Quelle appréciation poser sur la fin de l’opération Barkhane ? Ancien diplomate et fin connaisseur du Sahel, Nicolas Normand donne des clefs de réponse.
Ce jeudi 10 juin, Emmanuel Macron a annoncé la fin de Barkhane comme opération extérieure. Succédant à l’opération Serval déclenchée à la demande des autorités maliennes en 2013, pour barrer la route aux groupes djihadistes qui ambitionnaient de descendre vers le centre et le sud du pays, l’opération Barkhane déploie aujourd’hui quelque 5 100 soldats français à travers tout le Sahel. Après huit années d’engagement massif, cette décision intervient à un moment où le Mali vient de faire face à « un coup d’État dans le coup d’État », alors que le contexte sécuritaire est des plus compliqués. Y a-t-il un lien de cause à effet ? Quelque chose était en tout cas déjà en branle dans le sens d’une certaine retenue française quant à Barkhane. Le 3 juin dernier, Emmanuel Macron avait annoncé la suspension de la coopération militaire bilatérale de la France avec le Mali. Ce qui s’était inscrit dans la suite des événements liés au deuxième coup d’État apparaît aujourd’hui comme le premier coup de décélération de l’opération Barkhane, dont la fin comme opération extérieure est désormais actée.
Pour nous décrypter le sens d’un tel événement, Nicolas Normand s’est confié au Point Afrique. Ingénieur agronome, diplômé de l’École nationale d’Administration, ancien ambassadeur de France au Mali (2002-2006), au Congo Brazzaville (2006-2009) et au Sénégal (2010-2013), directeur international de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) jusqu’en 2016, Nicolas Normand est aujourd’hui consultant, conférencier, assesseur à la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA) et vice-président de l’association “Les Amis du Mali-Teriya-Sira”. Il est l’auteur du « Grand Livre de l’Afrique » (Éditions Eyrolles), ouvrage préfacé par Erik Orsenna de l’Académie française et consacré aux transformations de l’Afrique subsaharienne et à son devenir.
Le Point Afrique : Que pensez-vous de ce retrait de Barkhane et de son timing ?
Nicolas Normand : Cette décision de transformation radicale du dispositif militaire actuel était attendue et souhaitée par la majorité des connaisseurs, chercheurs ou présumés experts du Mali et du Sahel. Au Mali, les réactions sont plus partagées, mêlées d’inquiétudes, surtout pour les autorités qui se reposaient sur Barkhane, mais aussi pour les populations du nord qui sont très directement menacées par les extrémistes armés. Le timing vient d’une opportunité, celui du second putsch militaire à Bamako qui obligeait à reconsidérer notre coopération.
Le changement va, selon moi, dans le bon sens. Il fallait en tout état de cause faire le bilan des succès mitigés, des échecs ou erreurs après huit ans d’implication lourde des armées françaises au Mali et au Sahel. Ce qui était critiqué, c’est surtout le concept d’opération extérieure agissant de manière trop autonome par rapport aux armées locales. La domination française était aussi trop apparente et se prêtait aux accusations faciles de néocolonialisme. Se recentrer sur un dispositif plus multilatéral d’appui direct aux armées locales, par une certaine hybridation des forces, est clairement la bonne approche. Seule l’armée malienne doit être responsable in fine, mais elle doit pouvoir bénéficier des moyens techniques et humains qui lui manquent pour faire face. La France doit absolument poursuivre son appui, mais moins isolé et mieux recentré.
Malgré le nouveau dispositif désormais mis en place autour de Takuba avec des forces spéciales européennes et des armées africaines dans le cadre de la Minusma, que diriez-vous aujourd’hui de l’état de la résistance au terrorisme islamiste dans le Sahel ?
C’est un combat de longue haleine, sur des décennies probablement, sauf victoire des djihadistes. L’appui international ne pourra pas permettre de gagner la guerre. Le but est seulement de ne pas la perdre. Concrètement, cela signifie que la France, les forces européennes et autres donnent un répit au Mali, au Burkina Faso ou au Niger. Ce répit doit impérativement être utilisé pour traiter les racines du mal à trois niveaux : rendre opérationnelles les armées locales, administrer les territoires libérés en apportant des services aux populations, donner une possibilité d’intégration économique et sociale à une jeunesse montante mais sans perspective ni espoir.
Quel impact ce changement sur le théâtre d’opérations va-t-il avoir sur les populations, leur comportement vis-à-vis des troupes étrangères, leur moral aussi ?
Il faudra éviter le risque réel qu’un retrait de Barkhane se traduise par un abandon de certaines populations. C’est pourquoi, il faut procéder avec beaucoup de précautions pour que le nouveau dispositif puisse protéger au moins autant. Les forces françaises ou européennes sont appréciées par les populations civiles à leur contact. Elles ne sont en réalité décriées que par des activistes urbains éloignés du front. Les forces armées locales ont combattu le plus souvent avec courage et détermination, mais des éléments ont commis aussi des exactions contre des civils, peuls notamment : aucune tolérance ne peut être admise à ce sujet sensible. Une association plus étroite avec des forces internationales va dans le sens de la prévention des exactions.
Quelles conséquences politiques ce changement peut-il avoir au Mali mais aussi dans des pays en première ligne comme le Burkina et le Niger ?
Des conséquences positives à mon avis : une plus grande responsabilisation. Ne plus se reposer sur des forces étrangères, mais s’impliquer davantage dans la restructuration, la moralisation, la bonne gestion et le soutien des armées locales. Et également traiter les volets civils : retour de l’État, services effectivement rendus à la population.
La nouvelle donne va-t-elle encourager ou décourager les différents pouvoirs des pays du Sahel à dialoguer avec les djihadistes ?
Au Mali, et cela vaudrait ailleurs, toute négociation entre les autorités politiques et Iyad Ag Ghali ou Amadou Koufa entraînerait la cessation de l’appui français et probablement international. On ne combattrait pas pour un partenaire qui négocierait avec celui qui attaque des soldats français. Pas de double jeu. Le président Macron l’a dit clairement, et cela paraît être de bon sens.
Cela étant, les responsables maliens ou autres savent bien qu’une négociation dans les conditions actuelles serait en fait une capitulation. Les djihadistes demandent tout ou rien. Bamako n’acceptera ni un démantèlement du territoire en faveur d’un émirat pour Iyad ni une dictature obscurantiste et totalitaire au nom d’une conception dévoyée de la religion. Choguel Maiga, le nouveau Premier ministre du Mali, a aussi publiquement répété son attachement à un Mali intègre, laïc et républicain.
En outre, ceux qui croient en un compromis possible avec Iyad Ag Ghali (au prix de lourdes concessions pour Bamako) sont obligés d’admettre que cela laisse entier la question de l’EIGS, l’État islamique au Grand Sahara, qui refuse a priori toute discussion et terrorise coûte que coûte.
Les partisans de l’islam politique sont-ils en voie de gagner au Sahel même si c’est sur le long terme ?
Il y a un débat croissant à ce sujet et, certainement, une demande sociale montante d’islam politique et de remise en cause de la laïcité. Un islam politique au Sahel fait partie des devenirs possibles. Ce n’est pas nécessairement un mal, tout dépend de la forme prise. Il y a beaucoup de « nuances de vert » et il faut éviter une vision simpliste ou manichéenne, répandue. Nous sommes attachés à notre modèle laïc et démocratique, mais nous devons aussi accepter que les pays choisissent librement et souverainement leur régime. Il n’y a d’ailleurs pas que l’idéologie des Frères musulmans (peu répandue actuellement au Sahel) ou celle des Salafistes réformistes ou, pire, djihadistes. La République islamique de Mauritanie est un exemple possible de régime modéré se référant à l’islam, proche des modèles d’Afrique du Nord. Ce type de régime s’avère efficace contre les dérives extrémistes.
Mais il existe bien aussi au Sahel un risque de basculement dans une forme radicale et violente de salafisme, défendue par Al-Qaïda et l’État islamique (Daech), puissamment représentés par des groupes armés qui gagnent du terrain au Sahel alors que les États reculent. C’est une menace actuelle qu’il faudrait pouvoir renverser.
Quel impact entrevoyez-vous de l’évolution de cette situation sur la liberté d’expression et d’information ?
Cette liberté est pratiquement totale dans les États sahéliens, avec aussi les risques de diffusion de fausses nouvelles et manipulations. Je n’entrevois pas d’évolution, notamment parce que ces pays contrôlent déjà mal la situation dans tous les autres domaines. Mais, évidemment, un régime salafiste radical instaurerait une dictature dans tous les domaines, et surtout dans celui de la pensée et de son expression. Espérons que les responsables sahéliens auront la force morale de dénoncer et combattre la tentation extrémiste ou résignée d’une partie de leur opinion publique.