Lorsque lors des scrutins électoraux, les citoyens assistent impuissants à des scènes d’achat de conscience, avec des candidats ou leurs mandataires qui se baladent aux alentours des centres de vote avec des mallettes remplies de billets de banque à échanger contre les bulletins de vote des adversaires ; lorsque dans la moitié du pays des bureaux de vote ne fonctionnent à cause de l’insécurité ; lorsque dans une partie du territoire abandonnée par les populations devenues des réfugiés dans des pays voisins pour fuir l’insécurité on enregistre les plus gros scores de participation aux scrutins électoraux ; lorsque les observateurs internationaux débitent, chaque groupe de son côté, une litanie d’irrégularités constatés pour finalement affirmer de façon péremptoire que cela n’entache en rien la sincérité desdits scrutins ; les citoyens, perplexes, n’y comprennent plus rien et se posent la question : qu’est-ce qu’alors la sincérité d’un scrutin électoral ?
S’il est vrai que les élus sont l’incarnation de la volonté du peuple qui leur confie la destinée d’un pays, faudrait-il que le processus électoral soit sans reproche pour donner aux élus un tantinet de réelle représentativité et mériter leur statut. En d’autres termes, non seulement il leur faut de la légalité née de la proclamation de leur victoire par un juge électoral, mais aussi et surtout de la légitimité issue du vote populaire. Dans tout système démocratique l’élection est le moyen par excellence de l’expression populaire, mais elle doit garantir la fiabilité du choix des citoyens. En d’autres termes, aucun moyen, aucun effort ne doit être ménagé pour que le droit de suffrage accordé à chaque citoyen puisse s’exercer librement pour afficher sa volonté réelle de désignation des élus.
L’adéquation totale entre le choix en toute liberté de la majorité des citoyens et le résultat proclamé du scrutin est en conséquence la condition première du bon exercice de toute démocratie. La notion de sincérité du scrutin en découle et sonne comme une certification que le système a bien fonctionné et que le véritable choix conscient des électeurs a bien été pris en compte. Mais facile à dire et difficile à cerner car la pratique électorale a enveloppé la notion de sincérité des scrutins d’un flou artistique qui ne permet pas de l’appréhender sérieusement. C’est comme un monstre légendaire dont tout le monde parle sans jamais le voir ni même l’apercevoir. Pourtant, les observateurs des scrutins et le juge électoral l’utilisent très fréquemment dans leurs décisions et lui font même jouer un rôle majeur puisque c’est son respect ou son atteinte qui détermine, le plus souvent, le sort d’un scrutin.
C’est pourquoi, en ce moment où le Mali est en phase d’introspection pour identifier les différentes sources d’écueil de son évolution politique pour les ôter de son chemin, réfléchir sur cette question de sincérité des scrutins est une nécessité car une partie de la crise qui a conduit à la Transition est née de contestations de résultats d’élections législatives proclamés par la Cour constitutionnelle, laquelle a vu son crédit fortement entamé.
Notons que Richard Ghevontian, Pr à la Faculté de droit et science politique d’Aix-Marseille, dans les Cahiers du Conseil constitutionnel N° 13 de janvier 2013, a consacré un dossier à “la sincérité du scrutin”. Dans lequel, il pose le problème en ces termes : “Vue de loin, on peut définir la sincérité du scrutin comme le révélateur de la volonté réelle de l’électeur. Dès lors que celle-ci ne peut pas être connue de manière certaine, et donc qu’il est impossible de connaître avec certitude le choix majoritaire des électeurs, l’élection est annulée par le juge.
Toute la question est alors de savoir ce qui permet de garantir cette sincérité du scrutin. Et il faut bien reconnaître, qu’ici, la réponse n’est pas aisée tant les cas retenus par la jurisprudence sont nombreux et variés.
En réalité, en y regardant de près, on s’aperçoit que cette notion en apparence éclatée trouve son unité autour du respect d’un certain nombre de principes fondamentaux du droit électoral que l’on peut intégrer, pour reprendre l’expression de Pierre Garrone, dans le + patrimoine électoral européen +.”
Et le Professeur de citer ces principes : “Ces principes sont : l’égalité, la liberté et le caractère secret du vote. Ils sont d’ailleurs si importants qu’ils font l’objet, dans la plupart des démocraties respectueuses de l’État de droit d’une consécration constitutionnelle.”
Après avoir évoqué certaines dispositions constitutionnelles, il affirme : “Si ces principes ont une valeur identique, leur portée peut être variable : la sincérité du scrutin peut, en effet, se mesurer de manière collective à travers le corps électoral considéré dans son ensemble ou bien à travers l’électeur à titre individuel.”
Pour lui : “La notion de sincérité du scrutin joue donc un rôle essentiel en ce sens qu’elle permet de s’assurer que le système a bien fonctionné et que le véritable choix conscient des électeurs a bien été pris en compte.” Cela signifie tout simplement que la sincérité ne peut se limiter au seul scrutin lui-même. Elle est déjà conditionnée par le cadre général dans lequel l’élection va se dérouler à commencer par les modes de scrutin, comme l’a démontré le doyen Jean-Claude Colliard dans une étude intéressante qui précise que “les modes de scrutin ne sont donc pas qu’une simple technique de calcul sans incidence sur le résultat du vote. Obéissant à des choix politiques précis, ils sont destinés non seulement à permettre la transformation nécessaire des suffrages en sièges, mais également à privilégier certains principes comme la représentativité, l’efficacité ou le rejet des extrêmes. C’est pourquoi, dans une démocratie, le choix d’un mode de scrutin doit résulter d’un consensus politique et populaire le plus large possible.” En d’autres termes, la sincérité du scrutin doit non seulement être garantie par tout ce qui touche à l’organisation et au déroulement du vote, mais aussi par le contrôle et la sanction éventuelle de son non-respect.
Le Pr Richard Ghevontian de préciser que dans ces conditions, les dysfonctionnements dans l’organisation matérielle du scrutin et les interrogations ou les doutes que peuvent susciter les modalités du contrôle, peuvent être non seulement préjudiciables à la sincérité du scrutin lui-même mais aussi, de manière certes plus subjective, à la perception que les citoyens pourront avoir de la légitimité réelle de leurs élus. Il a d’ailleurs rappelé qu’à partir d’un cas concret très fortement médiatisé mais aux enjeux politiques et juridiques considérables – le contentieux Bush-Gore de 2000 devant la Cour suprême des États-Unis – le professeur Michel Rosenfeld met en lumière dans une étude critique les problèmes et les interrogations que de telles difficultés peuvent engendrer.
Au moment où l’on parle beaucoup de refondation de l’Etat au Mali, la question de la sincérité des scrutins doit être au cœur des débats, disons de la réflexion pour construire un système électoral exempt des reproches souventes fois entendus ces dernières années et qui n’ont contribué qu’à provoquer un climat sociopolitique néfaste à la cohésion nationale nécessaire pour faire face aux multiples défis qui se dressent devant le Mali.