako. D’un côté, Cissé était perçu comme un « homme fort », qui était parvenu à trouver un modus vivendi avec l’entourage familial du président, et notamment son fils, le député Karim Keïta, à qui l’on prête une grande influence au Mali. « Il devait faire avec eux pour négocier sa survie, car il connaissait leur pouvoir de nuisance : c’est eux qui avaient en partie obtenu le départ de Boubèye Maïga. Mais il leur tenait tête. Il avait notamment réussi à conserver le ministère des finances et de l’économie contre l’avis de la famille du président, dans le but de mettre un frein à la gabegie », indique une source élyséenne.
De l’autre, Cissé est vu comme un affairiste aux ambitions politiques démesurées, de mèche avec la famille présidentielle et désireux de succéder à IBK. « Il fallait être aveugle pour ne pas voir l’impopularité de Boubou Cissé », peste l’entrepreneur cité plus haut. « Tout le monde ici voulait sa tête, y compris les alliés politiques du président, qui ne comprenaient pas pourquoi celui-ci le soutenait mordicus », précise un ancien ministre.
« Il ne cessait de dire aux Français que s’il tombait, c’était la porte ouverte aux islamistes »
La France n’y est pas pour rien. Plusieurs sources assurent que Macron (mais aussi Alassane Ouattara, le président ivoirien) l’a ardemment soutenu ces derniers temps, alors que sa tête était réclamée par l’opposition. Avant le putsch des militaires, le régime d’IBK vacillait depuis plusieurs semaines, sous les coups de boutoir du M5-RFP (Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques), une coalition hétéroclite de partis politiques, d’organisations de la société civile, de leaders religieux et d’hommes d’affaires qui dénonçait la corruption du régime et réclamait le départ d’IBK. Depuis le 5 juin, de nombreuses manifestations parfois violemment réprimées avaient mobilisé des milliers de Maliens et avaient fragilisé le président.
Cette coalition est menée par Mahmoud Dicko. Tenant d’un wahhabisme local et partisan d’un dialogue avec les jihadistes, cet imam, qui ne mâche pas ses mots envers l’ancienne puissance coloniale, qu’il accuse régulièrement d’interférer dans les affaires du Mali, fait figure d’épouvantail à Paris. Boubou Cissé l’avait compris. « Il ne cessait de dire aux Français que s’il tombait, c’était la porte ouverte aux islamistes », assure un homme qui a joué un rôle dans les pourparlers entre le M5 et le président. Au fil de ces négociations menées à huis clos et des entrevues nocturnes entre Dicko et IBK, les revendications du premier avaient évolué : si une partie de la jeunesse qui descendait dans la rue chaque semaine exigeait toujours le départ du président, les leaders du M5 étaient partagés. Dicko lui-
Mi-juillet, un accord est sur la table : IBK peut rester, mais il doit limoger son premier ministre et nommer un gouvernement d’union nationale dans lequel le M5 revendique quelques ministères, dont celui de l’éducation nationale, mais ni celui de la défense, ni celui de la sécurité. Dicko laisse en outre le président choisir son premier ministre. Le deal est jugé honnête, mais il capote au dernier moment. « La France et la Côte d’Ivoire refusaient de voir Boubou Cissé partir. Ils se sont arc-boutés, et IBK aussi », affirme un ancien ministre qui a participé aux négociations. Encore récemment, au cours des dernières heures précédant le putsch, un diplomate français expliquait aux leaders du M5 qu’ils devaient abandonner l’idée de faire sauter le premier ministre. « Notre position était de dire : ni démission d’IBK, encore moins celle de Boubou Cissé », confirme une source élyséenne.
Les militaires seraient-ils sortis de leur réserve si la France n’avait pas pesé pour sauver le premier ministre et si un accord avait été trouvé entre IBK et le M5 ? Plusieurs sources contactées par Mediapart pensent que non. « Jamais ils n’auraient pu assumer cela alors qu’un accord venait d’être trouvé et que le M5 jouit d’une bonne popularité au Mali », estime un négociateur. De fait, si les putschistes semblent ne pas avoir parlé de leurs plans aux leaders de la contestation, comme on le pense à Paris, ils ont depuis lors entrepris de les rencontrer. « Nous n’avons aucun lien avec le M5-RFP, a déclaré son parte-parole, le colonel-major Ismaël Wague. En revanche, ses revendications nous paraissent légitimes et nous nous reconnaissons dans leurs revendications. »