Malgré les succès militaires de Barkhane, l’augmentation des effectifs européens et la pluie d’aides financières internationales, la situation au Sahel se dégrade. Retour sur un paradoxe avec Emmanuel Dupuy, président de l’IPSE et le colonel Hogard, ancien officier de Légion et des forces spéciales.
Nouveau carnage dans les rangs des forces armées maliennes (FAMa) dans la zone des trois frontières. Lundi 15 mars, la relève du poste de Tessit est tombée dans une embuscade tendue par une centaine d’hommes armés, à bord de pickups et de motos.
Opération Barkhane, le sursaut? La légion saute sur le Mali
Deux jours après les faits, le bilan est finalement communiqué: 33 soldats tués. L’État-major malien avance qu’une vingtaine de djihadistes auraient péri au cours de l’affrontement. Selon une source proche du dossier citée par l’AFP, ceux-ci pourraient être affiliés à l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). Le même jour, côté Nigérian, 58 civils ont été abattus alors qu’ils rentraient du marché.
Malgré le renforcement des contingents internationaux, le chaos perdure au Sahel. L’envoi de 1.200 soldats tchadiens avait été annoncé en marge du sommet de N’Djamena, il y a un mois. Dans la capitale tchadienne, qui accueille le poste de commandement de Barkhane, les dirigeants africains du G-5 Sahel, Angela Merkel, Charles Michel, le tout nouveau secrétaire d’État américain Anthony Blinken ainsi qu’Emmanuel Macron s’étaient félicités de la montée en puissance des différents dispositifs militaires et des résultats enregistrés contre les groupes djihadistes.
Le Sahel pris dans la spirale de la violence
Côté français, pas «d’ajustement du dispositif dans l’immédiat», déclarait aux journalistes le chef de l’État. «Précipiter un retrait […] serait une erreur» insistait-il, affirmant par ailleurs vouloir «décapiter» les groupes affiliés à Al-Qaïda*.
Opération Barkhane: points d'ancrage et moyens français au Sahel
Dans la presse, le bilan de ces huit années est sans appel: Barkhane est au mieux une «impasse», selon Mediapart, une opération «sans issue bénéfique», au pire, un «bourbier». En plus des cinquante-sept soldats français tombés depuis le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013, les médias relèvent le coût financier de l’opération, qui s’élève à 2,5 millions d’euros par jour.
Malgré ces sacrifices, les attaques perpétrées par les groupes armés persistent. Rien qu’au Burkina Faso, au Mali et au Niger, soient les trois pays les plus touchés par les violences, l’Onu impute aux factions islamistes pas moins de 4.000 décès en 2019, contre 770 en 2016. Soit une multiplication par cinq du nombre de victimes civiles, en trois ans. 2020 est même considérée comme l’année la plus meurtrière depuis l’intervention française au Sahel. Dans la région, le Haut commissariat aux réfugiés recense plus de deux millions de déplacés.
Élimination des chefs djihadistes, gare à «l’effet Ben Laden»
Pourtant, sur le terrain, les militaires de Barkhane n’ont pas à rougir de leurs résultats. Depuis le déclenchement de l’opération Serval en janvier 2013, les forces françaises ont enchaîné les succès et infligé de copieuses pertes aux groupes armés, et ce malgré l’immensité du territoire, huit fois grand comme la France.
«Paradoxalement, d’un point de vue opérationnel, la mission est une réussite», constate ainsi Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), rappelant l’élimination «de 1.200 à 1.500 membres desdits groupes armés djihadistes» l’an passé.
S’ajoutent à cela des «réussites particulièrement symboliques», comme l’élimination en avril du chef de la katiba Al Furqan, Abou Yahia Al Jazairi, et en juin du chef d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI)*, Abdelmalek Droukdel. Celle en novembre du chef militaire du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), Bah Ag Moussa, complète le tableau de chasse des Français.
Ce dernier groupe était «désigné par le patron de la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE), l’Ambassadeur Bernard Emié, comme étant désormais notre principal adversaire dans la bande sahélo-saharienne», souligne Emmanuel Dupuy, qui met toutefois en garde contre l’«effet Ben Laden»: jamais la «décapitation» d’un groupe armé n’a conduit à sa disparition.
Les soldats de Barkhane ont mené en 2020 128 actions de combat. En plus des membres des «groupes armés terroristes» neutralisés, 500 armes légères et de petit calibre saisies ou détruites, 40 armes lourdes et 15 lance-roquettes saisis ou détruits, ainsi que 25 pickups immobilisés.
Le président de l’IPSE rappelle ainsi que les éliminations des chefs d’AQMI, du MUJAO (Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest), d’Al-Mourabitoune et Ansar Dine, n’ont pas empêché le GSIM de fusionner tous ces mouvements et d’intensifier ses attaques depuis 2015.
Aussi, face à une menace qui continue de croître malgré les coups portés, l’armée française voit ses équipements monter en gamme. Au-dessus des têtes des fantassins, des drones Reaper, armés des mêmes bombes à guidage laser (GBU-12) que les Mirage 2000. Fini les véhicules de l’avant blindé (VAB), en service depuis 1976. D’ici à l’an prochain, 280 d’entre eux céderont la place à 364 véhicules blindés multirôles légers (VBMR) Serval, cette version allégée du transport de troupes lourd Griffon. «Cette modernisation permet de réduire le nombre d’hommes –en l’occurrence les 600 qu’évoque le Président de la République– sans remettre en cause fondamentalement la mission», estime le président de l’IPSE.
Task Force Takuba: une européanisation «gadget»
Par ailleurs, la France compte sur la montée en puissance de ses alliés. «Il faut avoir à l’esprit que 8.000 soldats européens agissent dans la bande sahélo-saharienne», souligne Emmanuel Dupuy. S’ajoutent à eux les 15.000 militaires et policiers de la MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) ainsi que trois opérations de formation et d’entraînement européennes (EUTM-Mali, EUCAP-Mali & EUCAP- Sahel/Niger), dont les contingents sont régulièrement renforcés par les pays européens participants. La mission EUTM-Mali devrait d’ici l’été 2022, à elle seule, réunir 1.000 conseillers en provenance d’une vingtaine d’États membres européens.
Sahel: les blindés de la Légion étrangère prêts à bondir, les terroristes se renforcent-ils?
Mais il ne faut pas se laisser leurrer par les chiffres. Ces forces internationales ne sont pas venues combattre aux côtés des soldats français qui mènent les opérations les plus ardues. Berlin rappelle d’ailleurs régulièrement sa position: son millier de soldats présent au Mali ne doit pas participer aux combats. «mis “bout à bout”, ce sont presque 3.000 Européens qui agissent sur le théâtre d’opérations. Néanmoins, ceux-ci n’opèrent guère qu’à hauteur de 10% des opérations cinétiques», assène Emmanuel Dupuy.
«Quand Emmanuel Macron appelle à la rescousse et à la mobilisation européenne, il entend que les partenaires européens ne soient pas juste présents, mais qu’ils soient actifs à nos côtés», souligne encore le président de l’IPSE.
Il estime en conséquence que l’«européanisation» des forces de combat aurait été «trop enjolivée». Celui-ci pointe notamment du doigt les «gargarismes» autour de la Task Force (TF) Takuba. Celle-ci doit réunir autour d’un noyau central de 500 membres des forces spéciales françaises près de 2.000 hommes d’élite issus d’une dizaine de pays européens. Un an plus tard, les moyens humains et matériels promis tardent pourtant à arriver. Un avis que partage au micro de Sputnik le colonel Hogard, fin connaisseur de la région. À ses yeux, la TF-Takuba n’est qu’un «gadget».
«Les militaires savent bien qu’empiler quelques sections, quelques groupes de forces spéciales lituaniennes, tchèques ou slovaques, ce n’est pas ce qui va changer le cours des choses. On crée des problèmes d’interopérabilité, de langue. C’est le rêve de l’armée européenne que l’on essaie de transplanter sur le terrain, mais on sait ce que ça vaut…» regrette l’ancien de la Légion étrangère et des forces spéciales.
Pour sortir la tête haute, la France compte en fait plus sur le «passage de relais» aux forces africaines, la «sahélisation». L’accent est ainsi mis sur la formation.
«Sahélisation», la solution?
Pourtant, là aussi, personne n’est dupe: le retrait des militaires français serait un désastre pour la région. Les troupes loyalistes africaines ne feraient pas long feu face aux djihadistes aguerris et cette débâcle africaine balaierait les efforts de la France et de ses alliés.
«Partir, c’est laisser la situation empirer, c’est évident», tranche le colonel Hogard, qui estime que la France doit rester, «mais en se dotant d’une vraie stratégie globale, c’est-à-dire politique avant d’être militaire», insiste-t-il auprès de Sputnik.
En attendant, la sahélisation «est une réussite qui n’est pas feinte», estime le président de l’IPSE, qui souligne que l’année 2020 «aura été caractérisée par une réelle accélération: trois fois plus de Maliens, Burkinabé et Nigériens ont été formés».
En 2020, 6.000 soldats des pays issus du G5-Sahel ont été formés durant l’année 2020, dont 3.700 rien qu’au Mali. Ce sont ainsi 18.000 les soldats qui ont été formés depuis 2014. Les forces françaises hors Barkhane, basées au Gabon et au Sénégal, assurent également des formations au Sahel, notamment à travers la MINUSMA.
Fort de tels chiffres, Emmanuel Dupuy se veut optimiste sur le futur passage de témoin entre les forces sahéliennes et celles de Barkhane. Plusieurs opérations militaires conjointes et réussies confirmeraient ce diagnostic, Dupuy citant notamment le cas de l’opération Éclipse de janvier dernier ou de plusieurs offensives précédentes (Maliko, Bourrasque et Sama 1 & 2, en 2019 et 2020).
Une opération «de stabilisation» telle que Barkhane «prend du temps», veut encore croire Emmanuel Dupuy. À titre d’exemple, cela fait 22 ans que l’Onu est présente à l’Est de la République Démocratique du Congo, où sévissent encore 122 milices et groupes armés, comme, hélas, l’assassinat de l’ambassadeur italien en RDC, Luca Attanasio, est venu le rappeler le 22 février dernier. Avec huit ans au compteur, Barkhane, que le député insoumis Bastien Lachaud qualifiait de «gâchis», apparaîtrait selon le président de l’IPSE encore bien jeune pour en tirer un bilan.
«On a des succès tactiques, mais on n’a pas de stratégie»
Mais qu’il s’agisse des opérations de l’Onu ou de Barkhane, la durée ou les moyens sont des indicateurs insuffisants pour juger du succès d’une mission, estime le colonel Hogard. Même les victoires sur le terrain peuvent avoir un effet de trompe-l’œil: «Une guerre n’a pas de sens si elle n’a pas un but politique supérieur», insiste l’ancien Légionnaire, qui estime qu’à cet égard Barkhane «n’est pas un succès.»
«Tous les efforts des forces armées que vous pouvez déployer sur le terrain n’ont aucun sens s’ils ne servent pas un but supérieur. Or, aujourd’hui, je pense que ce n’est pas le cas: il n’y a pas de stratégie globale, politique, donc comment voulez-vous qu’il y ait une stratégie militaire? […] On est dans la tactique», se désole l’ancien officier.
un soldat français, Opération Barkhane
Barkhane: les forces spéciales françaises se démènent, les politiques désorientés
Pour lui, les dirigeants français ne se sont pas attaqués aux «problèmes politiques de fond», qui ont mené la région dans le chaos actuel. «On a fait du conservatisme idiot, on a maintenu l’ancien système», estime-t-il, alors que l’engagement de l’armée offrait un levier à la diplomatie française pour inciter à des réformes politiques et administratives, tout particulièrement au Mali. Comme si cela ne suffisait pas, la dimension interethnique sous-jacente à un conflit déjà complexe a été éludée par Paris, qui s’en tient à une rhétorique de lutte contre les «groupes armés terroristes» (GAT).
«Les différents types de groupes armés ne sont pas tous du même acabit», souligne le colonel Hogard, avant d’ajouter: «il y a une grande confusion des esprits. Parmi ces gens qui se rebellent contre les pouvoirs centraux, tous ne sont pas des salopards d’islamistes. On a mélangé tout le monde!»
«Plus personne ne connaît l’Afrique à Paris, c’est un vrai problème», estime le colonel, pour qui «il faut complètement redéfinir» l’approche française au Sahel afin de contrer ces groupes armés qui ont, eux, une stratégie.
La tentation de l’américanisation
Pour Jacques Hogard, «il faut avoir les populations avec nous». Une confiance qui est le fruit d’un travail de terrain de longue haleine. Or, le colonel s’inquiète de l’évolution des doctrines au sein de l’Armée, ainsi que de l’approche du Sahel entreprise par Paris. L’ancien para tient à mettre en garde contre l’«américanisation» qui menace l’armée française. Dans l’esprit de l’ancien officier des forces spéciales, il s’agit d’une approche «hors-sol», usant et abusant de gadgets technologiques, drones et, justement, de forces spéciales.
À celle-ci s’opposerait l’approche traditionnelle française, à la fois proche du terrain et des populations. Au-delà de la nécessité d’une approche stratégique, là résiderait la solution aux écueils de la guerre asymétrique, qui voient des armées professionnelles échouer face à des combattants locaux en guenilles.