Malgré les réussites militaires françaises au Mali, la situation reste figée. Les discussions entre le pouvoir malien et certains groupes djihadistes sont de plus en plus fréquentes pour trouver une solution au bourbier. Officiellement, la France les condamne. Officieusement, elle ne s'y oppose plus.
La nouvelle n’a pas fait les gros titres et pourtant, l’armée française vient de remporter un succès majeur sur le théâtre de guerre malien. Vendredi 30 octobre, dans la région de Boulikessi, zone frontalière entre le Mali et le Burkina Faso, des commandos français, appuyés par les forces de l'opération Barkhane et des Mirage 2000, ont neutralisé « une soixantaine d’hommes (…) ça représente une Katiba », a précisé le général François Lecointre, chef d’État-Major des Armées, lundi 2 novembre au micro d’Europe 1. Des djihadistes affiliés au mouvement Ansar-ul-Islam, proche du Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans (GSIM) de l’émir touareg Iyad Ag-Ghali.
Quelques jours auparavant, le groupement « Takuba », une Task Force réunissant des éléments des forces spéciales françaises et estoniennes, s’était déployé pour la première fois. En soutien à une centaine de soldats maliens, ils ont éliminé une trentaine de combattants de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS). Ce qui porte le bilan à une centaine de djihadistes neutralisés au cours de la semaine passée. Des réussites qui permettent « de désorganiser l'ennemi, de montrer qu'il est de plus en plus aux abois et de le mettre à hauteur de nos partenaires », a poursuivi le Général Lecointre.
REFUS DE "DIALOGUER AVEC LES GROUPES DJIHADISTES"
Depuis Bamako, la capitale du Mali, Florence Parly, la ministre de la Défense, s’est félicitée de ces actions : « Alors que les autorités de transition malienne ont réaffirmé leur engagement dans la lutte contre le terrorisme, ce succès tactique nous montre une fois de plus que les groupes terroristes ne peuvent pas agir impunément face à nos forces. » Elle a également rappelé le refus de la France de « dialoguer avec les groupes djihadistes qui n’ont pas renoncé au combat terroriste ». Manière pour la ministre d’envoyer un message au pouvoir politique malien.
Car en coulisses, les discussions sont nombreuses entre Bamako et certains groupes djihadistes, ce qui officiellement n’est pas du goût de Paris. « Il y a actuellement deux groupes principaux dans ce qu’on appelle la zone des trois frontières. Le GSIM, qui a prêté allégeance à Al-Qaïda et EIGS, l’émanation de l’État islamique. Pour le moment, c’est le GSIM qui est toujours en position dominante, mais les deux groupes sont en guerre ouverte et ne se font pas de cadeaux », rappelle Wassim Nasr, journaliste à France 24 et spécialiste des mouvements djihadistes, auteur d’« État islamique, le fait accompli ».
DES GROUPES DJIHADISTES EN PLEINE GUERRE FRATRICIDE
Jusqu’à fin 2019, la situation malienne faisait office d’exception avec une sorte d’accord de non-agression entre les deux groupes. « Encore récemment, les relations personnelles entre commandants primaient sur le reste, explique Wassim Nasr. Les chefs des différents groupes se connaissent très bien. Mais tout ça a pris fin avec la montée en puissance de l’EIGS qui a réalisé plusieurs opérations fortes ayant mis à mal la domination de GSIM. L’élimination de certaines figures djihadistes historiques, comme Abou Ayad le Tunisien, par les forces françaises, a aussi contribué à l'envenimement de la situation entre groupes. Fin 2019, les escarmouches ont éclaté. Elles se sont transformées en véritables batailles rangées et depuis avril, il n’y a plus de retour en arrière ».
Si les deux groupes ne différent pas sur le mode opératoire militaire – troupes très mobiles, armements rudimentaires, opérations kamikazes – le GSIM à la différence de l’EIGS est « très imbriqué dans les dynamiques locales », précise le spécialiste des mouvements djihadistes : « AQMI a choisi de mettre à la tête du GSIM Iyad Ag-Ghali, un Touareg malien qui, avant d’être un djihadiste, est un homme politique. Le but d’al Qaïda est d’être reconnu comme une force avec à la clé des gains politiques. Ce qui n’est pas l’objectif de l’EI qui vise à faire table rase des situations locales. Par exemple, Amadou Koufa, qui est à la tête de la Katiba Macina affiliée au GSIM, est capable de faire des deals avec les notables locaux. L’EI, lui, élimine les notables pour les remplacer. »
LA POSITION FRANÇAISE A CHANGÉ
Une spécificité qui n’a pas échappé à l’état-major Français. Le 16 janvier dernier, à l’occasion du sommet de Pau organisé autour des présidents du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Niger, Burkina Faso et Tchad) – sommet d’abord prévu le 16 décembre mais reporté à la suite d'une attaque meurtrière d’une caserne militaire au Niger revendiquée par l’EI – Emmanuel Macron avait déclaré que « la priorité, c’est l’État islamique du Grand Sahara ».
Un mois plus tard, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), alors président de la République du Mali (il sera renversé par un coup d’État militaire en août 2020), interrogé par RFI et France 24 sur les possibilités de négociations avec les chefs du GSIM, confiait : « J’ai le devoir et la mission de créer tous les espaces possibles et de tout faire pour que, par un biais ou un autre, nous parvenions à un apaisement. Il est temps que certaines voies soient explorées […]. Nous ne sommes pas des gens butés, bloqués ou obtus. » Une première. Jusque-là, la présidence malienne réfutait officiellement toute idée de discussions avec ces chefs djihadistes. « L’État malien a en fait toujours négocié avec GSIM. De manière discrète, certes, mais c’était un secret de polichinelle. Ce qui a changé, c’est la position française. Sous Hollande, la France faisait systématiquement obstruction, ce qui n’est plus visiblement le cas malgré les déclarations officielles », note Wassim Nasr.
LA LIBÉRATION DE SOPHIE PÉTRONIN, UN CADEAU À LA FRANCE
Une volonté de discuter partagée de plus en plus par les différents acteurs du dossier malien. En mars, l’émir du GSIM, Iyad Ag-Ghali, s’est ainsi dit prêt à négocier avec le gouvernement malien tout en réclamant comme condition préalable le départ de la force française Barkhane. L’influent imam rigoriste Mahmoud Dicko, partisan du dialogue aves les djihadistes et un des meneurs du mouvement de contestation hétéroclite dont les manifestations avaient précipité la disgrâce d'IBK, avait même appelé à une « trêve ». Toutes ces ébauches de discussion ont ainsi permis la libération de l'otage française Sophie Pétronin, kidnappée en 2016 à Gao.
Un état de fait qui n’annonce pas pour le moment un changement majeur de stratégie sur le terrain. « Parler ne veut pas dire trêve pour autant. Il ne faut pas mélanger les canaux de discussion établis pour libérer les otages et les discussions politiques », insiste le journaliste de France 24. Preuve en est, selon lui, la neutralisation d’Abdelmalek Droukdel, le chef d’AQMI, en juin dernier, n’a pas remis en cause les négociations sur la libération de l’otage française. Les opérations militaires françaises et les coups portés aux groupes djihadistes, renforceraient même la position du pouvoir malien sur le plan politique : « Le gouvernement malien s’est même félicité de cette opération. Dans le rapport de force des discussions, le poids de l’intervention française est très important. La libération de l’otage Pétronin est d’ailleurs une sorte de « cadeau » de la junte à la France. La France est indispensable, pourtant elle ne tire pas de profit politique durable de son intervention qui dure depuis sept ans. »
"EXPLORER LA VOIE DU DIALOGUE AVEC LES EXTRÉMISTES"
Pour le moment donc, la situation malienne semble toujours figée, même si de plus en plus de voix s’élèvent pour pousser le pouvoir malien a accéléré les négociations avec le groupe de Iyad Ag-Ghali afin de sortir de ce bourbier. Dans une étude publiée en mai 2019, l’ONG Crisis Group estimait ainsi au sujet de la Katiba Macina affilée au GSIM que « L’État [malien] devrait mandater des chefs religieux pour tenter de discuter avec les jihadistes, en vue notamment de conclure un cessez-le-feu et d’atténuer les violences contre les civils. Il devrait aussi parrainer un dialogue entre les Maliens du centre, y compris les sympathisants des jihadistes, sur les griefs qui sous-tendent l’insurrection. »
Dans un entretien au Monde le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a estimé qu’« il y aura des groupes avec lesquels on pourra parler et qui auront intérêt à s’engager dans ce dialogue ». Mi-octobre, dans une tribune parue dans le quotidien suisse Le Tempsle commissaire de l’Union africaine à la paix, Smaïl Chergui, considérait lui qu’il convenait désormais « d’explorer la voie du dialogue avec les extrémistes ».
Un choix qui conduirait le Mali vers un scénario à l’Afghane. Le 15 septembre dernier, à Doha, après des années de guerre, une première rencontre entre une délégation afghane et les Talibans a lieu pour amorcer des négociations de paix.