Jagger (il a été convenu de ne pas révéler son identité pour des raisons de sécurité) un ancien dealer qui a décidé faire une croix sur son passé controversé, mais qu’il assume néanmoins. Nous avons réussi à le convaincre de nous parler des rouages de son ancien métier ; comment il avait glissé dans ce métier ; pourquoi le commerce de la drogue continue de prospérer dans notre pays ; qui sont les acteurs de ce commerce… Un entretien à bâton rompu. Interview !
Le Matin : Vous avez été à l’école ?
Jagger : Non ! Je n’ai pas eu cette chance, ce privilège !
Vous avez été dealer pendant combien de temps ?
J’ai dealé pendant un peu plus de quatre ans.
Qu’est-ce qui vous a poussé dans ce métier ?
La rue ! Comme je vous l’ai dit, je n’ai pas été à l’école et je fréquentais beaucoup la rue où plupart de nos grands frères du quartier étaient des dealer. J’étais témoin de cela et je voyais le profit financier qu’ils en tiraient. C’est ainsi que j’ai été tenté de me lancer dans ce business.
Vos grands frères ne vous ont-ils pas dissuadé de suivre leurs traces pour éviter des problèmes ?
Oui ! Certains me conseillaient de ne pas faire ce business ou de l’arrêter tout en me disant les risques auxquels je m’expose. Mais, je voyais qu’ils avaient réussi dans la vie car ayant étudié et ayant des boulots bien rémunérés. Ceux qui me conseillaient de faire autre chose avaient sur quoi compter. Et moi, je ne pouvais compter sur rien et sur personne pour m’aider. J’ai donc suivi le conseil de ceux qui m’encourageaient à dealer en me rappelant que c’est un business rentable. Comme moi, ils n’avaient pas été à l’école et avaient été forgés par la rue. Je me suis lancé d’abord pour avoir un peu d’argent de poche et profiter un peu de la vie.
Aviez-vous un chef dans ce milieu ?
Oui ! On a toujours un chef dans ce milieu. Les miens étaient les grands frères qui m’ont initié à ce business. Ce sont eux aussi qui fournissent la marchandise. Personnellement, je n’avais pas les fonds nécessaires pour entreprendre tout seul et me fallait surtout un protecteur parce que la concurrence et la rivalité sont féroces dans ce milieu.
Quel était le prix minimum auquel vous vendez ?
Mille francs CFA est le prix minimum, mais ça dépend de la qualité. Des fois, un sachet peut être vendu jusqu’à hauteur de cinq mille francs CFA. Tout dépend donc de la qualité. Au début, je vendais du «Tiekolo», de l’herbe emballée dans du papier ciment et vendue entre 100 et 200 F Cfa. Mais, ce produit est dangereux et souvent introuvable. On se moque même de ceux qui le consomment. Du coup, personne n’en veut de nos jours et le produit a été remplacé par les sachets dont le prix minimum est de 1 000 F Cfa.
Pour un vrai consommateur il faut au minimum combien de sachets par jour ?
A chacun son niveau de consommation. Pour certains, un sachet par jour suffit. Mais, pour d’autres, un sachet ne peut pas faire deux heures de temps. Des clients pouvaient ainsi m’acheter trois sachets par jour.
Est-ce que ce business était rentable ?
Bien sûr que c’était rentable sinon pourquoi je l’aurais fait en risquant ma liberté et même ma vie ? C’est du commerce ! Tu peux donc gagner 5 à 50 mille par jour comme bénéfice net. Mais, des fois aussi, on vend à perte. Ça dépend donc des jours.
Est-ce que votre famille savait que vous étiez un dealer ?
Jamais ma famille ne l’a su ! Je me cachais pour le faire et satisfaire à mes besoins personnels et aussi parce que je n’ai pas été à l’école et je ne savais rien faire comme métier. Cela suffisait à combler mon manque d’argent, à faire face à mes besoins essentiels.
Que faisiez-vous pour ne pas vous faire prendre par la police ?
Tu viens avec l’argent, on te donne ce dont tu as droit et tu dégages.
Expliquez-nous un peu plus : si par exemple moi je venais avec de l’argent pour vous demander le produit étant donné qu’on se connaît pas. Est-ce que j’aurais droit à la marchandise ?
Même pas en rêve ! Si tu as de la chance tu auras ton argent sinon tu n’auras ni l’un ni l’autre qui que tu sois. C’est un business risqué. Ce n’est pas comme aller au coin de la rue chez le boutiquier. On ne vend jamais à un inconnu. Mais, par contre, un client en qui j’ai confiance peut me présenter ou m’appeler au téléphone pour m’avertir qu’il m’envoie quelqu’un. Là, tu peux avoir tout ce que tu veux. C’est ainsi que ça se passe sinon un inconnu jamais de la vie !
Est-ce possible d’être un dealer sans consommer de la drogue ?
Moi, je n’ai jamais été un consommateur. Ce qui m’intéressait, c’était l’argent que je pouvais tirer de ce business pour faire face à mes besoins et soutenir ma famille chaque fois que cela était possible ou nécessaire. Je ne consommais pas et c’est pourquoi ma famille ne pouvait pas me suspecter. Et chaque fois qu’on m’interrogeait sur la source de mes revenus, je disais que je faisais des petits boulots dehors. Toutefois, ils sont nombreux les dealers qui se droguent aussi. Mais, cela est un risque énorme car on consomme sur ses profits et si on devient accroc à la drogue, on peut se créer facilement des problèmes avec les grands frères si on ne parvient pas à rembourser la valeur de la marchandise fournie.
Vos parents ne vous ont jamais demandé ce que vous faisiez pour gagner de l’argent ?
On me le demandait tout le temps. Mais, je leur mentais toujours en disant que je faisais le manœuvre ou que j’étais en apprentissage quelque part en ville… je leur mentais pour qu’ils ne refusent pas mon argent. Et cela a toujours marché parce qu’ils croyaient que je travaillais dehors. Je travaillais vraiment, mais ce n’était pas le métier qu’ils pensaient.
Avez-vous déjà vendu de la drogue à un mineur ?
Bon ça dépend ! Généralement, on vend à tout le monde, mais pas aux petits enfants. Et cela sauf au cas où ils sont envoyés par des clients qui prennent soin de nous avertir avant…
Avez-vous de la clientèle féminine ?
Il y a peu de femmes dans notre clientèle. J’avais peu de clientes.
Avez-vous déjà fait transiter de la marchandise hors de Bamako ?
(Rires) Non ! Jamais ! Nous faisons tout à Bamako. J’avais un chef qui me fournissait le produit et je me chargeais de l’écouler. Le reste ne m’intéressait pas.
Vous n’avez jamais envisagé d’être un grand dealer ?
Jamais ! Si cela faisait partie de mes projets, je serais toujours dans ce milieu à vendre.
Avez-vous déjà été arrêté par la police ?
Non, heureusement ! Par contre, mes fournisseurs et quelques camarades ont été arrêtés par la police à plusieurs reprises. J’étais donc mentalement préparé à être arrêté un jour.
Comment ceux qui sont arrêtés s’en sortent-ils ?
Quand on se fait arrêter par les poulets (la police) ils nous disent que l’amende pour cette infraction est de 200 mille voire plus souvent. Quand on leur paye cette somme, on a toutes les chances d’être libéré. C’est ainsi que ça s’est toujours passé.
Cela vous arrangeait ?
Cela n’arrange pas que les dealers, mais ceux qui les arrêtent aussi car nous avons toutes les raisons de croire qu’ils empochent le prix de notre liberté. Selon la confession de certains flics (policiers), le commissaire prend la moitié de l’argent et file des miettes à ses éléments.
Donc en cas d’arrestation, vous comptiez sur les grands frères pour arranger les choses avec la police ?
Bien sûr que oui ! Ce boulot est un métier très risqué et j’avais toujours en tête de me faire libérer par les grands frères. Heureusement que je n’ai jamais été arrêté. Avant d’entrer dans ce business, c’était ça l’arrangement entre nous. Je vais être un dealer pour vous, en revanche vous me donnez mon pourcentage sur le produit et, en cas d’arrestation, vous venez me libérer. Ma famille est pauvre et elle ne savait même pas que je faisais ce business. Dans ce milieu, ils sont ma famille et ils ont le devoir de me venir en aide en cas de pépins. C’était ça l’arrangement !
A qui faisiez-vous le plus attention dans ce métier ?
Les nouvelles têtes ! Il faut toujours faire attention aux nouvelles têtes qui peuvent être sources de problèmes. Et il faut aussi toujours avoir un chef ou des gars sûrs qui ont le bras long et qui seraient prêts à dépenser pour vous.
A votre avis est-ce que les jeunes rappeurs d’aujourd’hui ne contribuent pas à la promotion de la drogue à travers leur chanson ?
(Rires) ! Ils ne le font pas que pour les dealers. Ils le font pour eux aussi. La plupart de nos artistes sont consommateurs et/ou dealers. Mais, ce n’est pas mon problème et je m’en fou. Je ne vous en dirais pas plus.
Vous faites comment pour échapper aux policiers habillés en civil ou aux indicateurs ?
Quand je voyais un inconnu, la première des idées qui me venait en tête était que cette personne est un poulet (policier). Et en plus c’est notre métier… Il faut avoir le flair, faire toujours attention et s’écarter de toutes personnes suspectes à ses yeux. Quand je me sentais en danger ou quand je remarquais quelque chose de suspect, je disparaissais sans que personne ne me remarque.
Quelle relation aviez-vous avec les indicateurs de la police ?
Les beachs (les indicateurs) sont nos ennemis car ils nous vendent à la police. Toute personne qui s’interpose entre une personne et son gagne pain est un ennemi. Les dealers détestent les indicateurs et des fois ça peut finir très mal entre eux.
Comment ? Physiquement et ou moralement ?
Nous sommes comme les chats et les souris. Nous ne devons pas seulement se croiser face à face pour leur bonheur. Et la réaction peut être violente, physique comme morale. Peut-être qu’ils peuvent nous enfermer et ou nous causer des soucis mais, pour leur bonheur, ce n’est pas bien qu’on se croise parce que les dealers ne les portent pas dans le cœur.
Que faites-vous maintenant pour gagner de l’argent maintenant que vous avez décidé de ne plus dealer ?
J’ai trouvé un autre gagne pain rentable et sûr. C’est la raison pour laquelle j’ai lâché et je sais aussi que ce business n’est pas légal et on risque gros si on se fait prendre. C’est aussi pour mes parents que j’ai décidé d’arrêter car si jamais je me fais prendre, leur déception serait grande. Cela pourrait même leur être fatal.
Qu’avez-vous à répondre à cela quand on vous dit que ce business c’est de l’argent facile ?
C’est faux ce n’est pas de l’argent facile. On risque tout dans ce business, notre avenir, notre liberté ... et souvent notre vie. D’ailleurs, ma conviction est qu’il n’y a pas d’argent facile à mon avis.
Aujourd’hui, que faites-vous pour subvenir à vos besoins ?
Je fais du commerce, je vends toutes sortes de trucs qui peuvent me rapporter de l’argent. Il s’agit des motos, voitures, téléviseurs, réfrigérateurs… Des marchandises neuves dont la provenance est très sûre, donc zéro risque.
Est-ce qu’il y a une chance pour que vous replongiez dans le business de la drogue ?
Pour le moment non ! Mais ce n’est pas une option à exclure car il n’y a pas d’emploi dans ce pays. Ce qui pose problème c’est de pouvoir trouver de l’argent pour subvenir à ses besoins. Tout ceci dépend de Dieu. Et je regrette déjà les quatre ans que j’ai passés dans ce business. En tout cas, ce n’est pas mon souhait de revenir dans ce business…
Autrement, si vous aviez le choix, vous n’alliez jamais dealer ?
Oui ! La plupart d’entre nous font ça parce que nous n’avons pas d’autres choix. Mais, il y en a aussi ceux qui le font par pur plaisir. J’ai personnellement plongé dans ce milieu parce que je n’ai appris rien d’autre et mes parents sont démunis. Étant dans ce business, je me suffisais financièrement et je pouvais tout m’acheter et aider mes proches.
Un conseil pour ceux qui sont tentés de goûter le produit ?
Il ne faut jamais céder à la tentation avec la drogue car une fois peut devenir coutume. C’est de la merde ce produit. Au lieu de gâcher votre vie pour cela, allez au resto, commandez un chawarma ou autre chose et mangez pour ensuite rentrer tranquillement à la maison tranquille… Vous avez aussi la possibilité d’économiser votre argent pour réaliser un projet vous assurant le plein épanouissement social et économique.
Et pour ceux qui sont tentés par l’argent de ce business ?
Jagger : Ce business peut foutre votre vie en l’air et vous mettre carrément en retard. J’ai des gars qui sont toujours en prison pour cela. Faites autre chose ! A mes débuts, je ne pouvais pas comprendre cela. Mais, maintenant, je connais la réalité ! Quand on vit dans ce milieu, on a toujours des problèmes et on n’est jamais tranquille.
Avez-vous quelque chose à dire à nos autorités ?
J’ai beaucoup de choses à leur dire. Si ce business est florissant aujourd’hui, c’est grâce à la police. On gère tout avec eux avec eux, ils sont nombreux ceux qui sont corrompus. Si la police joue pleinement sa mission, vous allez voir qu’il y aura peu de dealers.
Les autorités maliennes doivent penser aussi aux adolescents et aux jeunes qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école en leur offrant des opportunités de formation et en contribuant réellement à leur réinsertion socioprofessionnelle. Je ne parle pas de ces programmes démagogiques de réinsertion qui ne profitent jamais à ceux qui en ont droit. Le Mali a besoin aujourd’hui d’une vraie politique de réinsertion des jeunes qui ne sont pas allés à l’école ou qui ont été précocement déscolarisés. Nous sommes nombreux à nous adonner à des activités illicites faute d’autres choix.