Depuis le départ de ses troupes d’Afghanistan en juin dernier, c’est au Mali que l’Armée tchèque remplit ses missions les plus importantes dans le cadre de son engagement à l’international. Mais au fil des années, alors que la situation sécuritaire dans le Sahel ne s’améliore pas, la question se pose de savoir si la République tchèque, comme les autres Etats européens présents sur place, ne s’est pas lancée dans une cause perdue. Directeur du Centre des études sécuritaires et stratégiques au Sahel et auteur de nombreux écrits sur les questions sécuritaires et l’Islam politique en Afrique, le professeur malien Aly Tounkara est persuadé que non, comme il l’a confié à Radio Prague International lors de son récent passage dans la capitale tchèque.
Vous êtes à Prague depuis quelques jours pour présenter l’évolution de la situation sécuritaire au Mali et au Sahel. Suite aux différents débats auxquels vous avez participé, qu’avez-vous découvert concernant l’intérêt de la République tchèque pour la région, alors que des soldats tchèques sont en mission depuis huit ans au Mali?
« Quand nous parlons du Sahel, et plus particulièrement du Mali pour ce qui est de la République tchèque, beaucoup de gens ne s’orientent pas nécessairement très bien dans la situation. Il faut rappeler que le Sahel est confronté, depuis désormais dix ans, à des attaques terroristes, et ce, tant au Mali, au Niger qu’au Burkina Faso. Les attaques terroristes font que les frontières sont devenues poreuses et n’ont plus de sens. Le groupe Al-Qaïda, l’Etat islamique, AQMI ou même Boko Haram ne connaissent ni continents, ni frontières. En 2013, lorsque le Mali a été occupé et s’est retrouvé à la limite de perdre son territoire, l’Etat central du Mali a sollicité le soutien de l’armée française. Cette intervention a permis au Mali de récupérer les grandes villes qui étaient tombées entre les mains des groupes radicaux violents comme Al-Qaïda. »
« Nous nous sommes rendus compte que la maintenance de cette intervention française était importante et complexe. Il fallait donc aussi solliciter d’autres Etats européens, parmi lesquels la République tchèque, pour qu’ensemble, la France, les autres pays européens et les armées sahéliennes puissent livrer une lutte implacable contre les groupes radicaux violents. »
« Cette présence européenne est importante pour plusieurs raisons. La première est que lorsque nous voyons toute la difficulté qu’ont les Etats sahéliens à contrôler efficacement ces groupes radicaux violents, il n’est pas étonnant que les attentats qui visent l’Europe soient préparés depuis le Sahel. C’est une des raisons pour lesquelles il importate tant que cette lutte aujourd’hui soit non seulement globale mais surtout européenne. »
« La deuxième raison qui justifierait et légitimerait la présence tchèque au Mali, et plus généralement au Sahel, se trouve dans l’ossature. L’UE a mis en place, à partir de 2014, une unité de formation à l’endroit des forces de défense et de sécurité du Sahel. Tous les pays européens y sont présents. Il est donc aussi dans l’intérêt des Tchèques de se positionner d’un point de vue géopolitique et stratégique au Sahel. Beaucoup de Sahéliens ont appris à mieux connaître la République tchèque grâce à l’appui que celle-ci a apporté à l’intervention française au Sahel. Cet appui est donc non seulement utile pour le pays bénéficiaire, mais c’est aussi un gage de positionnement d’un point de vue diplomatique pour la République tchèque. »
Depuis le retrait de ses troupes en Afghanistan en juin dernier, les missions au Mali sont devenues les plus importantes pour l’Armée tchèque à l’international. Les médias tchèques parlent toutefois assez peu de cette présence au Mali. Suite aux discussions que vous avez eues à Prague, avez-vous donc le sentiment que certaines choses doivent être mieux comprises par rapport à la réalité de la situation au Mali ?
« Une partie de l’auditoire tchèque a la ferme conviction que le terrorisme n’a pas de frontières. Cette lutte contre le terrorisme au Sahel permet tout de même de réduire fortement tous les flux migratoires. N’oublions pas que le terrorisme s’est greffé à la migration clandestine, à la criminalité transfrontalière et même au trafic d’êtres humains. Cet engagement tchèque est donc aussi une façon pour l’Europe de contrôler de façon pertinente tous ces flux de migrants qui passent par l’Algérie, la Lybie, traversent les zones méditerranéennes pour ensuite se retrouver en Italie. Cette perception positive apparaît clairement dans les débats. »
« Mais nous avons aussi une autre partie de l’opinion qui pense que l’Afrique est trop éloignée de la République tchèque. Cette partie a du mal à comprendre l’utilité et la pertinence d’un tel engagement. Pour mettre en évidence son utilité, il faut plutôt comprendre cet engagement par la complexité de la menace mais aussi par le fait que quand des pays menacés tombent, il ne faut pas s’étonner que les pays européens soient envahis par des vagues migratoires. Et ce, non pas parce que ces gens veulent venir en Tchéquie, en Allemagne ou en France, mais tout simplement parce qu’il n’est plus possible de vivre là où ils sont. C’est donc aussi une mesure de prévention : en s’engageant aux côtés des Français et des Sahéliens dans cette lutte, on arrive aussi, en tant qu’Européens et que Tchèques, à freiner cette migration clandestine et à lutter efficacement contre le trafic international de drogue ou de stupéfiants. »
Le gouvernement tchèque, qui souhaite participer au rétablissement - dans la mesure du possible - de la sécurité au Sahel, puis travailler à la stabilisation pour éviter les flux migratoires, fait donc une bonne lecture géopolitique de la situation dans la région.
« La responsabilité de l’élite politique tchèque est d’abord de veiller à la sécurité de son peuple et d’être attentif aux attentes de la population notamment sur la question migratoire. La décision de s’engager au Sahel va clairement dans ce sens. Nous sommes là dans le cadre de combats intéressés. Chaque Etat pèse naturellement ses intérêts, et pour ce qui concerne l’engagement tchèque au Sahel, il consiste effectivement à lutter contre la migration clandestine, pour éviter que tous ces jeunes gens qui traversent le désert et la Méditerranée se retrouvent en Tchéquie ou dans un autre pay européen. La démarche peut sembler longue, mais elle peut porter ses fruits sur le long terme. »
Comment est perçue cette présence militaire internationale au Mali ?
« Nous ne pouvons pas uniformiser les points de vue des Maliens et des Sahéliens à ce propos. Trois grands points de vue ressortent quand nous interrogeons les populations sur la présence des forces partenaires, notamment européennes. Il y a d’abord celui des populations qui vivent quotidiennement l’insécurité liée au terrorisme. Ces populations ont, à coup sûr, des perceptions positives quant à l’engagement européen aux côtés des armées sahéliennes. Il faut rappeler qu’il permet à ces armées de se former mais aussi d’être dotées d’un certain nombre d’équipements militaires. »
« La deuxième lecture des Maliens consiste à penser que ces Etats ne sont en réalité présents que pour leurs propres intérêts. Quand nous regardons les sous-sols africains et que nous portons un regard objectif sur toutes les compagnies d’extraction de l’or, du pétrole et de l’uranium, nous constatons qu’il s’agit essentiellement de compagnies occidentales. De ce fait, pour beaucoup de Maliens, l’engagement européen est vraiment intéressé. »
« Une troisième lecture, qui est de plus en plus majoritaire, consiste à dire que ces engagements des partenaires étrangers, et notamment européens, seraient même une source d’aggravation de l’insécurité. De facto, on s’efforcerait à établir un lien entre l’engagement étranger et la situation socio-politique, et même l’insécurité à laquelle est confrontée le Sahel. Que ce soit au Mali, au Burkina Faso ou au Niger, il y a clairement un fossé entre les attentes sur le plan de l’offre et la demande de sécurité des Sahéliens et l’aide qui est proposée de la part des partenaires, en particulier européens. Il ne faut absolument pas minimiser ces perceptions des choses. Elles sont aujourd’hui une évidence dans tout le Sahel. »
Pour en revenir à la République tchèque, peut-on faire un parallèle entre l’engagement de son armée en Afghanistan et celui au Mali ? Des soldats tchèques sont restés en Afghanistan pendant près de vingt ans et cela fait désormais huit ans qu’ils sont présents au Mali. Mêmes si les situations des deux régions sont différentes, certains parlent d’une même guerre perdue d’avance...
« Vous faites bien de mettre en évidence les similitudes et les singularités entre ces deux pays. En ce qui concerne l’Afghanistan, il faut rappeler que les Taliban se trouvaient au pouvoir dans un premier temps. Ce sont des acteurs qui ont cette culture de l’exercice du pouvoir, et c’est là un fait que nous ne pouvons pas contester. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont été forcés d’abandonner ce pouvoir avec l’intervention américaine et des forces de coalition. L’Etat taliban était fort d’une certaine popularité. Quoi que nous en pensions, un nombre important d’Afghans se reconnaissent dans la gouvernance des Taliban. Et se dire que cette gouvernance ne colle pas au format des grandes puissances occidentales est une autre problématique qui n’a rien à voir avec la démocratie et qui est plutôt d’ordre géopolitique et géostratégique. C’est même là une question de perception des cultures. »
« Dans le cas du Mali, les groupes radicaux violents n’y ont jamais exercé le pouvoir et il s’agit majoritairement de groupes nés à partir d’influences des pays voisins, notamment l’Algérie et le Maroc. De ce fait, nous n’avons pas assisté à une territorialisation de l’application de la Charia ou de l’offre terroriste dans la durée. Un autre élément important pour le cas du Mali et du Sahel est que les groupes radicaux occupent plutôt des poches, donc ils sont plus pertinents dans une localité mais pas forcément dans toutes les localités du pays concerné. »
« Une chose me paraît de ce fait importante : au Sahel, ces groupes s’imposent aux populations et ne bénéficient pas de leur soutien. Quand on fait la somme de toutes les localités en proie aux attaques terroristes, on se rend compte que les populations subissent davantage qu’elles ne collaborent. Or, en Afghanistan, la population a malgré tout collaboré. Le cas sahélien est donc un diktat terroriste majoritairement imposé aux populations. Par ailleurs, les leaders de ces groupes radicaux violents ne sont pas originaires de ces Etats. Ils sont du Maroc, d’Algérie, certains ont même séjourné en Afghanistan, en Irak et dans d’autres pays qui connaissent aussi le terrorisme. »
« Le cas malien n’est pour autant pas totalement différent non plus du cas afghan. Si les forces de coalition venaient à quitter le Mali aujourd’hui, nous assisterions certainement à l’administration de la Charia sur certaines poches du territoire. Mais cela m’étonnerait fort que cette application de la Charia recueille un écho favorable d’une majorité de la population. »
« Enfin, il y a d’autres conflits très locaux dans le contexte sahélien comme la gestion du français, la question de la mal-gouvernance, celle de l’accès aux ressources naturelles… Toutes ces questions de chefferie locale font que le Mali n’est pas l’Afghanistan. »
Vous êtes en République tchèque pour la première fois, avec quel message repartirez-vous donc à Bamako ? Qu’allez-vous dire de votre passage à Prague à vos collègues et proches maliens ?
« Qu’il existe ici une certaine chaleur humaine. Je trouve aussi la population très disciplinée. Dans le même temps, au-delà de ces questions sécuritaires, je trouve l’art culinaire très abouti, quoique très lourd pour un Sahélien... mais c’est une bonne chose ! »
« Je n’ai pas de leçon à donner aux Tchèques, mais il faut que la population comprenne que le combat dans le Sahel est un combat de longue durée sans frontières, sans nationalités, ni même sans croyances religieuses. Je peux comprendre que certains acteurs politiques ou de la société civile interpellent de façon incessante le gouvernement pour comprendre davantage ce qui est légitime, mais, attention, il ne faut pas succomber aux raccourcis et tomber dans le simplisme. »