Harouna Barry, ancien compagnon de lutte de Cabral (leader estudiantin disparu sous le régime répressif de Moussa Traoré) fait partie des figures de proue du Mouvement démocratique malien. Emprisonné à plusieurs reprises pour ses prises de position contre le pouvoir autocratique, contraint à l’exil, M. Barry, ex conseiller à la Présidence de la République, nous dévoile sa part de vérité sur les 30 ans de l’ère démocratique.
Aujourd’hui-Mali : Quel bilan faites-vous de 30 ans de l’ère démocratique ?
Harouna Barry : Je fais la différence entre le bilan du 26 Mars 1991 et celui de l’ère démocratique. L’insurrection populaire, qui a renversé l’autocrate général Moussa Traoré et le régime militaro-civil de l’Udpm, le 26 Mars 1991, avait pour objectifs, entre autres, l’instauration d’un régime politique démocratique à travers le pluralisme partisan, associatif et médiatique ; la rupture avec l’ancienne gouvernance et la lutte contre la corruption. An té korolen fé à travers le kokajé.
Il n’est aujourd’hui possible pour personne de nier le passage du Mali de l’autocratie à la démocratie. Toutefois, la corruption est toujours là et le pays a besoin d’une gouvernance plus vertueuse. Mais ceci est l’affaire de l’ère démocratique, tout un processus complexe à inscrire dans la durée, à réaliser à travers les luttes sociopolitiques et citoyennes. J’estime donc qu’on doit laisser le 26 Mars 1991 à l’histoire. Il a été réalisé. Il a occasionné ce qu’il fit. Il a ouvert les chantiers structurants. Trente ans après, qu’avons-nous fait des dits chantiers ? Il faut ainsi sortir du débat anachronique pour ou contre le 26 Mars pour interroger la gestion que nous avons fait de ses acquis. Faisons alors plutôt le bilan de l’ère démocratique, en concevant celle-ci comme une dynamique et un processus impliquant majorité et opposition, classe politique et société civile. Lisons bien le 26 Mars, l’ère démocratique, et situons les responsabilités à travers une démarche constructiviste.
Qu’est-ce qu’il nous faut pour nous relever économiquement, politiquement et surtout sur le plan sécuritaire ?
En droite ligne de la lecture et de ma démarche, j’opte pour certains chantiers.
Le premier est que nous devons nous réapproprier notre droit et notre devoir d’initative nationale, patriotique, citoyenne, républicaine et démocratique. Nous sommes les Maliens d’aujourd’hui, c’est à nous principalement de rêver du Mali de demain et de le réaliser. Le deuxième chantier consécutif au premier est la renonciation aux intérêts corporatistes particuliers et immédiats au profit des intérêts stratégiques de notre pays. S’unir pour se sauver et servir et non se servir du Mali.
Le troisième chantier nous commande de poursuivre le 26 Mars dans ses idéaux de démocratie, de développement social et solidaire et de justice sociale. Aucun pays ne se développe sans et contre la majorité de la population. Une société non fraternelle et non solidaire, se condamne à l’instabilité
Le quatrième défi ou chantier, la liste n’est pas exhaustive, est celui de l’organisation des citoyens pour créer une République inclusive, un Etat, des citoyens, des institutions réconciliées avec le Mali réel, une défense renationalisée et populaire, une école redevenue espace de souveraineté nationale, des citoyens responsables et stratèges etc.
Deux coups d’Etat depuis l’avènement de la démocrate. N’est-ce pas un échec de la démocratie au Mali ?
Je vous propose d’élargir l’éventail pour mieux cerner la question. L’histoire du Mali contemporain est de trois République, de quatre régimes d’exception (Cmln, Ctsp, Cnrdre et la Transition actuelle), de quatre coups d’Etat réussis (1968, 1991, 2012, 2020) et les nombreux coups d’Etat (vrais ou faux) avortés. Elle est aussi faite de quatre rébellions (1968-1964,1990, 2006-2007 et 2012). Il faut ajouter les mêlées subversives intégristes et narcotrafiquantes.
L’instabilité dépasse largement l’ère démocratique. Il faut, à mon avis, en avoir une lecture diachronique et systémique pour éviter les approches partielles, parcellaires, souvent partiales. Ceci dit, les causes sont endogènes et exogènes.
La prise en compte des dimensions géopolitique et stratégique est incontournable. La nature des régimes politiques qui se sont succédé est aussi à intégrer. Plus globalement, il y a des fractures internes entre le Mali officiel et réel, politique et social ; institutionnel et sociétal ; légal et légitime, etc. Elles constituent des raisons pas patentes de l’instabilité du pays. Et c’est naturel. La démocratie permet l’expression publique des désaccords, des différences, des divergences et des différends. Mais elle ne saurait être la cause suffisante. Il y a donc une vision étroite, voire étriquée, de l’instabilité au Mali qui consiste à en faire une cause de disqualification de la démocratie pluraliste et du mouvement démocratique tombeur de Moussa Traoré.
Vu ce qui se passe aujourd’hui au Mali, avez-vous regretté votre combat pour le multipartisme au Mali et pour la liberté d’expression ?
Regretter ? Peut-on regretter un combat auquel on a dédié sa vie ? Cela ne se peut aucunement. Si c’était à refaire, c’est avec enthousiasme renouvelé que je me serai dédié à ce combat humain et humaniste. Aujourd’hui, nous nous battons pour plus de liberté et un meilleur respect des libertés. On pense même que les pluralismes partisan, associatif, médiatique, etc. doivent être encadrés. Hier nous demandions juste un peu de liberté, du pain et de la justice sociale. Et c’est seulement pour cela que feu le Pr Ibrahima Ly a été embastillé avec ses compagnons, que le Docteur Gologo et ses amis ont été emprisonnés, que les Professeurs Victor Borion Sy, Mamadou Doucouré dit VO, Mamadou Lamine Traoré et camarades ont été torturés, que le Professeur Abderrahamane Baba Touré et frères furent incarcérés injustement. Même Feu le Colonel Tiekoro Bagayoko, pourtant bras séculier de GMT, a eu recours au tract pour dénoncer l’impératrice de l’époque. Aujourd’hui, nous combattons la vie chère. Hier on voulait juste le paiement régulier des salaires.
Regretter c’est célébrer l’impunité. Regretter c’est sacrifier les neuf cent victimes de 1991. Regretter le 26 mars, c’est enterrer une nouvelle fois toutes les victimes civiles et militaires, de l’intérieur et de la diaspora. Ne jetons pas l’enfant avec l’eau de bain.
Toutefois, reconnaissons que le kokajè a été abandonné et que le combat pour la justice sociale et la démocratie est un log processus complexe.