Depuis un certain temps les denrées alimentaires connaissent une hausse spectaculaire sur le marché malien et international. Dans cette interview, Modibo Mao Makalou, économiste nous explique les raisons de cette flambée.
Mali-Tribune : Nous sommes en plein mois de Ramadan et on assiste à une flambée des denrées de première nécessité. En tant qu’économiste comment expliquez-vous cette flambée ?
Modibo Mao Makalou : La hausse généralisée des prix à la consommation est un phénomène mondial. Et cela avait été constaté depuis le début de la pandémie sanitaire. L’Organisation des Nation-Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO) a constaté depuis 2011 une telle hausse n’avait jamais été remarquée dans les 5 groupes de denrées alimentaires, les prix n’ont jamais atteint une telle proportion. Maintenant on se rend compte que c’est depuis la crise financière de 2008-2009 que les prix n’ont pas atteint une telle proportion dans le monde. Les États-Unis ont atteint une hausse des prix qu’ils n’avaient pas constaté depuis 40 ans (1982). Dans l’Union européenne, depuis janvier 1997 lorsqu’ils ont commencé à recueillir les statistiques, ils n’ont jamais constaté une telle hausse de prix des denrées de consommation. C’est un phénomène mondial. En Espagne, les populations ont manifesté récemment à cause de la baisse du pouvoir d’achat et la hausse du coût de la vie. Dans l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA) qui regroupe les 8 pays qui partagent le F CFA ; il y a eu une hausse de prix qui n’a jamais été constatée depuis très longtemps car l’inflation (la hausse des prix) est plafonnée selon les critères de convergence macroéconomiques à 3% mais l’on a constaté une hausse des prix de 6% en décembre 2021 juste avant les sanctions contre le Mali. En revanche, ce qui est préoccupant au Mali, c’est le fait que nous sommes un pays enclavé, c’est-à-dire sans débouchés maritimes sans compter les impacts négatifs de la crise multidimensionnelle. Aussi, nous avons une économie assez extravertie qui dépend du commerce international, en effet 60% de l’activité économique au Mali dépend du commerce international, c’est-à-dire ce que nous vendons à l’extérieur (exportations) et de ce que nous achetons à l’extérieur (importations).
Par ailleurs, à la suite des sanctions occidentales les livraisons des exportations russes et ukrainiennes seront freinées ou suspendues, le renchérissement déjà observé de ces produits va s’accentuer. L’Ukraine et la Russie représentent plus de 1/3 des exportations mondiales de céréales, soit environ 20% du commerce mondial de maïs, 30% de blé et 70% d’huile de tournesol.
En plus de cela nous avons une crise multidimensionnelle (politique, sanitaire, humanitaire et sécuritaire) que le pays traverse en ce moment. Quand vous ajoutez tous ces phénomènes ça pose beaucoup de problèmes pour notre économie malgré qu’elle soit résiliente. Il va falloir prendre des mesures idoines pour faire face à cette hausse généralisée des prix afin d’améliorer le pouvoir d’achat des maliens.
Mali-Tribune : Dans une interview le ministre de l’économie et des finances a annoncé que la dette intérieure doit se chiffrer à 300 milliards de F CFA au premier trimestre. Cela veut dire quoi concrètement ?M.M.M : En effet, selon le Ministre de l’Economie et des Finances du Mali dans une interview accordée au quotidien national « l’Essor » le 29 mars 2022, « la mobilisation des recettes fiscales et douanières enregistre des manques à gagner de plusieurs centaines de milliards de F CFA au 1er trimestre 2022, et la mobilisation de la dette intérieure se chiffre à 300 milliards de F CFA au 1er trimestre 2022. Les échéances des dettes non honorées sont estimées à 200 milliards de F CFA et les pertes et les manques à gagner en cours d’évaluation se chiffreraient en centaines de milliards de F CFA. Les impayés sur les remboursements des titres publics des autres pays de l’UEMOA pour le compte des banques maliennes sont dans l’ordre d’une dizaine de milliards de F CFA en plus des intérêts de retard échus. Aussi, il y a le cumul des échéances à payer avec les différents créanciers extérieurs du Mali estimés au 31 mars 2022 à environ 30 milliards de F CFA et 175 milliards de F CFA pour les investisseurs dans les titres publics, soit un total de 205 milliards de F CFA.
La dette intérieure concerne la dette en monnaie locale, c’est-à-dire en F CFA ce qui est dû aux entreprises et aux fonctionnaires de l’État central et des collectivités locales…La dette intérieure constitue un goulot d’étranglement pour l’économie qui peut mener à une crise financière. Si les impayés de l’Etat envers les fournisseurs ou les personnes s’accumulent ceux-ci ne pourront pas faire face à leurs charges et cela va impacter négativement le système financier et bancaire et finira par gripper l’économie pour enfin aboutir à une crise financière généralisée
Mali-Tribune : l’embargo, la crise sécuritaire et sanitaire, gel des avoirs à la BCEAO, arrêt de l’aide budgétaire la dette intérieure s’accroit. L’économie malienne est-elle en résilience ?
M.M.M : Malgré tout ce que nous subissons comme choc, nous en sortirons, nous y sommes habitués. de ce pays, Le pays est né dans la douleur depuis l’indépendance le 22 septembre 1960. Les maliens ont toujours montré qu’ils pouvaient s’adapter aux difficultés, que ce soit la sécheresse, les coups d’Etats, ou la variation des prix des matières premières. Il est évident que les sanctions économiques, financières et commerciales vont compliquer les choses parce que nous sommes entourés de 7 pays avec lesquels nous partageons plus de 7400km de frontières. Aujourd’hui, les pays sont de plus en plus interconnectés à cause de la mondialisation qui a créée une interdépendance entre les pays au niveau des chaînes de valeur mondiales. Même les États-Unis qui sont la première puissance politique, économique et militaire au monde ne peuvent pas vivre en autarcie. Tous les pays ont besoin les uns et des autres. D’ailleurs pour ce qui nous concerne, en étant le premier producteur africain de coton, nous avons besoin des ports de nos voisins pour évacuer notre coton. Nous avons aussi besoin des autres pays pour acheter les intrants qui nous permettent de cultiver le coton et les céréales et autres denrées agricoles. A cause de toutes ces difficultés, il va falloir apporter des réponses appropriées à ces crises pour pouvoir nous projeter dans l’avenir et améliorer les quotidiens des Maliens.
Mali-Tribune : La Cour de justice de la Cédéao a levée les sanctions contre le Mali. Mais les chefs d’Etats de l’instance maintiennent toujours ces sanctions. Pourquoi ?
M.M.M : il y a eu une ordonnance de la Cour de Justice de l’UEMOA le 24 mars 2022 demandant le sursis à l’exécution des sanctions, l’objectif ultime étant de demander l’annulation des sanctions financières contre le Mali. En effet la Cour de Justice a ordonné s’ le sursis à l’exécution des sanctions en attendant de se prononcer sur le fond qui est l’annulation des sanctions de l’UEMOA. Toutefois, l’ordonnance n’a pas été exécutée parce qu’au sein de l’UEMOA, l’instance suprême pour la prise des décisions de la conférence des chefs d’Etats et de gouvernement et c’est elle qui nomme les membres de la Cour de Justice de même que les membres des autres institutions. Je pense que la solution aux sanctions n’est pas juridique mais politique donc à travers la négociation autour d’une table. C’est cela qui va nous faire sortir de là. Il est évident que les sanctions sont illégitimes, illégales et disproportionnées. Elles sont par ailleurs antinomiques avec les principes de l’intégration régionale qui a pour objectif la promotion du bien-être des populations, la libre circulation des personnes, des biens, des services, des capitaux, des facteurs de production, du établissement des citoyens et des entreprises libérales. Avec ces sanctions tout cela est interdit. Ça affecte non seulement les populations maliennes mais aussi communautaires. Parce qu’en fermant les frontières ou en empêchant les Maliens de se déplacer au sein des pays de la communauté, on empêche aussi les populations de la communauté de se déplacer au Mali alors que c’est le principe de base de l’intégration régionale.
Mali-Tribune : 26 mars 1991-26 mars 2022 : 31 ans d’exercice de la démocratie malienne. Quel bilan dressez-vous ?
M.M.M : Même si le bilan est mitigé, il est positif. Selon l’homme d‘État britannique Winston Churchill « la démocratie est le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés. » c’est-à-dire il n’y pas d’alternative à la démocratie. La démocratie est imparfaite, c’est un long processus même si on peut noter que l’Etat s’est affaibli pendant notre processus démocratique, je pense qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Il va falloir faire un audit de notre démocratie et un diagnostic sans complaisance de notre démocratie pour tirer les enseignements de notre pratique démocratique et construire sur les aspects positifs et corriger les aspects négatifs. 31 ans dans la vie d’un pays ce n’est pas beaucoup.
Au Mali, il existe en 2022 plus de 250 formations politiques qui ambitionnent de conquérir le pouvoir par le biais du suffrage universel pour une population de 21 millions de personnes. La démocratie malienne est malade et nécessite des remèdes sous la forme des reformes conjoncturelles et structurelles en vue de pallier les dysfonctionnements constatés durant ces 31 dernières années de pratiques démocratiques (charte des partis, loi électorale, fichier électoral, organes de gestion des élections…)
Il va falloir que nous nous donnions la main et que nous allions vers une plus grande cohésion nationale en vue de sceller une véritable réconciliation nationale durant cette Transition qui est soutenue par l’ensemble des acteurs maliens. Je pense que c’est la période idoine pour permettre aux Maliens de se réconcilier entre eux afin de penser à un projet de construction nationale pour l’avenir de la nation et poser les jalons pour un avenir radieux pour l’ensemble des maliens. Tout cela est possible car nous sommes une vieille nation résiliente qui a besoin de cicatriser les blessures du passé puisque le pays est constamment géré par ruptures depuis 61 ans.
Mali-Tribune : La démocratie malienne, un modèle à refonder selon vous ?
M.M.M : Oui ! La refondation de la démocratie malienne passe nécessairement par l’amélioration de la qualité des scrutins électoraux en vue de rehausser le taux de participation pour une plus grande légitimité des élus. En effet, le taux de participation qui est un indicateur clé de la vitalité d’une démocratie est en baisse constante depuis 1992 et la mobilisation des électeurs pour aller aux urnes reste un défi pour les scrutins électoraux au Mali ce qui entame la légitimité des élus.