Emmanuel Macron a annoncé jeudi 10 juin la fin prochaine de l’opération Barkhane, destinée à lutter contre les insurrections jihadistes au Sahel. Le bilan plus qu’incertain de huit ans d’intervention française s’explique en partie par l’ignorance du tissu social local et la méconnaissance du terrain. Mais les militaires ne sont pas seuls à être soumis à cette « épreuve du terrain », que l’on pourrait plus exactement appeler « l’épreuve des contextes ». Elle touche aussi l’aide au développement, soumise aux mêmes problèmes fondamentaux que le domaine de la guerre.
Lutter contre le jihadisme au Sahel est indispensable, tout le monde en convient. Mais c’est une lutte particulièrement complexe. En un sens, il s’agit d’une politique publique, qui a un volet sécuritaire important (militaire et/ou policier), contrairement à beaucoup d’autres politiques publiques, mais qui a aussi, comme beaucoup d’autres politiques publiques, un volet socio-économique (fournir des emplois ; délivrer des services publics de proximité) et un volet politique (un Etat impartial et une gouvernance satisfaisante). Les trois volets sont à l’évidence complémentaires.
Qu’il faille une politique publique fondée sur ces trois volets fait à peu près l’unanimité chez les experts. La récente décision d’Emmanuel Macron de retirer la force Barkhane du Mali montre que le volet militaire est dans une impasse sous sa forme actuelle (une opération extérieure française), tout comme d’ailleurs le volet politique (le double coup d’état militaire révélant plus encore la faillite de l’Etat malien, ou plus exactement de sa classe politique).
Le seul point sur lequel tout le monde semble s’accorder, c’est sur le fait que le volet socio-économique serait la clé ultime. Autrement dit, c’est avant tout le développement qui sauverait le Sahel de la catastrophe jihadiste.
Pourtant, paradoxalement, le développement tel qu’il est mené au Sahel (depuis fort longtemps) souffre du même mal profond qui a handicapé l’opération Barkhane : tous deux ont pour particularité première d’être des interventions conçue, pilotées et financées essentiellement de l’extérieur. Nous examinerons ici comment l’intervention militaire française et les interventions développementistes/humanitaires internationales se heurtent à la même « épreuve » de contextes locaux qu’ils méconnaissent, épreuve qui tourne souvent à la « revanche » de ces contextes. [1]
Quant au volet politique, il pose d’autres problèmes, fort complexes eux aussi, mais d’un tout autre ordre, dans la mesure où, malgré les pressions et conditionnalités des partenaires extérieures, il reste fondamentalement aux mains des élites politiques nationales et donc découle de leurs stratégies de pouvoir, de leurs tropismes affairistes et de leurs contraintes clientélistes, qui, le plus souvent, ne vont pas vraiment dans le sens de l’intérêt général et peuvent faire, certes involontairement, le jeu du radicalisme islamiste et des jihadistes. Nous ne développerons pas ce point ici.
La principale, voire la seule, justification de la présence de Barkhane était par défaut.
Si l’opération française Barkhane a constitué jusqu’ici le cœur de la lutte militaire contre le terrorisme jihadiste au Mali, c’est parce que l’armée malienne est en décomposition depuis des décennies, mal équipée, gangrénée par la corruption et le favoritisme, et peu compétente malgré les multiples formations délivrées par les experts américains et français. Sans Barkhane, l’avancée jihadiste aurait été bien plus forte encore. Que ce soit la France qui ait « fait le job » est fort regrettable, dans la mesure où elle est l’ancienne puissance coloniale (ce qui la discrédite), et où des décennies de Françafrique, conjuguées à une complaisance peu judicieuse envers les indépendantistes touaregs et à diverses expressions de supériorités hautaines ou maladroites ont plus encore terni son image.
Mais les pays susceptibles d’aider militairement le Mali ne se sont pas bousculés au portillon, comme en témoigne la force Tacouba, qui peine à recruter des militaires européens. Il est aussi très regrettable que le G5 Sahel ne dispose pas d’une force conjointe réellement opérationnelle, car il a vocation à prendre le relais de Barkhane.
Barkhane est une intervention militaire très professionnelle, et figure sans doute parmi ce qui se fait de mieux « techniquement » en termes d’opérations extérieures. Elle a obtenu certains succès, éliminé quelques chefs jihadistes et freiné l’expansion du terrorisme. Et pourtant Barkhane s’est révélé à l’évidence incapable d’assurer la sécurité au Sahel, incapable de protéger les populations des massacres, incapable de vaincre le jihadisme, incapable de s’opposer au péril milicien et même incapable de mettre fin aux trafics de drogues et d’armes qui prospèrent dans toute la région. La principale, voire la seule, justification de la présence de Barkhane était par défaut : sans Barkhane les jihadistes accélèreraient leur progression et les Etats du Sahel (au premier chef le Mali) risqueraient fort de s’effondrer. C’est une hypothèse hélas plausible.
Pourquoi cette situation ? Quelle est donc la faiblesse de Barkhane ? Nous voudrions insister ici sur une cause importante, et qui vaut bien au-delà du seul domaine militaire : la méconnaissance du terrain.
Il ne s’agit pas du terrain géographique. Celui-ci est parfaitement maîtrisé par les militaires avec l’appui des technologies aérienne et spatiale. Cette maîtrise fait partie de leur expertise. Il s’agit du terrain social, autrement dit des contextes sociaux locaux, quasiment inconnus des militaires français (mais aussi de leurs supplétifs tchadiens). Les pratiques quotidiennes des agriculteurs et des éleveurs leur sont opaques. Les liens familiaux, religieux, économiques entre les populations et les jihadistes leur échappent. Ils ne connaissent rien ou presque de l’histoire politique des espaces ruraux, des conflits fonciers, des querelles de chefferie, des relations clientélistes, des alliances et tensions intercommunautaires, des comportements « réels » des fonctionnaires, de la corruption banalisée, ou des séquelles de l’esclavage, qui forment la trame des vies politiques locales (cf. le cas du Mali central).
Entendons-nous bien : on ne peut pas demander aux soldats de Barkhane d’être des fils du pays ou de devenir anthropologues. Il est normal qu’ils n’aient pas d’expertise sur les contextes sociaux locaux. Mais, de ce fait, ils combattent un ennemi qu’ils ne connaissent pas, et qui par contre connait très bien, lui, les contextes locaux, ce qui lui donne un avantage considérable : les jihadistes au Sahel sont désormais essentiellement des enfants des villages et des campements, des paysans radicalisés, des jeunes sans emploi et des bergers sans troupeaux, qui ont rallié le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans ou l’Etat islamique au grand Sahara.
Le « gouvernement indirect » que les jihadistes exercent aujourd’hui sur de vastes zones du Mali et du Burkina Faso, mais aussi dans une moindre mesure du Niger, est, au contraire des forces de Barkhane, basé sur une réelle familiarité avec les contextes sociaux locaux et un « savoir-faire » à leur égard : résolution de conflits, fréquentation et/ou contrôle des marchés, participation à certaines cérémonies sociales et religieuses, récupération de la zakkat (dîme islamique), exécutions ciblées, manipulation de rivalités communautaires, défense de minorités opprimées, alliances matrimoniales, alternance délibérée de protection, de menaces et de meurtres, et, bien sûr, discours islamiste radical et anti-occidental qui trouve un réel écho auprès des populations sahéliennes au fur et à mesure que s’étend dans tout le Sahel l’idéologie religieuse de type salafiste, qui devient de plus en plus présente dans tous les aspects de la vie sociale.
Cette ignorance du tissu social local est le talon d’Achille des interventions militaires en terre étrangère.
Prenons deux exemples dont les médias se sont fait largement l’écho des conséquences particulièrement néfastes auxquelles leur méconnaissance des contextes a exposé les forces françaises au Mali.
Le premier, le plus ancien (2015), l’affaire de Kidal, lors de l’intervention française pour libérer le Nord-Mali de l’occupation jihadiste, a dressé vent debout contre la France l’opinion publique malienne jusqu’ici favorable à cette intervention : accompagnés de l’armée malienne, les forces de Serval étaient partout accueillis en libérateurs. Mais les Français ont refusé que l’armée malienne entre à Kidal, livrant ainsi la ville aux indépendantistes touaregs qui constituaient leur canal d’information privilégié. Une telle erreur, dont les conséquences se payent encore aujourd’hui, s’explique entre autres par leur ignorance profonde de la situation réelle à Kidal (en particulier les relations fluctuantes et ambigües entre les diverses communautés qui y habitent, la porosité entre indépendantistes et jihadistes, les tensions entre aristocrates touaregs et groupes tributaires, les nombreux clivages politiques et factionnels, le rôle des trafiquants de drogue, etc.)
Le second est tout récent, et concerne l’affaire de Bounti où l’armée française a, selon le rapport de la Mission des Nations Unies au Mali, bombardé un rassemblement masculin dans le cadre d’un mariage. Les autorités françaises pour leur part s’obstinent à affirmer qu’il s’agissait d’un regroupement jihadiste. Ceci témoigne encore d’une ignorance dramatique des contextes sociaux locaux. En effet, l’interprétation la plus plausible est la suivante : ayant repéré et suivi quelques éléments jihadistes, les militaires français les ont vu rejoindre plusieurs dizaines d’hommes réunis sous des arbres à quelque distance d’un village et ont été persuadé qu’il ne pouvait s’agir que d’un regroupement de terroristes. Ils n’ont pas imaginé que des jihadistes pouvaient tout simplement participer à une cérémonie villageoise, ils ne savaient pas que pour un mariage hommes et femmes se réunissent de façon séparée, et parfois à l’écart du village… Toute « bavure » alimente l’impopularité de l’intervention française, mais montre aussi que celle-ci ne maîtrise pas les contextes de vie des éleveurs et des paysans concernés.
Cette ignorance du tissu social local est le talon d’Achille des interventions militaires en terre étrangère (comme d’ailleurs plus largement des interventions policières dans les ghettos, les cités ou les favelas). Ce n’est pas un constat nouveau. C’est pour cela que, à une époque lointaine, Napoléon (puisqu’il en est tant question aujourd’hui) a perdu la guerre en Espagne (c’est un aspect oublié de son règne), et que, plus près de nous, les Etats-Unis ont perdu la guerre du Vietnam, et maintenant la guerre d’Afghanistan (qu’auparavant les Russes avaient d’ailleurs perdue eux aussi pour la même raison).
Certes, dans ces guerres dites asymétriques, la qualité des stratégies de l’adversaire a sa part, et on se rappellera l’ouvrage de Giap ou les écrits de Mao sur la guerre du peuple.[2] Mais quand la guerre du peuple de type communiste hier ou la guérilla de type jihadiste aujourd’hui s’étendent et même parfois l’emportent, c’est avant tout parce que leur atout principal consiste dans leur insertion dans les contextes sociaux locaux et dans leur capacité à y trouver des informateurs et des soutiens, dont ne disposent pas les armées extérieures, malgré leurs moyens, leur professionnalisme et leur expertise en ingénierie militaire.
L’expertise en ingénierie militaire est insuffisante : l’expertise contextuelle est indispensable. Au Mali comme au Burkina Faso, les jihadistes détiennent une expertise contextuelle qui fait défaut aux forces étrangères (et aux armées nationales).
Mais les militaires ne sont pas seuls à être soumis à cette « épreuve du terrain », que l’on pourrait plus exactement appeler « l’épreuve des contextes » à laquelle toute intervention armée est soumise. Il en est de même pour les interventions en développement, qui viennent elles aussi de l’extérieur, mais relèvent quant à elles de l’ingénierie sociale. Les experts internationaux en développement sont souvent d’excellents professionnels (comme les militaires, mais dans un autre domaine de compétence), capables d’élaborer et implanter au Sahel (comme ailleurs en Afrique) des « modèles voyageurs » (programmes ou projets de développement standardisés) dotés de dispositifs impeccables en termes d’objectifs, de planification, de gestion et de financement.
Mais eux aussi (toujours comme les militaires) ignorent les réalités locales et méconnaissent les normes sociales et les normes pratiques qui y prévalent ainsi que les stratégies et les logiques sociales des acteurs directement concernés. L’industrie du développement produit sans cesse des « modèles voyageurs », qui sont contournés, détournés, démembrés, par ceux qui en sont les « bénéficiaires » (ou les cibles) comme par ceux qui les mettent en œuvre sur le terrain.
Au Sahel, le domaine du développement est soumis aux mêmes problèmes fondamentaux que le domaine de la guerre.
Cette revanche des contextes témoigne de ce que les experts des organisations internationales, des agences de développement et des ONG sont eux aussi dramatiquement dépourvus d’expertise contextuelle. Dans la mesure où les Etats sahéliens sont profondément dépendants de l’aide internationale, autrement dit de la « rente » du développement, et où les politiques de développement, les projets de développement, les interventions en développement constituent l’essentiel du volet économique et du volet social de la lutte contre les insurrections jihadistes, ils souffrent des mêmes handicaps que le volet militaire.
Dire que, face au péril jihadiste, il faut du « développement » et pas simplement « de la guerre » est vrai en son principe mais ne fait donc guère avancer les choses. Au Sahel, le domaine du développement est soumis aux mêmes problèmes fondamentaux que le domaine de la guerre. Tous deux sont pilotés de l’extérieur, tous deux relèvent de professionnels formés et expérimentés (les uns experts en ingénierie militaire, les autres en ingénierie sociale), mais complètement incompétents quant aux contextes locaux au sein desquels ils mettent en œuvre leurs interventions planifiées.
Mais qui alors détient cette expertise contextuelle et en quoi consiste-t-elle ? Nous ne tenterons de répondre à cette question qu’en ce qui concerne le domaine du développement, le domaine militaire nous étant étranger. La connaissance fine d’un contexte social donné ne peut pas provenir uniquement ou principalement de livres, d’articles, de rapports ou de statistiques. Les indicateurs quantitatifs dont raffolent les décideurs ne décrivent que les variables socio-démographiques et organisationnelles des contextes locaux, autrement dit les contextes structurels, mais ne révèlent rien du jeu des acteurs ou des interactions du quotidien, autrement dit ils ignorent les contextes pragmatiques.
Connaître ces derniers implique d’y être inséré, d’en avoir une expérience pratique. Il faut de la familiarité, de l’intimité, des relations directes, pas seulement des notes de synthèse et des chiffres. Il faut connaître les routines, les logiques, les rumeurs, les incertitudes, les problèmes, les nœuds critiques, les frictions et les rivalités, les compromis et les négociations, qui constituent la trame de la vie quotidienne des quartiers, des villages et des campements, et qui expliquent pourquoi les politiques publiques nationales ou internationales ne fonctionnent pas sur le terrain comme les experts nationaux ou internationaux l’avaient prévu. Ce vécu nécessaire à l’expertise contextuelle explique pourquoi il ne faut pas succomber à la vision « institutionnelle », fréquente au sein des organisations internationales et des coopérations bilatérales, selon laquelle les autorités nationales officielles détiendraient cette expertise : en fait, dans leurs palais et leurs Ministères, celles-ci restent fort éloignés des réalités locales et ont des préoccupations très différentes de celles des citoyens lambda.
Il ne faudrait inversement pas non plus privilégier une vision « populiste » qui ferait de tout acteur « d’en bas » un expert contextuel. S’il est vrai que chacun est au moins expert de sa propre vie, l’expertise contextuelle implique un élargissement de la focale, une prise en compte des différents points de vue et intérêts qui se confrontent dans toute arène locale, un désir de changement ancré dans la réalité. Elle réclame donc, outre l’insertion ou la proximité, une distance critique et un investissement personnel, autrement dit un « concernement » [3], qui sont bien loin d’être généralisés. Elus municipaux, entrepreneurs associatifs, fonctionnaires réformateurs, cadres motivés, innovateurs locaux (voire chercheurs en sciences sociales) en sont autant de figures sociales éventuelles.
Les experts contextuels ne sont pas si nombreux, mais ils existent, et nous en avons rencontrés au fil de nos enquêtes sur deux décennies, il est vrai le plus souvent isolés et ignorés, parfois mal vus de leur hiérarchie du fait de leurs initiatives, qui dérangent ou détonnent. Il est étonnant de constater à quel point ces experts contextuels sont invisibles tant pour les experts en ingénierie sociale que pour les décideurs internationaux ou nationaux, que ce soit pour l’élaboration des politiques publiques ou pour leur mise en œuvre. Par exemple les maires des communes burkinabées, maliennes ou nigériennes avec lesquels notre laboratoire (www.lasdel.net) a dialogué ces dernières années se sont tous plaints de n’être jamais sérieusement consultés et encore moins réellement écoutés par les institutions de développement qui interviennent dans leurs zones.
La « participation » et la « pérennisation », thèmes omniprésents dans le vocabulaire de l’aide au développement, restent des figures rhétoriques : la première se limite à des aspects mineurs (les règles et normes majeures des programmes et projets étant toujours produites par les experts en développement), la seconde n’est quasiment jamais assurée (après le départ d’une ONG internationale ou la fin d’un projet, on en revient le plus souvent à la situation qui prévalait auparavant).
On peut donc rêver à un monde où les politiques publiques ne seraient plus le monopole des experts en ingénierie sociale et des décideurs politiques, mais où les experts contextuels auraient également voix au chapitre, où leur connaissance intime des arènes locales serait sérieusement prise en compte, où leurs suggestions seraient sollicitées et leurs initiatives soutenues. Un monde du développement où le sur-mesure serait préféré au prêt-à-porter, où les innovations locales auraient leur chance face à la diffusion de programmes standardisés, où les pratiques visant à adapter les interventions aux contextes locaux l’emporteraient sur la volonté d’obliger les contextes locaux à s’adapter aux interventions. Mais cela reste aujourd’hui un rêve pieux.
NB: Toute ressemblance entre l’exemple sahélien et les politiques publiques en France ne serait pas fortuite.
Jean-Pierre Olivier de Sardan
ANTHROPOLOGUE, DIRECTEUR DE RECHERCHE ÉMÉRITE AU CNRS ET DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’EHESS