Toutes les nations du monde, quelles qu’elles soient, obéissent communément à des règles de base nécessaires au maintien de certains équilibres indispensables à leur existence : la volonté de vivre ensemble et d’avoir un destin commun, avoir une communauté de valeurs, la capacité à s’identifier collectivement à des référents qui peuvent être historiques, sociologiques, politiques et même culturels, la reconnaissance et le respect de la légitimité d’une autorité supérieure de régulation (l’Etat) et la capacité de cette dernière à maintenir l’ordre public et à défendre l’intérêt général etc.
Cependant, toutes les fois que les intelligences échouent à maintenir ces équilibres, au moins deux situations malheureuses sont à prévoir, à savoir, la primauté de l’individu sur la collectivité où chacun développera instinctivement la féroce envie de n’avoir que sa part, toute sa part et rien que sa part, un climat de défiance tous azimuts et quasi systémique de tous envers tous créant ainsi un état permanent de conflictualité.
En effet, en observant certains faits comme le syndicalisme qui se radicalise, l’opportunisme politique exacerbé, les inégalités qui croissent, des patriotes qui deviennent des espèces rares, des coups d’Etat qui se succèdent, la notion d’intérêt général qui n’a plus de sens et les phénomènes de mutations sociales comme la banalisation du discours haineux sur les plateformes d’expression libre, les comportements de défiance vis-à-vis des pouvoirs publics, la désacralisation du bien public et des valeurs sociétales, bref le bouleversement de l’ordre des valeurs, nous arrivons à la déduction toute simple : le serment entre le national et la nation malienne devient caduc et le désordre est en train d’avoir raison de l’ordre. Ainsi, notre capacité à nous organiser au sein d’un Etat viable est plus que jamais interpellée.
Qu’est-ce qui expliquerait alors une telle crise de confiance dans une si vieille nation comme le Mali où jadis l’éducation de l’Homme était l’affaire de toute la collectivité, où chacun était pour tous et tous pour chacun ?
La quête ne serait-ce qu’un début de réponse à cette question nous conduira à analyser deux grands tournants historiques que nous trouvons importants dans l’étude des causes lointaines de cette déliquescence, la décolonisation dans les années 60 et la démocratisation dans les années 90.
En effet, l’une des causes profondes ou encore lointaines de notre échec à édifier un Etat-nation viable et stable nous vient du fait que nous ayons été mal décolonisés. Au lendemain de notre indépendance, ses artisans ont presqu’entièrement gardé la structuration de l’administration napoléonienne pourtant conçue uniquement pour le commandement impérial.
L’esprit de cette administration coloniale, qui devrait se dissiper au profit d’un «désir de servir», demeure encore plus vivace de nos jours (la basse qualité du service public en général et les rapports de violence entre administrateurs et administrés en sont l’illustration). Pourtant, la nécessité de la transformer avait déjà été comprise par les responsables de la première République, d’où les politiques et programmes élaborés pour obtenir ce qu’ils appelaient alors, l’africanisation des cadres.
Il s’agissait essentiellement de trouver un modèle palliatif de gouvernance au service des peuples capable de garantir le mieux-être pour tous (éducation de qualité, meilleur système de santé, égal accès au service public etc.) qui permettrait l’érection d’un Etat à la légitimité sans conteste.
Ainsi, en ne réussissant pas cette transformation malgré tout, nous avons manqué un premier grand tournant qui pouvait être l’occasion pour nous, de «tout» remettre à plat afin d’ériger un système de gouvernance maîtrisé calqué sur les expériences séculaires de régulation des sociétés africano-maliennes avec des touches de modernité. La problématique de l’Etat importé et potentiellement inadapté fut donc née.
Pour rappel, comme la plupart des programmes élaborés sous la première République, l’échec du processus d’africanisation des cadres en décolonisant les mentalités c’est-à-dire substituer l’arrogance et le complexe coloniaux au désir de servir pour le développement, s’explique aisément.
En effet, le nombre croissant des priorités à l’époque, la pléthore des réformes, la rareté des ressources humaines qualifiées combinées aux réalités (la division du monde entre le bloc de l’Est conduit par l’URSS et le bloc de l’Ouest conduit par les Etats-Unis etc.) qui caractérisaient le contexte géopolitique mondial, n’ont certainement pas aidé à porter un chantier aussi ambitieux demandant énormément d’efforts et de temps car nous sortions de plus de 70 ans de colonisation.
Le deuxième grand tournant manqué fut le tournant démocratique avec l’avènement de la troisième République.
Le 20 juin 1990 à la Baule-Escoublac, commune française située dans le Loire-Atlantique, le président françois Mitterrand, devant plus d’une trentaine de chefs d’Etat et de gouvernement africains, invitait le continent à amorcer son processus démocratique à travers le multipartisme. Cette invitation ayant eu des échos un peu partout sur le continent, a donné naissance au Mali, à une génération d’élites désormais opposées au pouvoir du parti unique qui était l’UDPM.
La consécration intervint en mars 1991 avec la chute du général Moussa Traoré. Des changements substantiels dans le système politique de gouvernance sont opérés, l’ouverture démocratique devient une réalité à travers une nouvelle constitution mais l’Etat de type westphalien reste intact dans ses fondements.
Au-delà de l’ouverture démocratique par ailleurs salutaire, l’année 1991 devrait être une occasion pour obtenir la nécessaire refondation à cheval entre réalités africaines et modernité, ce qui ne fut malheureusement pas le cas. Nous nous sommes contentés des réformes à minima. Il aurait été souhaitable que ces réformes à défaut d’être refondatrices, corrigent, dans le fond, quelques grandes politiques de l’ordre ancien comme les programmes d’ajustements structurels par exemple proposés par les institutions de bretton woods et mis en œuvre par le gouvernement malien à partir des années 80.
En effet, la «désétatisation» ou la faillite de l’Etat malien d’aujourd’hui, trouve une large partie de son explication dans lesdits programmes. Demander à un jeune Etat d’à peine 20 ans d’existence (1960-1980) de dégraisser la Fonction publique en libéralisant des secteurs clés comme l’Education et la Santé, revenait à porter un coup dur à sa croissance ; ce qui n’était pas de nature à conforter la construction d’un Etat fort.
Le meilleur choix aurait été de renforcer plutôt les capacités de l’Etat en lui permettant d’user pleinement de ses prérogatives afin de garantir des services publics de qualité sur la base des principes suivants : égal accès pour tous et équité pour ainsi garantir les équilibres sociaux.
Ainsi, faut-il dire que nous avons encore manqué le tournant démocratique car au lieu d’un traitement structurel de la gouvernance basé sur une vision politique, nous avons refait la façade de l’édifice en changeant portes et fenêtres et nous avons continué.
Les problèmes qui nous assaillent, à présent, sont aussi les conséquences des différents rafistolages qui devraient se suppléer à de véritables traitements de fond en ramenant la question de l’adaptabilité ou de l’utilité de l’Etat importé comme mode d’organisation dans les territoires non westphaliens.
Cette question, une fois posée, nous permettra au-delà du Mali, de penser le devenir institutionnel des Etats d’Afrique noire nés de la colonisation si nous voulions d’une once de stabilité institutionnelle comme ailleurs où les institutions héritées de la colonisation furent adaptées aux réalités endogènes.
Aussi longtemps que durera notre incapacité à contrôler notre propre système de gouvernance, dureront les incertitudes qui planent à présent sur notre destin commun. Par illustration, nous dirons que la gestion inadaptée de la crise du nord avec comme conséquences, les différentes mutations (conflits communautaires, terrorisme etc.) qu’elle a connues, devrait nous permettre de prioriser par exemple les mécanismes traditionnels de règlement des conflits qui sont d’ailleurs promus par la CEDEAO.
Au regard des développements en sus et du contexte de grandes peines dans lequel nous sommes, de vrais débats sur la crise de l’Etat au Mali permettraient de liguer les énergies vers des réponses structurelles. Sans quoi, nous continuerons avec une gestion conjoncturelle en attendant à nouveau, de jours sombres pour les générations futures.
Mamadou Lamine SIBY
Analyste et homme politique, président du Front Populaire Républicain (FPR)