Depuis un certain temps, les dérives sur les réseaux sociaux ne cessent de prendre des proportions inquiétantes dans notre pays. Dans les lignes qui suivent, le procureur de la République près le Tribunal de grande instance de la Commune IV du District de Bamako affiche sa détermination à traquer les auteurs de ces dérives. Il donne des éclairages sur les contours de la loi sur la cybercriminalité
L’Essor : Comment se porte la justice aujourd’hui de façon globale?
Idrissa Hamidou Touré : La justice se porte bien, en dépit des péripéties, des récriminations… Ce qui se comprend aisément dans un pays où les institutions socio-politiques sont presque à terre. Partout au monde où tel a été le cas, c’est la justice qui cristallise les frustrations quand elle reste la seule institution debout et c’est le cas de notre pays actuellement.
L’Essor : Notre pays traverse une phase importante de son histoire caractérisée par une aspiration accrue des citoyens à plus de justice à travers une refondation de la gouvernance. Quel rôle les acteurs de la justice devraient jouer dans ce processus ?
Idrissa Hamidou Touré : Leur rôle habituel qu’est celui de régulation des comportements sociaux, de manière à rappeler constamment aux uns et aux autres que nous vivons dans une société civilisée ; que nous avions des règles auxquelles nous avions librement souscrit et que l’on doit respecter à l’impératif. Dans cette optique-là, nous continuerons de combattre l’injustice et l’impunité pour maintenir ou ramener la confiance quelque peu légitimement ébranlée du peuple dans son appareil judiciaire. La justice est humaine, résolument humaine, donc faillible. Elle peut se tromper et le reconnaître honorablement, s’amender et poursuivre son périlleux et ingrat rôle social de dire qui a tort et qui a raison. Nous ne sommes pas des Dieux même si l’on est quelque peu l’image vivante de la divinité sur terre.
L’Essor : Pensez-vous que les magistrats ne méritent pas les critiques formulées à leur encontre ?
Idrissa Hamidou Touré : Absolument que non. Être magistrat, c’est l’acceptation d’être discuté, voire critiqué dans l’opinion publique. Seulement cela doit se faire dans le strict respect des règles de la démocratie et surtout pas parce qu’il a rendu une décision qui nous est défavorable. Puisque les voies de recours existent pour la combattre. Ce qui est condamnable de la part de certains, ce sont les dérives du genre attaque personnelle, dénigrements gratuits, injures, atteinte à l’honneur, à la dignité ou à la délicatesse de la fonction de magistrat, etc. Ces actes ne sont pas permis car ils ne sont pas pris en charge par le droit à la liberté d’expression.
L’Essor : Certaines de vos actions récentes sont motivées par l’application de la loi portant répression de la cybercriminalité. Quel est le champ d’application de cette loi ?
Idrissa Hamidou Touré : L’avènement du cyberespace a été une excellente chose. Seulement, l’usage des différents systèmes d’information et de communication notamment les réseaux sociaux (Facebook, Messenger, WhatsApp, Snapchat, Telegram, Twitter, Imo …) est devenu abusif au Mali et destructeur de nos valeurs sociales et de notre démocratie. L’usage qui en est fait actuellement est un mauvais emploi de la liberté d’expression. Le cyberespace étant par nature un monde qui se veut insaisissable du droit, les pouvoirs publics ont entrepris de le réguler tant bien que mal via la loi sur la cybercriminalité et bien avant, divers textes sur les TICS et la poste mais aussi les données à caractère personnel…
Le texte sur la cybercriminalité par exemple matérialise ce que l’on appelle en droit le critère de rattachement territorial, en son article 2, dérogeant ainsi la matière des règles de droit commun. Le législateur a voulu le texte dans une certaine prévention répressive. Ce qui est plus dissuasif.
Aussi, l’infraction cybernétique étant une infraction permanente, voire continue c’est-à-dire dont les effets se prolongent dans le temps et dans l’espace, elle subit les effets de la loi nouvelle. C’est-à-dire que cette loi s’applique à l’infraction continue pour compter de sa date d’entrée en vigueur parce qu’elle la trouve en cours. Elle ne s’intéresse pas à ses effets antérieurs pour ne pas rétroagir mais commence à la frapper à partir de sa promulgation et sa publication au Journal official (JO).
Quand vous faites par exemple une injure dans le monde physique, l’effet est instantané et au bout de quelques temps, ça s’estompe même dans l’esprit de la victime a fortiori de l’opinion publique. Ce n’est pas le cas de l’infraction cybernétique donc une injure faite via un réseau social, qui reste là-bas et tous les jours, ce sont de nouvelles personnes qui tombent dessus et qui en sont choquées. Elle continue de choquer la victime à chaque fois qu’elle (l’injure) est par exemple partagée ou qu’elle (la victime) tombe dessus suite à une recherche ou un clic quelconque, etc. Et puis la loi ne dispose pas de conversation privée ou publique, parce que le Net même est par excellence privé puisque pour y accéder, il faut un code, un mot de passe…
Le monde immatériel est un monde caché et non à ciel ouvert. C’est pourquoi, la loi parle simplement d’actes commis via un système d’information ou de communication et il se trouve qu’aussi bien Instagram, TikTok, Messenger… sont des systèmes d’information, donc ce qui importe est que l’acte soit commis via l’un quelconque de ces systèmes. La refondation de notre démocratie passe par la reprise en main de tous les secteurs de la vie. On ne peut laisser s’installer la chienlit dans le cyberespace malien.
L’Essor : Vos mandats de dépôt décernés récemment contre plusieurs célébrités ont fait couler beaucoup d’encre et de salive. Certains compatriotes vous taxent d’abuser de votre pouvoir. Comment appréciez-vous ces accusations ?
Idrissa Hamidou Touré : Je suis un magistrat. J’appartiens à un pouvoir permanent. C’est à la loi seule et à ma conscience professionnelle que je dois rendre compte et surtout pas à des gens libres et indépendants par vices plutôt que par vertus, qui se veulent la médiocrité, le désordre et l’anarchie érigés en mode de vie. Dans un pays où l’on justifie, trouve des excuses à l’immoralité, à l’indécence, à la transgression des valeurs sociétales, que voulez-vous que nous répondions à ceux qui pensent que nous en faisons trop contre les adeptes des injures grossières, du désordre et de l’impunité. C’est à ceux qui sont sensibles au respect de nos us et coutumes, à la dignité, à l’honneur, que nous devrons des excuses si l’on ne fait pas assez pour rétablir l’ordre.
On ne tombera dans aucun abus, plaise à Dieu parce que nous savons jusqu’où l’injustice peut conduire un homme. Je l’affirme avec certitude et sous serment. Je peux me tromper parce que je reste humain, mais je répugne l’abus de pouvoir, l’injustice, voire le désordre. Ceci étant, nul ne bénéficiera de frilosité ou de passivité de notre part. L’impunité, sous toutes ses formes, sera rigoureusement combattue. Jamais, depuis Soumangourou Kanté jusqu’à Moussa Traoré, le Mandé n’a été gouverné dans le laxisme, le laisser-aller… Le Mandé se gouverne par autorité et rigueur. C’est cela notre culture et tous ceux qui ont voulu déroger à cette règle ont échoué.
L’Essor : Quid de nos compatriotes établis à l’extérieur qui transgressent cette loi à travers des dérives sur le cyberespace ?
Idrissa Hamidou Touré : On a pris langue avec les autorités judiciaires compétentes de leurs lieux actuels de résidence et des procédures d’extraditions sont en cours contre certains d’entre eux. C’est bien malheureux pour eux. Car, ils auraient pu travailler et gagner dignement leur vie et dire à ceux qui les sollicitent pour injurier de le faire eux-mêmes. De toute façon, quand ils seront là, on saura qui les finance car ils passeront certainement aux aveux. Chacun est responsable de ce qu’il fait, et on ne lâchera rien pour que justice soit rendue aux victimes, toutes les victimes.
L’Essor : Comment faut-il se comporter sur les réseaux sociaux sans se faire prendre par la loi sur la cybercriminalité ?
Idrissa Hamidou Touré : Il faut y jouir de ses droits et libertés dans le strict respect de ceux des autres. C’est aussi simple que ça.