« En ces temps-là, Tombouctou n’avait pas sa pareille parmi les villes du pays des Noirs, depuis la province du Malli jusqu’aux extrêmes limites de la région du Maghreb, pour la solidité des institutions, les libertés politiques, la pureté des mœurs, la sécurité des personnes et des biens, la clémence et la compassion envers les pauvres et les étrangers, la courtoisie à l’égard des étudiants et des hommes de science et l’assistance prêtée à ces derniers » (Kati : 1913).
Atomisation des forces
Evidemment, le contexte géo-social (empire Songhay) de Tombouctou des 15e et 16e siècles a permis l’émergence d’une société structurant autour d’elle les libertés politiques et la sécurité des personnes et des biens. Mais, cinq siècles après, le contexte sécuritaire du Sahel semble pour l’instant être limité par l’atomisation des forces politiques. Mais cette atomisation est bienvenue si elle permet de se soustraire à l’idée que la démocratie est en train de mourir, que la politique ne sert à rien. Ce qui est faux. Car la politique sert toujours quelque chose. Par exemple, les choix d’investissement publics pèsent sur nous : cas des logements sociaux ou de l’Assurance maladie obligatoire (Amo) sous le régime d’Amadou Toumani Touré. Evidemment, le système démocratique demeure vulnérable, quel que soit le contexte, mais c’est aux élus (Président, députés, maires…) de redonner un sens, une vitalité à la démocratie, par leurs actions et leur sens des responsabilités. Par le passé, ce travail au niveau parlementaire ou municipal n’avait malheureusement pas existé. La critique est toujours d’actualité.
En attendant de changer de cap, l’homme politique, le militant associatif, le syndicaliste, le citoyen devraient se méfier des changements d’échelle à l’emporte-pièce, et résister à l’appétit de se regrouper selon des formes hétéroclites. D’autant que ces formes hétéroclites qui, sur un supposé coup de boutoir, prétendent renverser la table pour passer à des jours meilleurs. Alors qu’il n’y aura pas de jours meilleurs sans paix. Ceci dit, la nécessaire recomposition des champs politiques impose à prendre le temps pour opérer des alliances sans compromission pour cheminer vers de nouvelles alternatives politiques.
Avantage du mouvement démocratique
En 1991, le mouvement démocratique (associatifs, politiques, syndicats, etc.) avait un avantage qui manquait cruellement au régime du général Moussa Traoré. Cet avantage-là, c’était le travail sur le plan des idées, dans tous les ordres et dans tous les milieux, pour préparer les Maliens à se battre contre les dérives du régime de Moussa Traoré. Mais cette lutte remontait à la fois aux luttes d’indépendances en plus du rejet du pouvoir de Moussa Traoré. D’ailleurs, un ami m’expliquait que son père enseignant, dans les années 1980-1990, exigeait que l’on éteigne systématiquement la radio nationale ou que l’on change de chaine, à chaque fois qu’un discours de Moussa Traoré était diffusé tellement il l’insupportait.
À l’origine de la haine des enseignants à l’égard du régime de Moussa Traoré, il y avait son putsch contre Modibo Keita en 1968, 1er Président du Mali indépendant. Or, le corps enseignant s’identifiait à Modibo Keita (enseignant de formation) et a vu dans sa chute un affront à leur égard. Conséquence, le corps enseignant, sous Moussa Traoré, était dévalorisé, et victime d’injustices : retard de salaire permanent, absence de revalorisation salariale.
Lutte pour les idées
Mais revenons à la lutte pour les idées, qui consiste à sédimenter dans les esprits la haute valeur morale et politique de la société malienne de demain, dans un socle d’esprit critique et résistant à toute forme d’abus de pouvoir, de confusion du privé et du public. Rappelons que l’énorme travail de réflexion engagé et poursuivi par des chercheurs, des penseurs, des militants, etc., a produit mars 91. Mais, hélas, ce travail n’a quasiment pas été repris par les classes politiques et dirigeantes successives. Dit autrement, des espaces ou des lieux de réflexion et de pensée n’ont pas été créés à cet effet pour poursuivre la lutte idéologique, au sens noble du terme, sur le régalien : santé, éducation, justice, armée, fiscalité, etc. La joie d’être en démocratie a inhibé la nécessaire problématique de remise en question permanente des projets de société. Hélas ! Conséquence : nous avons l’affreux sentiment que la lutte commence maintenant. Alors qu’en réalité nous n’avons pas été capables de poursuivre, à la bonne hauteur, la bataille pour atteindre la souveraineté non pas comme une fin en soi, mais comme une espèce d’indépendance permettant de créer un modèle de société, ouvert au monde, et dans lequel nous nous reconnaissons.
Occuper la scène publique et africaine
Ce travail idéologique aurait permis d’extraire le Mali des mailles de la nasse narcoterroriste, une de ses zones grises depuis une dizaine d’années. En s’appuyant sur les dynamiques internes, il aurait également permis de transformer la société malienne à travers des projets de développement pour fixer la jeunesse, et anticiper sur les grands défis. Nul doute que cela aura permis au Mali d’occuper le devant de la scène publique et africaine. En attendant, la priorité du Mali et du Sahel demeure la guerre contre le terrorisme. Mais elle doit être menée de front avec la lutte contre les injustices (humiliations) et la lutte pour le débat d’idées. La capacité à être tolérants, tout en œuvrant à une solution durable et réaliste, s’impose à nous tous. Ni mépris, ni haine, jamais les intérêts dits « politiques » ou de clan n’ont suffi à eux seuls à faire refondre, éclore une société consciente d’elle-même, une politique consciente d’elle-même, un syndicat conscient de lui-même, et compétents à convaincre les autres à s’allier avec nous. Dans le nécessaire dialogue des autorités maliennes avec la Cedeao pour sortir des sanctions actuelles et s’accorder sur une date de la fin de la transition, ce n’est pas une sinécure de dire que c’est toute la « Culture » sociopolitique qu’il faut s’efforcer de brasser. Dans ce brassage, la bataille pour les idées est indispensable pour un changement prodigieux, socle des sujets de préoccupation majeure, telle que la gouvernance, la corruption ou la sécurité.
Finissons par là où a commencé ce papier. Il est question d’insister sur l’idée que la quête de souveraineté telle que l’avait connue la ville des 333 saints entre le 15e et le 16e siècle nous invite à faire un pas de côté. Il est temps de s’inspirer de ce qui a été déjà fait, en toute liberté, pour conduire le peuple à la paix. Le maintien et la sécurisation des territoires, les conditions de subsistance des populations, le contreterrorisme ou les libertés politiques doivent être portés désormais par la lutte pour les idées, d’autant qu’il est bien question de sortir de la situation de crise pour penser des vecteurs de création culturelle et pacifique.
N’est-il pas là le plaisir de travailler à changer le Mali ?