Moussa Traoré ne figure pas parmi les « pères de l’indépendance », ces hommes d’Etat qui, au terme de quinze années de parlementarisme au sein de l’Union Française, ont proclamé l’indépendance des Territoires d’Outre-Mer en 1960. Il est de la seconde génération des chefs d’Etat subsahariens de « la vague kaki ». Comme tout grand homme, il suscite la controverse, approuvé par certains, voué aux gémonies par d’autres. Il préside aux destinées du Mali du 19 novembre 1968 au 26 mars 1991. Ses vingt-trois ans passés au pouvoir ne sont pas appréciés de la même manière. Certains de ses anciens collaborateurs lui ont consacré un livre intitulé Le Mali sous Moussa Traoré aux éditions La Sahélienne afin « d’éclairer les générations actuelles et futures et de fournir aux historiens, chercheurs, des éléments utiles à leurs investigations. » Le sous-titre du livre est révélateur de leur intention : il s’agit de mettre en lumière « les grandes réalisations de l’UDPM, parti de développement ». Leur entreprise se trouve contrée par une autre initiative. Son auteur assimile les vingt-trois ans de pouvoir à « Vingt-trois ans de mensonge ».
Nous avons connu l’homme à partir de 1984. Le Parti se propose de rédiger une charte nationale de la conduite de la vie publique afin de procéder à un diagnostic de la situation prévalant au Mali, frappé à l’époque, et ce, à partir de 1974, par une série de crises d’ordre endogène et exogène (sécheresse, contrecoup du second choc pétrolier, baisse du coût des matières premières, échange inégal…). Un comité d’experts chargé d’assister le Bureau Exécutif Central (BEC) est créé et je suis rapporteur de la commission « Education, culture, affaires sociales, sports et loisirs ». Par la suite, après la rédaction de la Charte et le renouvellement des instances et organes de l’UDPM, une administration du Parti est créée et je suis nommé directeur de cabinet du secrétaire aux Affaires culturelles du BEC.
Ainsi, de 1984 à 1991, je me suis trouvé aux meilleurs loges pour voir évoluer le Mali sous la direction de Moussa Traoré. Après son départ du pouvoir, je continue de le fréquenter. Aussi, après sa disparition survenue le 15 septembre 2020, ai-je décidé de lui rendre hommage à travers cette étude consacrée aux différentes phases de sa vie, à sa gestion des crises à la suite de son accession à la magistrature suprême et, enfin, à sa gestion des affaires de l’Etat, tant au plan interne qu’au plan externe.
Militaire de père en fils
Moussa Traoré voit le jour le 25 septembre 1935, à Sébétou, modeste village du Khasso, à 14 km de Kayes. Dans le village, ils sont une bonne dizaine de personnes portant le nom Moussa. Différents procédés sont trouvés pour les différencier dont celui consistant à faire précéder le prénom du nom de la mère. Lui est surnommé, par les épouses de son père, Nabila Moussa. Les enfants de son âge, dans un souci de raccourcissement, ont fait de ce surnom Na Moussa. Pour beaucoup d’entre eux, même avec l’âge, il est resté Na Moussa.
A Sébétou, comme partout dans les campagnes africaines à l’époque, les activités sont rythmées par les saisons. Aussi arrive-t-il que les enfants soient employés par leurs parents, tantôt pour les travaux champêtres, tantôt pour la garde des petits ruminants.
Le père de Moussa, Kaba, a servi dans l’armée française sur différents fronts aussi bien durant la Première Guerre mondiale que durant la seconde. Avant lui, c’est son grand-frère qui a été recruté. Ce dernier, démobilisé, a été remplacé par son jeune frère sous le drapeau. Ainsi, dans sa famille, s’est installée la tradition de servir dans l’armée.
Kaba participe à la Première Guerre mondiale. Il est démobilisé en 1934 avec le grade d’adjudant. Pas pour longtemps. La Seconde Guerre éclate en septembre 1939. La France est envahie en 1940. De nouveau, il est appelé sous les drapeaux la même année avant d’être, par la suite, démobilisé définitivement.
Sa remise à la vie civile en 1934 a coïncidé avec une question de succession pour assurer les fonctions de chef de village de Sébétou. Les prétendants au poste ne manquent pas. Mais aucun ne fait l’unanimité. Le commandant de cercle de Kayes finit par intervenir. Il propose la candidature du vétéran de la Grande Guerre. Personne ne la récuse. C’est ainsi que l’ancien combattant de guerres mondiales devient chef du village de Sébétou. Son rappel dans l’armée française en 1940 n’occasionne pas la désignation de son successeur. Aussi reprend-il ses fonctions après sa seconde démobilisation et les exercera jusqu’à son rappel à Dieu.
Cependant, son autorité sera contestée durant une brève période. En effet, à la suite du déclenchement de « la Révolution active » en août 1967, comme bon nombre de chefs traditionnels, il a connu des démêlés avec les membres du Comité Local de Défense de la Révolution (CLDR), mais, comme bon nombre de chefs traditionnels, il sut leur tenir tête.
Les années de formation, la vie de garnison : quatre fois major
La tradition veut que, dans les familles musulmanes, à l’âge de six ans-sept ans, les enfants soient envoyés à l’école coranique pour apprendre quelques versets de coran leur permettant, ultérieurement, de s’acquitter de certaines de leurs obligations religieuses. Le frère de Moussa, Aziz fréquente l’école coranique, lui n’y est pas envoyé. Son père a d’autres ambitions le concernant : le faire enrôler dans l’armée. Pour cette raison, il est soustrait de la fréquentation de l’école coranique.
Octobre 1944, il est inscrit à l’école régionale de Kayes. Il y resté les six ans que dure le cycle de l’enseignement primaire. Avec le certificat d’études primaires élémentaires, il peut, compte tenu de son âge, se présenter au concours des bourses et entamer le cursus des études secondaires. Il préfère s’orienter vers l’Ecole des Enfants de Troupes de Kati, se présente au concours d’entrée de l’établissement, se classe major de sa promotion.
De 1950 à 1955, il fréquente l’Ecole des Enfants de Troupes de Kati. Au terme d’une formation de cinq années, il commence une vie de garnison. La première garnison où il est envoyé, avec le grade de sergent, est celle de Kankan. Il y reste une année exerçant une triple fonction ; adjoint au directeur du Centre d’instruction et instructeur des jeunes recrues. Le sergent-chef premier responsable du secrétariat du Centre d’instruction reçoit une mutation pour l’Algérie en 1955. Il est désigné pour le remplacer tout en continuant à s’occuper de l’instruction des jeunes recrues. Après Kankan, la vie de garnison se poursuit en Mauritanie, au Bataillon Autonome du Sahel Occidental (BASO) d’Aïn-el-Atrouss et au Sénégal.
Puis, c’est le séjour en France, à Fréjus, de 1956 à 1961. Dans cette ville, la France, soucieuse de faire évoluer ses possessions ultramarines vers plus d’autonomie, a créé, en 1956, l’Ecole de Formation des Officiers Ressortissants des Territoires d’Outre-Mer (EFORTOM). Moussa y est affecté comme instructeur au peloton. Il y fait la connaissance de beaucoup de futurs officiers originaires d’Afrique francophone subsaharienne. Président du CMLN, il se rend, pour la première fois, en Côte d’Ivoire sur invitation du Président Houphouët-Boigny. Il a la surprise d’y rencontrer, dans l’entourage du président, en qualité d’officier d’intendance, un de ses anciens élèves de Fréjus.
De 1958 à 1959, il fréquente le Cours Préparatoire d’Entrée à l’Ecole des Sous-Officiers de Fréjus, sur dérogation, compte tenu de son jeune âge. Au concours d’entrée, il se classe, pour la deuxième fois, major de la promotion et, par la suite, de 1959 à 1961, il fréquente l’Ecole des Sous-Officiers. Ses devanciers originaires du Soudan Français, ses « affreux » comme on dit dans le jargon militaire, y sont : Domo Ouologuem, Ousmane Traoré, Abdoulaye Ouologuem, Sékou Doumbia, Abdourahmane Maïga, Sory Ibrahima Sylla, Charles Samba Sissoko, Abdourahmane Diallo, Soumana Traoré, Tidiani Traoré. Comme camarades de promotion, il compte : Koké Dembélé, Moussa Keïta, Faguira Konaté, Mami Ouattara, Jean Bolon Samaké, Amadou Sissoko, Youssouf Traoré ; liste à compléter par Ousmane Coulibaly, Sékou Ly ; ces deux derniers étant inscrits à Strasbourg pour une formation identique.
L’EFORTOM, comme toutes les écoles françaises du genre, est une institution cultivant l’excellence. Elle reçoit sur concours, les élèves originaires des huit Territoires de l’AOF, des quatre Territoires de l’AEF, du Cameroun et du Togo. C’est dire que la compétition y est rude : on y est premier des premiers ou dernier des premiers. Moussa Traoré se classe premier des premiers. En effet, à l’examen de sortie, pour la quatrième fois, il se hisse au rang de major. En plus de son diplôme, il se prévaut d’un brevet de parachutiste et d’une spécialisation en administration.
Sa personne et ses résultats inspirent à ses instructeurs l’appréciation suivante :
Excellente tenue, très déférent, très bonne conduite, intelligent, calme, travailleur, discipliné, d’une probité exemplaire sympathique, qui sait se faire obéir par son exemple, très consciencieux, très dévoué et sachant se faire obéir dans toutes les circonstances car sachant prendre ses responsabilités.
III. Le tournant du 22 septembre 1960
A partir de 1958, l’histoire de la décolonisation s’accélère. En France, les dix jeunes Soudanais de la promotion, avec attention, suivent ce qui se passe dans notre pays au plan politique : le référendum du 28 septembre 1958, la naissance de la République Soudanaise le 24 novembre, l’indépendance de la Fédération du Mali le 20 juin 1960, l’éclatement de cette fédération le 20 août, le congrès extraordinaire de l’US-RDA le 22 septembre.
L’éclatement de la Fédération du Mali est durement ressenti par le groupe comme par tous les patriotes soudanais. Aussi, est-ce avec enthousiasme que les dix expatriés suivent les travaux du congrès extraordinaire de l’Union Soudanaise. A la fin des travaux, des résolutions sont adoptées. Ils décident de se solidariser avec les congressistes et de leur envoyer une motion de soutien.
Moussa Traoré est désigné par ses frères d’armes pour la rédiger. Il s’acquitte de la tâche et conclut son message en exprimant leur entière disponibilité pour servir la Patrie. Les autorités répondent, les remercient de leur engagement et leur demandent de poursuivre leur formation tout en se tenant prêts à rentrer, des billets allant leur être envoyés. De nouveau, Moussa prend la plume pour répondre et, avec le souci de faire économiser l’argent du contribuable, écrit : notre formation est terminée et nous disposons de billets de retour ; donc, inutile de nous en envoyer.
Les Français déploient tout un capital d’énergie pour nous maintenir sous leur drapeau car la possibilité leur est offerte de servir sous ce drapeau. Ils ont préféré retourner au pays pour se mettre au service de la jeune République du Mali.
Le retour au pays natal, les premières missions au Mali
Moussa Traoré fait partie des premiers officiers avec lesquels le général Abdoulaye Soumaré a créé l’Armée Nationale du Mali. Ce dernier, franco-sénégalais de nationalité mais dont le grand-père est originaire de Ségala (région de Kayes) a accepté de se faire nommer conseiller technique à Bamako, au titre de la coopération franco-malienne. Il y rejoint Modibo Keïta qui, auparavant, l’avait nommé, pour quelque quarante-huit heures, chef d’état-major de l’armée fédérale du Mali.
Une fois sur place, le colonel Soumaré est élevé au grade de général de brigade, nomme chef d’état-major général des armées et se voit confier la mission de créer l’armée malienne sur les cendres de la Coloniale. En France, Moussa Traoré et ses neuf camarades de formation, ayant terminé leur formation théorique, qui à Fréjus, qui à Strasbourg, s’apprêtent à intégrer Saint-Cyr pour la pratique. Soumaré leur demande de rentrer, leur promettant de leur faire bénéficier de la formation sur place, au pays.
Un centre d’application est ouvert à Kati. Les dix jeunes sous-officiers y suivent la pratique, se familiarisant avec toutes les armes de provenances diverses : américaine, chinoise, égyptiennes, française, israélienne, soviétique, tchèque. A la fin de la formation, Soumaré répartit les sous-officiers entre différents commandos autonomes en différents points stratégiques du pays (Kayes, Nioro, Ségou, Mopti, Gao, Tessalit) avec de quoi résister à un assaut pendant un certain nombre de jours en attendant les renforts venus de Bamako.
Moussa Traoré ne fera pas partie de ces commandos autonomes, il est maintenu à Bamako. En 1962, il est nommé instructeur permanent à l’Ecole Militaire Interarmes de Kati (EMIA). Sur instructions de ses supérieurs, il rédige un programme de formation pour une école d’officiers ainsi qu’un manuel avec la nomenclature de toutes les armes utilisées dans l’armée malienne. La première promotion placée sous son autorité comprend 47 élèves. Seuls six sont moins âgés que lui. Filifing Sissoko se classe premier au concours d’entrée, Baba Diarra est, à la sortie, le major de la promotion.
Toujours en 1962, il est chargé, avec le lieutenant Amara Danfaga, de convoyer depuis le port de Conakry jusqu’à Bamako, une cargaison plutôt insolite : plusieurs caisses sur lesquelles se trouve mentionné : « Danger ! Explosif ! ». Leur surprise est grande lorsque, à la suite d’une malencontreuse manœuvre, une des caisses roule par terre et s’éventre. Sa contenance : des billets de banque, des liasses de francs maliens. Ainsi, bien avant beaucoup de Maliens, ils viennent de comprendre que l’Etat a décidé de procéder à une réforme monétaire.
… et hors du Mali
En 1964, commencent les missions hors du Mali. Moussa Traoré est désigné instructeur des combattants d’Afrique australe en lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, le colonialisme en Angola, au Mozambique et en Namibie. Un ambassadeur est nommé à Dar-es-Salam, en la personne de Boubacar Diallo, spécialement pour l’appuyer dans l’entreprise. Des pressions sont exercées sur Julius Nyerere pour qu’il donne un espace où entraîner les combattants.
En juillet 1964 se tient la Conférence de l’OUA au Caire. Une concertation, en marge des travaux, y a lieu entre les chefs d’Etat des pays membres du Groupe de Casablanca. La décision y est prise de convoyer sur le Congo-Léopoldville de l’armement chinois devant être réceptionné par Laurent Désiré Kabila : des pistolets, des canons 85, des fusils mitrailleurs… Moussa Traoré et Ousmane Coulibaly sont désignés pour accomplir la mission.
L’Ouganda de Milton Obote refuse le passage sur son territoire. Ils consultent la carte et décident de contourner le refus en convoyant, par le lac Tanganyika, les armes destinées aux maquisards. L’opération est des plus périlleuses. Le ciel est en permanence sillonné par des DC des forces onusiennes. Ils choisissent d’embarquer l’armement sur des pirogues et de se déguiser en pêcheurs. C’est ainsi qu’ils sont arrivés au Congo-Léopoldville où ils sont accueillis par Laurent Désiré Kabila. A leur arrivée sur le territoire congolais, ils trouvent que des compatriotes maliens, sans doute des chercheurs de diamants, avaient mis en déroute des commandos acquis aux forces réactionnaires.
Le lendemain, les deux jeunes officiers décident de mettre l’armement en un lieu sûr. Le choix tombe d’abord sur une grotte. L’atteindre nécessite l’ascension d’une montagne de 2 000 m. A mi-parcours, ils sont pris sous le feu des DC 10 des forces onusiennes bombardant les nationalistes congolais. Aussi finissent-ils par renoncer à leur projet initial et choisissent de dissimuler l’armement, non plus dans la grotte envisagée, mais dans la forêt.
C’est également dans la forêt qu’ont commencé les séances d’entraînement au maniement des armes. Leur base est repérée et bombardée. Il y a beaucoup de blessés, mais pas un seul mort. Moussa er Ousmane, exploitant leurs connaissances en matière de secourisme, prodiguent les premiers soins aux blessés qui sont, ensuite, évacués sur la Tanzanie par pinasse.
Les bombardements incessants sur le territoire congolais les obligent à se replier sur la Tanzanie. Un camp d’entraînement y est créé où les nationalistes reçoivent l’instruction nécessaire pour devenir des combattants. Le rôle de l’instructeur Moussa auprès des combattants, dans la forêt, durant ces années, lui a valu, par la suite, le respect de bon nombre de dirigeants d’Afrique australe dont, en particulier, Nelson Mandela et Sam Nujoma.
La période des missions dans les camps prend fin en novembre 1968. Le mardi 18 de cette année, une nouvelle page de la vie de Moussa Traoré s’ouvre.
Par Issiaka Ahmadou Singaré
Docteur d’Etat-ès-Lettres
Professeur émérite de l’Université de Bamako