Le Collectif pour le Renouveau africain (Cora), qui réunit plus de cent universitaires, spécialistes des sciences sociales et naturelles, historiens, écrivains, médecins du continent et de sa diaspora) a publié un livre pour « récupérer au sein d’un cercle de chercheur.e.s, écrivain.e.s, journalistes et de militant.e.s, la possibilité d’un discours franc qui échappe aux circonlocutions d’experts et d’analystes habitués à l’exercice de la doxa, à l’usurpation et à la confiscation symbolique de la parole. Dire, écrire et dénoncer l’absurdité des relations Afrique-France ! ». Extraits.
« Un questionnement lancinant parcourt en filigrane ces pages que le lecteur s’apprête à découvrir : mais pourquoi donc Macron se permet-il d’organiser, en faisant fi du respect dû à ses pairs, un grand débat public à Montpellier où il convoque le 08 octobre 2021 sa société civile africaine et ses « éminents intellectuels africains » ?
Pourquoi donc Achille Mbembe, missionné par le même Macron, a-t-il accepté de jouer dans cette affaire le rôle du maître de cérémonie en embarquant dans son sillage un parterre de penseurs d’horizons disciplinaires divers dont on dit qu’ils sont une nouvelle jeunesse africaine ?
Et pourquoi donc s’entête-t-on à reproduire les mêmes schémas qui installent de façon quasi pérenne une vassalité d’inspiration parfois raciste telle que le rappelle encore les mots prémonitoires d’Odile Tobner, partagés trente-trois ans plus tôt ?
Pourquoi donc cette espèce de reddition suicidaire collective qui ne dira jamais assez l’impuissance de ceux n’ayant pas suffisamment intégré dans leur analyse la pensée du système-monde, le même système qui les a générés, système ondoyant et divers dans ses visages et liens insécables d’anges et de démons ; mais système constant dans le type de relation de domination qu’il établit.’’
Au-delà de Montpellier
‘’De Brazzaville à Montpellier, regards critiques sur le néocolonialisme français, rassemble une vingtaine d’articles écrits dans le feu de l’engagement sans faille pour la lutte anti-impérialiste. Cette démarche collective et solidaire jette un faisceau sur l’histoire et les contextes actuels dans la relation France-Afrique. C’est également le lieu d’esquisses de chemins de traverses vers la souveraineté totale des peuples africains et leur autonomie d’action et de penser. Tout cela dans une démarche qui allie à la fois le souci de donner libre cours à la créativité intellectuelle, la rigueur scientifique, l’impératif à coller aux faits et la volonté de produire des discours accessibles au grand public, pouvant lui permettre de trouver des réponses probantes dans sa quête de savoirs.
Le Collectif pour le Renouveau Africain (CORA), en initiant ce projet, réitère sa détermination à aller jusqu’au bout de ses objectifs majeurs : être un collectif d’intellectuels panafricains reflétant la diversité régionale et linguistique du continent et de sa diaspora et ouvert à un large éventail de ressources humaines et de pratiques épistémiques ; favoriser une culture de solidarité, d’échanges constructifs et de participation active au service des populations africaines ; produire des recherches de qualité, en recommander les résultats le plus largement possible aux décideurs politiques, aux institutions nationales et régionales, aux organisations internationales, à la société civile et aux médias, et soutenir leur mise en œuvre ; agir en tant que sentinelle par rapport à la situation actuelle du continent africain et de ses institutions, en mettant à disposition des idées et des connaissances spécialisées en faveur d’un changement qualitatif dans la vie des Africains.
Puisse ce recueil apporter sa part de vérité et être pleinement un lieu de partage de savoirs éprouvés au service de la libération du continent africain et du genre humain !’’
L’introduction par Ndongo Samba Sylla, Amy Niang et Lionel Zevounou, membres fondateurs du Collectif pour le renouveau africain.
De l’intérêt du sommet et de la sous-traitance de l’avenir du continent à Paris
‘’À quoi servent les sommets France-Afrique ? Cette question provocatrice avait été soulevée par Thomas Sankara lors du Sommet de Vittel en octobre 1983. Devant une presse française sur la défensive, le chef d’État et leader révolutionnaire burkinabè avouait ne pas avoir de réponse satisfaisante tant il était évident, selon lui, que ce type de rencontre n’était pas le cadre le plus approprié pour parler des problèmes africains. Malgré les critiques de Sankara, les chefs d’État francophones, rejoints progressivement par leurs homologues du reste du continent, continuent de sacrifier à ce rituel, rebaptisé sommet « Afrique-France », sans doute pour conjurer les représentations ordinairement peu flatteuses associées à la « Françafrique ».
En lieu et place d’une politique étrangère classique, la France a longtemps mobilisé le registre des injonctions dans son ancien empire. À commencer par la Conférence de Brazzaville (1944) qui avait été tenue sans la présence d’Africains alors qu’elle était censée discuter de l’avenir de l’Afrique dite française. Depuis, pour l’Afrique francophone, la France demeure le pays privilégié où se discutent la démocratie (La Baule 1990), les questions sur la sécurité (Sommet de Pau du 13 janvier 2020), le financement du développement (Sommet de Paris sur le financement des économies africaines de mai 2021), etc. D’ailleurs, presque toutes les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’Afrique francophone sont ou influencées ou parrainées par la France.’’
Les signes d’un déclin
‘’Ces relations asymétriques sont de moins en moins tolérées par les populations africaines comme
l’ont démontré les attaques contre les intérêts économiques français lors du soulèvement populaire
de mars 2021 au Sénégal, et la contestation populaire de la présence militaire française au Mali. En marge de ce que les officiels français et médias mainstream qualifient tendancieusement de « sentiment antifrançais », Paris subit, dans son « pré carré » africain, la concurrence économique de la Chine, mais également la rivalité militaro-diplomatique d’autres puissances comme la Russie, notamment en République centrafricaine, ou la Turquie. Ce contexte suscite, côté français, un sentiment de perte de contrôle ainsi qu’une certaine anxiété au sujet de l’avenir du continent.
Le fait est que les dispositifs traditionnels de maintien de l’hégémonie impériale ont aussi montré leurs limites. Les interventions militaires dont la principale, Barkhane, ne peuvent être gagnées : en plus d’être ruineuses, elles deviennent de moins en moins populaires auprès des opinions publiques africaines. C’est sans doute de cette manière qu’il faudrait lire la « fin » — en fait la réorganisation — de la force Barkhane au Mali. De même, le fossé se creuse de plus en plus entre
une minorité dirigeante soutenue par Paris et les aspirations de leurs peuples.’’
Les termes du new-deal de Macron
‘’C’est au regard à la fois des nouveaux défis auxquels la France fait face sur le continent africain et de l’inadaptation de ses méthodes d’intervention traditionnelles qu’il faut lire les improvisations de l’actuel gouvernement français, et notamment l’élargissement de son cercle d’alliances à la « société civile ».
Dire que la politique africaine de l’actuel gouvernement français garde ses vieux lambris dorés est un truisme. Il suffit de penser par exemple à la succession dynastique et militaire que Macron a adoubée avec le récent coup d’État au Tchad. La politique africaine de Macron arbore toutefois un cachet spécifique que l’Institut Montaigne, un think tank marqué à droite, désigne, dans un rapport daté de septembre 2017, par le vocable anglais de restart.
Sur le plan formel et rhétorique, le restart consisterait pour Paris à abandonner ses inhibitions en adoptant un discours qui « lève les tabous » ainsi qu’une stratégie plus « franche ». Ce souci de redorer l’image de la France en Afrique explique quelques récentes ouvertures « symboliques » : le projet de restitution de certains biens culturels, la reconnaissance à mots couverts de la responsabilité de la France durant le génocide des Tutsi du Rwanda, la « facilitation » de l’ouverture des archives coloniales en Algérie et celles relatives à l’assassinat de Thomas Sankara, etc.
Sur le fond, le restart fait le pari d’un « afro-réalisme » dont les entrepreneurs et start-ups français seraient les fers de lance : « [Le] discours de restart doit libérer les énergies et favoriser l’accès des entreprises françaises aux marchés africains », souligne l’Institut Montaigne. Parallèlement aux soutiens politiques traditionnels, l’influence économique acquiert une importance renouvelée. C’est là sans doute l’une des motivations ayant présidé à la mise en place du Conseil Présidentiel pour l’Afrique (CPA) en 2017, une structure consultative composée de personnalités principalement issues du monde des affaires.’’
La société civile en bouclier de la France
‘’Le sommet Afrique-France de Montpellier va formellement consacrer l’alliance entre le régime de Macron et une certaine « société civile » africaine taillée sur mesure pour donner l’illusion qu’il serait à l’écoute des populations africaines et de leurs intellectuels. Face à l’illégitimité des dirigeants d’Afrique francophone, traditionnels alliés de la France, il a pu sembler astucieux d’ériger une « société civile » néo-impériale ayant vocation à servir de bouclier face au « sentiment anti français » en progrès sur le continent et aussi à valider, par omission ou par conviction, des options économiques néolibérales comme solutions aux problèmes africains.
Le profil de l’intellectuel africain « fréquentable » pour l’Élysée et le Quai d’Orsay concerne d’une part ceux qui n’ont pas d’objections manifestes vis-à-vis du déploiement de la logique néolibérale à l’échelle du continent. Il inclut d’autre part ceux qui, comme Achille Mbembe, distinguent leur
démarche de l’anti-impérialisme et, même, n’hésitent pas à proposer que la France organise une « grande transition » destinée à installer la démocratie en Afrique centrale. Œuvrer nolens volens à effacer voire à aseptiser la tradition intellectuelle critique africaine nourrie aux deux mamelles du panafricanisme et de l’anticapitalisme est une formule qui a souvent fait florès pour les intellectuels africains en quête de notoriété en Occident….
Au-delà des faux-semblants de Montpellier, la bonne nouvelle est que la lutte pour une « seconde
indépendance » est portée sur le plan intellectuel par des initiatives panafricanistes comme le
Rapport Alternatif sur l’Afrique (RASA) et le Collectif pour le Renouveau Africain (CORA). Publiée en mai 2021, la première édition du RASA a pour titre Les souverainetés des sociétés
africaines face à la mondialisation. Lancé en avril 2021, CORA rassemble une centaine d’intellectuels de toutes disciplines, des arts aux sciences exactes. Comme le souligne son Manifeste, il œuvre, dans le respect de la diversité linguistique, à « l’émergence d’une Afrique véritablement indépendante et souveraine avec comme horizon l’éclosion d’une authentique éthique humaniste marquée du sceau de la solidarité universelle. » Comme le soutenait Frantz Fanon, la responsabilité de l’intellectuel africain doit se comprendre comme une responsabilité tournée vers la libération du continent.’’