TV5Monde : Le ministre des Affaires Étrangères français Jean-Yves Le Drian a déclaré vendredi 14 janvier : « Si nous sommes au Mali, nous y restons, mais pas dans n’importe quelles conditions ». Que peut-on comprendre de cette affirmation, dans un contexte de plus en plus tendu ?
Niagalé Bagayoko, politologue et présidente de l'African Security Sector Network : Ce type de déclaration se révèle tout d'abord en contradiction avec les nombreuses lignes rouges qui ont été fixées par les autorités françaises. Lignes rouges qui ont toutes été franchies, non pas uniquement par la junte, mais par l'ensemble des dirigeants maliens qui ont accédé au pouvoir au cours des deux dernières années.
La première ligne rouge, c'était le refus catégorique de la France de voir engager des négociations avec les groupes djihadistes. On se souvient de la fameuse conférence de presse en 2020 au cours de laquelle le Premier ministre malien Moctar Ouane répondait à Jean-Yves Le Drian qu’il appartenait aux Maliens de prendre une décision, et qu'ils entendaient engager des pourparlers avec tous les groupes du pays, quelle que soit la position de la France sur cette question.
Deuxième ligne rouge : la date d'organisation des élections, fixée comme un élément qui, en cas de non-respect, pouvait amener à la remise en cause de la présence française. On voit très bien que cela n'a pas été le cas.
Troisième élément, l'arrivée potentielle de la société russe Wagner. La France avait déclaré que la présence de Wagner était incompatible avec sa propre présence militaire. Or, le 23 décembre, l'adoption du communiqué faisant état de l'arrivée de Wagner au Mali et la condamnant, expose explicitement le fait que les partenaires européens, dont la France, resteront malgré tout engagés. Donc cette diplomatie des lignes rouges s'est trouvée prise en défaut par la façon dont les autorités maliennes ont franchi le Rubicon à chaque fois.
Par ailleurs, la façon dont l'opération Barkhane a communiqué ces derniers mois, en insistant sur l’efficacité, le progrès du partenariat militaire de combat et du partenariat militaire opérationnel français avec les Fama (Forces armées maliennes, NDLR) me semble en décalage total avec la détérioration très grave des relations politico-diplomatiques entre la France et le Mali.
TV5Monde : Comment expliquer ce décalage ?
Niagalé Bagayoko : Par le fait que la politique étrangère de la France a, de manière excessive, cherché à s'incarner dans l'opération Barkhane. Elle est devenue le symbole le plus mis en avant par les autorités françaises du dynamisme de l'engagement dans le pays et au Sahel.
C'est un piège qui rend très difficile d'avancer d'autres options, alors que l'une des difficultés qu'a précisément expérimentée Barkhane, était l'absence de vision politique claire. Une intervention militaire n'est qu'un instrument parmi tant d'autres et on a toujours peiné à voir quel était l'objectif politique de celle-ci.
Je pense que ce que la France défend avant tout au Mali, c'est son statut de puissance
Niagalé Bagayoko, présidente de l'African Security Secteur Network
Cela illustre aussi une tendance à sous-estimer l’intelligence politique des autorités maliennes, habiles à la fois sur le plan diplomatique extérieur et intérieur. Leur grande faiblesse restant bien entendu leur incapacité à intervenir de manière autonome pour faire face à la situation conflictuelle.
TV5Monde : Quels intérêts a la France au Mali ? Pourquoi insiste-elle tant sur son maintien malgré les lignes rouges franchies ?
Niagalé Bagayoko : Justement, c'est ce qui est difficile à interpréter. De manière objective, les intérêts de la France au Mali, voire au Sahel, sont extrêmement limités. Il y a peu de ressortissants, peu d'intérêts économiques. Je pense que ce que la France défend avant tout au Mali, c'est son statut de puissance. Elle cherche à démontrer qu'elle dispose toujours d'instruments de politique étrangère, à commencer par l'instrument militaire, pour peser sur les relations internationales.
Et malheureusement, l'échec qu'elle est en train d'essuyer, comme tous les acteurs au Sahel, et d'ailleurs comme tous les acteurs engagés dans ce type d'environnement insurrectionnel, tend à remettre en cause ce statut de puissance auquel elle prétend.
C’est ça qui explique aussi le retournement de l'opinion publique contre la France. Il y a un substrat de ressentiment anticolonial, qui a toujours été là mais qui n'avait pas empêché que la France soit accueillie à bras ouverts lorsqu'elle est intervenue en 2013.
TV5Monde : Comment évolue le sentiment anti-français au Mali ? Sur quoi s’appuie-t-il, en dehors de l’anticolonialisme ?
Niagalé Bagayoko : Je pense que l’incapacité qu'a eu la France à travers l'opération Barkhane à transformer ses succès tactiques indéniables en victoires stratégiques a laissé l'opinion publique malienne pantoise. Il est très difficilement concevable pour elle que la France n'a véritablement pas les moyens de combattre ces groupes, qui avaient été présentés comme des combattants utilisant des moyens rudimentaires - alors qu'il s'agit d'adversaires sophistiqués, recourant à des tactiques aussi bien qu'à des stratégies politiques extrêmement élaborées. Les populations sont arrivées à un véritable scepticisme, qui s'est mué en un sentiment d'insatisfaction puis d'exaspération sécuritaire.
Ces opinions publiques ont pour certaines sombré dans ces théories du complot, qui sont instrumentalisées sur les réseaux sociaux, par des acteurs extérieurs comme la Russie, et par des groupes patriotes nationaux. J’insiste sur l'aspect national : il faut arrêter de présenter les populations maliennes comme simplement manipulées par des puissances extérieures. Un sentiment majoritaire, et non instrumentalisé, existe selon lequel la présence française est en fait inutile : la situation des populations n'a cessé de se dégrader d'un point de vue sécuritaire au cours des dix années écoulées.
Aucun des deux partenaires n’accepte de voir qu’il devient intenable dans le cadre d’un désaccord aussi profond de maintenir une présence militaire
Niagalé Bagayoko, présidente de l'African Security Sector Network
TV5Monde : Quels éléments, au-delà des impasses militaires, font que ce rejet s'est autant cristallisé récemment ?
Niagalé Bagayoko : Il y a eu énormément d’erreurs en matière de communication stratégique de la part de la France. Dès le départ, une « diplomatie des sommets » a été mise en place. Le G5 Sahel ou d’autres sommets internationaux prennent des décisions tous les six mois, y consacrent des milliards, en les présentant comme étant de nature à bouleverser la situation. En réalité, les populations n'en voit pas les bénéfices directs en matière de développement.
La visite annoncée, puis très vite annulée du président français en décembre, illustre aussi cette communication maladroite. Le processus était extrêmement gênant et je pense qu’Emmanuel Macron aurait eu énormément de mal ne serait-ce qu'à atterrir. Il aurait pu être l'objet de mouvements de protestation, voire d'émeutes embarrassantes.
Aujourd'hui, la France fait face à la difficulté qu'elle a éprouvé dans cette crise, à articuler de manière cohérente la défense de ses intérêts et la défense de principes politiques intangibles tels que le respect de la démocratie. Au Mali, on s’étonne par exemple du décalage entre la position française à l’égard du pays, et celle vis-à-vis du Tchad, où la France a avalisé la transition dynastique.
TV5Monde : Lors des dernières manifestations s’opposant aux sanctions adoptées par la Cédéao (Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest), certains dénonçaient un soutien, voire une mainmise française sur l’organisation régionale. Sur quoi se fondent ces critiques ?
Niagalé Bagayoko : C'est une grave erreur de penser que c'est la France qui a instrumentalisé la Cédéao. Historiquement, la France est éloignée de la Cédéao parce qu'elle l’a toujours perçue comme étant dominée par les pays anglophones, comme le Nigeria ou le Ghana, sur lesquels la France a très peu de leviers politiques.
Je pense que ce sont deux haines grandissantes qui se sont coalisées. La France fait l'objet de ce rejet qui s'est aggravé au cours des six derniers mois, et depuis 2020, la Cédéao est devenue un organisme honni, ou en tout cas très critiqué par les populations maliennes.
Les décisions que la Cédéao a prises renvoient à la réalisation par les chefs d’États que l'organisation était en perte de crédibilité et de légitimité et qu'il fallait lui en redonner une. Autrement, tous les gouvernements de la région étaient eux-mêmes susceptibles d'être renversés par des juntes militaires.
Le problème, c'est qu’elle n'a adopté aucune sanction lorsque des coups d'État ont été perpétrés par des civils. Il y a donc un sentiment de « deux poids deux mesures », qui a été un premier facteur de délégitimation. Le second, c'est que l’organisation était censée passer d'une « Cédéao des États » à une « Cédéao des peuples ». Lorsqu'on voit le type de sanctions qui sont adoptées aujourd'hui et qui, à l'évidence, vont toucher la population malienne et non pas seulement le gouvernement, on s'interroge.
TV5Monde : La junte malienne a récemment accusé la France de violation de son espace aérien. Comment s’articule la présence militaire française avec toutes ces tensions politiques ?
Cette affaire révèle de manière éclatante le hiatus entre d’une part le maintien de la présence militaire française, et d’autre part des relations diplomatiques détériorées, comme cela n’était jamais arrivé dans l’histoire des relations franco-maliennes.
Ce qui devient prédominant aujourd'hui, c’est l'élément politique alors qu'il a été assez peu affirmé lors des dernières années. Et l'opinion publique malienne, voire ouest-africaine, devient un paramètre essentiel de cet environnement.
D'abord d'un point de vue opérationnel, comme on l'a vu avec le convoi bloqué en novembre. Cela représente un tournant essentiel, où la France a été très gravement empêchée sur le terrain. Puis en termes de posture politique. Aujourd'hui, c'est sans doute un mouvement populaire massif qui pourrait forcer la France à quitter le Mali, beaucoup plus tôt et de manière beaucoup moins planifiée qu'elle ne l'avait envisagé initialement.
La question n'est ainsi plus de savoir si la France veut rester au Mali puisqu'elle l'affirme de toute façon, mais plutôt de savoir si elle va pouvoir y rester. Je ne pense pas que les conditions pour cela, en tout cas de la façon dont elle l'avait envisagée, soient désormais réunies.
La difficulté, c’est qu’aucun des deux partenaires n’accepte aujourd’hui de voir qu’il devient absolument intenable dans le cadre d’un tel affrontement verbal et politique, d’un désaccord aussi profond, de maintenir une présence militaire.
TV5Monde : Quelles stratégies peut désormais adopter la France ? Parmi les options envisageables, qu’entraînerait un retrait aujourd’hui ?
Niagalé Bagayoko : Si la France quitte de manière prématurée le Mali, ça fragiliserait particulièrement la zone des trois frontières. Si les bases de Gao et de Ménaka devaient fermer, ce serait un motif de préoccupation sérieux notamment pour le Niger.
Un redéploiement vers le Niger me paraît extrêmement compliqué. Ce qui s’est passé à Téra démontre que, là encore, la contestation par les populations de la présence française devient un facteur handicapant, qui va de plus en plus entraver la liberté d'action, d’approvisionnement et de manœuvre militaire française. L'Algérie a aussi fermé son espace aérien aux vols militaires français, ce qui contrarie aussi l'opération Barkhane.
La fin à venir de l'opération Barkhane, lancée en 2014, avait été annoncée par Emmanuel Macron en juin dernier.
La fin à venir de l'opération Barkhane, lancée en 2014, avait été annoncée par Emmanuel Macron en juin dernier.
Des déploiements massifs, avec une intervention au sol de type Barkhane, des effectifs lourds et des opérations très exigeantes en termes de soutien et en terme logistique, vont à mon avis devenir exclus dans cet environnement. La présence sera sans doute davantage centrée sur des moyens aériens, des moyens de renseignement, en se rendant le moins visible possible et en affirmant que désormais l’objectif concerne la montée en puissance des armées sahéliennes. Mais le premier objectif, martelé par les autorités françaises, était d’éradiquer le terrorisme au Sahel. Il est assez difficile de montrer aujourd’hui que ce n’est plus l’enjeu principal.
Aux yeux des populations, la présence militaire française apparaît de moins en moins comme une garantie et de plus en plus comme un risque, même si de nombreux chefs d'État continuent à requérir un soutien ou un accompagnement français. De toute façon, il va être impératif pour la France, non pas uniquement de tirer les leçons de l'opération Barkhane, mais aussi du type de coopération militaire qu'elle mène avec les pays africains, qui n’est pas adapté aux types de conflictualité auxquelles on a à faire aujourd'hui.