SociétéModibo Mao Makalou, Economiste : « L’arrêt des décaissements de la Banque Mondiale à terme aura une conséquence assez fâcheuse sur notre économie »
Dans cette interview, Modibo Mao Makalou, économiste analyse la situation économique du pays presque 2 ans de Transition. Il fait aussi une analyse sur l’avenir du F. CFA dans cette crise diplomatique ouverte entre Paris et Bamako. Entretien.
Mali tribune : comment se porte l’économie malienne presque 2 ans de Transition ?
Modibo Mao Makalou : Après presque 20 mois de Transition, le Mali traverse une crise multiforme et protéiforme : (politique, sécuritaire, sanitaire, alimentaire et humanitaire). Maintenant elle est diplomatique, financière et économique. Nous sommes sous les coups des sanctions de deux organisations sous régionales importantes auxquelles nous appartenons (UEMOA et la CEDEAO) qui regroupent respectivement les 8 pays qui partagent le FCFA et l’organisation sous-régionale d’intégration économique qui regroupe les 15 pays de l’Afrique de l’Ouest. Ces sanctions affectent beaucoup notre pays car nous sommes un pays dont l’activité économique c’est à dire le produit intérieur brut (PIB) dépend du commerce international à hauteur de 60%. Nous avons une économie extravertie et une diaspora importante. Mais en même temps nous nous rendons compte que nous avons aussi une économie résiliente qui a des fortes capacités d’adaptation aux chocs exogènes. En effet, le Mali est un pays enclavé, vaste et semi-aride qui subit régulièrement la sécheresse, la variation des prix des matières premières, les crises politiques et sécuritaires nous avons une grande capacité d’adaptation en adoptant des politiques de « stabilisation ».
Nous devrions changer de paradigme et substituer à la politique d’adaptation et de stabilisation une politique de croissance inclusive forte. Parce que depuis 30 ans le Mali croit économiquement à un rythme d’environ 5% de taux annuel de croissance économique sans que cela ne se traduise par une amélioration des conditions de vie des maliens, une hausse de leurs revenus, ou par la création d’emplois et la réduction de la pauvreté. Certes nous avons une inflation bien maitrisée jusqu’à récemment à cause du phénomène mondial de la hausse des prix à la consommation en plus des sanctions et des autres crises mondiales (Covid-19 et guerre en Ukraine) que nous vivons pleinement. Mais nous avons aussi des difficultés par rapport à la fluctuation de prix des matières premières parce que nos 3 premiers produits d’exportation que sont l’or notre premier produit d’exportation et ensuite le coton notre deuxième produit d’exportation dépendent des prix mondiaux et des marchés internationaux tandis que notre troisième produit d’exportation que sont les animaux vivants subissent l’embargo car dépendant du marché sous régional.
Depuis 2020 à cause de la crise sanitaire notre PIB a régressé d’environ 1,2% c’était une situation générale parce que c’est une crise mondiale. En 2021 nous avons eu une croissance d’environ 3,4% selon les différentes statistiques produites par le ministère de l’Economie et des Finances en 2022 on s’attendait à une hausse du produit intérieur brut d’environ 5,2%. Malheureusement nous ne pourrons pas atteindre cela à cause non seulement de l’effet des sanctions qui affectent l’activité économique suite à la fermeture des frontières et à la hausse mondiale de l’inflation. Quand vous mettez tout cela ensemble la situation économique de notre pays va se dégrader comme dans pratiquement tous les pays du monde aussi.
Mali tribune : la suspension du décaissement de la Banque Mondiale aura-t-elle des conséquences sur l’économie de notre pays ?
M.M.M : oui bien sûr ! Vous savez la Banque Mondiale a pour objectif d’aider les pays à réduire la pauvreté au niveau des politiques sectorielles et tout ce qui est socio-économique. La Banque Mondiale intervient aussi pour aider les pays pour la croissance économique et aussi les services sociaux de base. Elle a une fenêtre qui s’appelle international développement association (IDA) qui fait des prêts à des taux concessionnels, c’est-à-dire à des taux très réduits sur la base desquels les pays à revenu faible peuvent emprunter pour financer leurs politiques de développement. L’arrêt des décaissements de la Banque Mondiale aura une conséquence assez fâcheuse sur notre économie dans la durée. Espérons que cela ne va pas durer trop longtemps et que la coopération avec la Banque Mondiale reprendra bientôt car la Banque Mondiale est le premier bailleur de fonds multilatéral au Mali avec 29 projets nationaux et régionaux et comptabilisant des investissements d’environ 1, 8 milliards de dollars ce qui équivaut à environ 910 milliards de F. CFA dans des secteurs tels que les infrastructures rurales et routières, l’éducation, la santé, l’eau potable, la réforme de l’Etat, l’aide budgétaire, la décentralisation, le développement urbain, la culture, l’environnement, l’appui aux secteurs privé et la sécurité alimentaire.
Mali tribune : comment voyez-vous l’avenir du F.CFA au Mali avec cette crise diplomatique entre Paris et Bamako ?
M.M.M : Le Mali a vocation à maintenir le F.CFA parce que nous sommes dans un ensemble sous-régional qui est l’Union Monétaire Ouest Africaine (UMOA) qui est la sœur jumelle de l’Union Economique et Monétaire Ouest Africaine (UEMAO). Le Mali a intégré l’UMOA en 1984 après avoir refusé de ratifier le Traité de l’UMOA en mai 1962. Le 1er juillet 1962, les Autorités maliennes ont créé le franc malien et en décembre 1967 les Accords franco-maliens ont été finalisés pour rejoindre le F.CFA. Cela a pris 17 ans pour rejoindre nos pays voisins avec lesquels nous commerçons beaucoup. Le Mali est la troisième économie de l’UEMOA avec le FCFA comme monnaie unique et commune, c’est le degré le plus élevé de l’intégration économique parce que vous avez les convergences des économies. Tant que les économies ne convergent pas, elles ne peuvent pas partager la même monnaie de façon optimale. Comme nous sommes dans ce processus d’Union Economique et Monétaire, il va être difficile pour le Mali de sortir et de créer sa monnaie parce que nos principaux fournisseurs ont comme monnaie le F.CFA. Même si nous nous retirons de la CEDEAO et de l’UMOA, et que nous créons notre propre monnaie nationale il va falloir que notre monnaie soit compatible avec le F.CFA. Pourquoi laisser une monnaie que tu partages avec tes principaux fournisseurs pour aller vers une monnaie où il y aura des difficultés de convertibilité avec tes principaux partenaires commerciaux et voisins ? C’est cette évaluation des coûts et des bénéfices d’une monnaie nationale qui doit être faite au préalable. On n’est pas dans la politique politicienne mais plutôt dans les avantages et les inconvénients d’avoir une monnaie commune. Quand vous avez une monnaie il n’y a pas des frais de transactions ni un taux de change qui fluctue. Mais quand vous n’avez pas la même monnaie tous les jours le prix de change de la monnaie augmente ou baisse. Il faut éviter les erreurs du passé mais aussi nous appuyer sur les expériences du passé pour tirer les aspects positifs de notre expérience économique et financière .
Mali tribune : la future monnaie, l’éco devrait être lancée en 2020 mais la pandémie de Covid-19 a eu raison sur ce calendrier. En dehors de la Covid-19 est-ce qu’il n’y a pas un manque de cohérence au sein de la Cédéao composée de huit monnaies ?
M.M.M : Vous savez, la gestion de la monnaie est assez complexe et ne doit pas être émotive mais rationnelle. Depuis 1957, les européens essayaient d’avoir une monnaie commune et c’est en 1999 qu’ils ont pu réaliser cela et ce sont les économies parmi les plus développées au monde. Et nous, depuis 1983 nous essayons d’avoir une monnaie commune pour 15 pays au sein de la CEDEAO sans succès. Évidemment il y a eu plusieurs reports de lancement de la monnaie unique de la CEDEAO qui compte 15 pays membres où les pays ne sont pas de taille égale. Le plus petit pays possède 2 millions d’habitants et le plus grand pays 220 millions d’habitants. Est-ce que ces économies peuvent être les mêmes ? Comment est-ce qu’elles peuvent converger rapidement ? Ça prendra du temps car malgré les efforts fournis on ne peut pas précipiter la convergence. L’avenir de l’UEMOA se trouve au sein de la CEDEAO parce que nous avons le géant qui est le Nigeria qui peut propulser le développement de tout notre continent. En même temps le Nigeria est le talon d’Achille de notre intégration économique, parce que c’est l’économie la plus vaste du continent. En même temps elle a beaucoup des difficultés au niveau de sa gouvernance financière. Bien vrai que le projet de monnaie unique a été reporté en 2027 suite à la pandémie sanitaire c’est la pandémie, je pense que la plupart des pays en dehors des pays qui ont le F.CFA ne répondent pas aux critères de convergence macro-économique de la CEDEAO à l’exception peut-être du Ghana et du Cap-Vert et bien sûr des 8 états membres de de l’UMOA qui possèdent le FCFA comme monnaie unique
Mali tribune : 10 ans après la faillite de Lehman Brothers et la fièvre des marchés financiers américains. Avec la pandémie de la Covid-19 et la guerre en Ukraine une nouvelle crise financière se trouve sur les lèvres. Faut-il craindre une prochaine crise financière mondiale ?
M.M.M : absolument ! Les mêmes causes produisant les mêmes effets dans les mêmes conditions. C’est Mark Twain qui disait : « L’histoire ne se répète pas, mais elle bégaie ».
Avec la pandémie sanitaire nous avons connu la plus grave crise économique depuis la grande dépression de 1929. Maintenant nous y rajoutons le conflit armé en Ukraine qui vient amplifier d’avantage la crise qui a été déjà déclenchée par la pandémie sanitaire. Parce que les chaînes de valeur mondiale sont rompues en ce moment dans les domaines de l’énergie, des prix des matières premières : pétrole, blé, maïs, huile de tournesol… Aujourd’hui 90% des échanges commerciaux se font par voie maritime et tout cela est affecté par la crise en Ukraine. Cette situation contribue à une hausse mondiale des prix à la consommation qui est l’inflation. Ce phénomène que nous n’avons pas connu depuis les années 1970 avec le premier choc pétrolier, on risque de le connaître à nouveau non seulement avec la hausse généralisée des prix à la consommation (l’inflation) mais en même temps une récession. Cela va demander beaucoup d’efforts de la part des dirigeants pour adopter des politiques économiques adaptées pour insuffler des nouvelles dynamiques afin d’améliorer les économies et aider les populations les plus vulnérables en cette période de difficultés.