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Mali : scandale autour du fils d’« IBK »
Publié le jeudi 23 juin 2022  |  Le monde.fr
Première
© aBamako.com par mouhamar
Première session de la nouvelle législature
Bamako, le 22 janvier 2014 à l`hémicycle. Les nouveaux députés issus des dernières législatives étaient en session extraordinaire pour l`élection du président de l`assemblée nationale et la composition des groupes parlementaires.Photo: Honorable Karim KEITA.
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Karim Keïta, le fils du président malien renversé en 2020, vit désormais en Côte d’Ivoire. La justice de son pays le soupçonne d’avoir joué un rôle dans la disparition, en 2016, d’un journaliste. « Le Monde » dévoile des éléments inédits sur ce dossier qui pourrait être lié à une affaire financière dans le secteur de l’armement. Karim Keïta, lui, conteste les accusations portées à son encontre.

Le jet-setteur a disparu des carrés « VIP » des boîtes de nuit… Sous les cocotiers bordant la lagune Ebrié, en Côte d’Ivoire, pays où il a fui au lendemain du coup d’Etat d’août 2020 qui, au Mali voisin, a destitué son père, les dîners en petit comité, à l’abri des regards indiscrets, ont remplacé les fastueuses soirées d’autrefois.

Karim Keïta, le fils de l’ex-président malien Ibrahim Boubacar Keïta, alias « IBK » (décédé en janvier 2022), a dû changer son quotidien, ces derniers mois. Finie, l’opulence ostentatoire des années de toute-puissance, qui lui valurent le surnom d’« enfant terrible de la République ». « Fais-toi oublier Karim », l’a supplié son entourage, à l’été 2021, quand la justice de son pays a émis un mandat d’arrêt à son encontre.

L’affaire qui lui vaut ces poursuites commence comme un polar, le 29 janvier 2016, avec la disparition d’un journaliste de l’hebdomadaire Le Sphinx, Birama Touré. Dans les mois suivants, la capitale, Bamako, bruisse de rumeurs, la presse locale s’empare de l’histoire : Birama Touré, 50 ans, aurait été enlevé et assassiné par des agents de la direction générale de la sécurité d’Etat (DGSE) malienne. Les soupçons convergent vers un commanditaire supposé : Karim Keïta, connu pour la mainmise qu’il exerce alors sur un pan des services secrets.

La piste du chantage
Même si le corps de leur confrère n’a jamais été retrouvé, les journalistes chargés de l’affaire y voient l’ombre d’une histoire de chantage : informé d’une liaison que le fils du président aurait entretenue avec la femme d’un de ses influents amis, Birama Touré aurait tenté de le faire chanter. « Laisse-moi m’en occuper, sinon il continuera à te réclamer de l’argent », aurait suggéré à Karim Keïta un de ses proches, agent à la DGSE. Autrement dit, le journaliste gênant aurait été éliminé pour protéger l’« enfant terrible de la République ».

« C’est ce qu’on nous a raconté pour nous dérouter du vrai dossier, objecte aujourd’hui Aziz, un lanceur d’alerte malien, dont Le Monde a changé le prénom pour des raisons de sécurité. En réalité, Birama Touré était sur un coup qui n’avait rien à voir avec une quelconque liaison. S’il avait sorti ses informations, la chute du régime aurait été précipitée. »

De fait, derrière le probable assassinat pourrait se cacher un scandale majeur de l’ère IBK (2013-2020)… Pendant dix mois, Le Monde a enquêté sur cette affaire que l’Etat malien tente d’étouffer depuis six ans. Il ressort de ces investigations qu’entre 2013 et 2020, des dizaines de milliards de francs CFA destinés, en théorie, à financer l’équipement d’une armée en débandade face aux groupes terroristes ont été détournés.



Toutes les personnes interrogées placent un homme au cœur de ce
dossier : Karim Keïta. Au fil des années de pouvoir de son père, il aurait tissé sa toile, installant des hommes de confiance aux postes décisifs pour activer une mécanique financière dont
les rouages sont restés bien huilés jusqu’au moment où Le Sphinx est venu
enrayer la machine.

Tout commence en mars 2014 quand ce journal d’investigation, fondé douze ans
plus tôt, dévoile une affaire qui sème la panique à Koulouba, le palais d’IBK : un
détournement de fonds aurait eu lieu dans le cadre de l’acquisition d’un avion
présidentiel et d’équipements militaires. En octobre, le Bureau du
vérificateur général (BVG), l’institution chargée d’enquêter sur les soupçons de
malversations, confirme ces révélations, évaluant le montant des irrégularités à
28,5 milliards de FCFA (43,5 millions d’euros). Le rapport du BVG fait grand bruit à Bamako, du moins dans la presse. A l’Assemblée, le silence de la commission défense étonne. Il intrigue
d’autant plus que cette instance garante du contrôle des politiques de défense a,
depuis février, un nouveau président : Karim Keïta.

Comment le fils d’IBK, député depuis un an à peine et sans aucune compétence sécuritaire particulière, s’est-il hissé à de telles fonctions ? L’élection du
trentenaire, jusqu’ici connu de ses compatriotes pour ses activités
économiques – une entreprise de
location de voitures et une autre de
conseil aux investisseurs, fondées à son
retour au Mali en 2006 après des études
de commerce au Canada –, a de quoi
surprendre. Une certitude : sa prise de
fonctions marque le début de l’opacité.
A partir de là, plusieurs achats
d’armement opérés par l’exécutif n’ont
été « ni examinés ni approuvés par la
commission », et les comptes rendus de
cette dernière « ne font l’objet d’aucune
publication », précise l’ONG
Transparency International dans un
rapport sur la gestion financière des
politiques de défense et de sécurité au
Mali publié en octobre 2019. Sans
pointer d’illégalité, l’ONG alerte encore
sur « l’absence de transparence et de
contrôle indépendant concernant les
dépenses du secteur de la défense » qui
rend, selon elle, ce financement
« extrêmement vulnérable à la
corruption ». Le rapport souligne en
outre le « risque de conflit d’intérêts » lié
à la présidence de Karim Keïta.
« Rien ne pouvait se faire
sans lui »
Né à Paris, ce dernier s’est forgé une
réputation de gestionnaire de l’ombre
auprès des diplomates et des décideurs
français installés ou de passage à
Bamako. Tous comprennent vite qu’il
est incontournable pour décrocher des
contrats de défense. « Rien ne pouvait
se faire sans lui », glisse une source
diplomatique européenne. Le contexte
politico-sécuritaire malien est alors
favorable aux intérêts français.
Politiquement, Paris est proche du
régime d’IBK dont il a soutenu l’élection
en août 2013, tandis que, sur le plan
militaire, le président François Hollande
a vite répondu à l’appel à l’aide lancé
par Bamako en janvier, en déclenchant
l’opération antiterroriste « Serval » –
transformée en « Barkhane » en 2014.
Au Mali, ces années-là, les armes
françaises se vendent mieux que
jamais. Entre 2013 et 2020, Bamako en
commande à Paris pour plus de
19,3 millions d’euros, contre à peine
3 millions d’euros entre 2005 et 2012.
Entre 2014 et 2015, le Mali achète
notamment aux entreprises françaises
Renault Trucks Défense, Magforce
international et Soframa pour plus de
60 millions d’euros de matériel
militaire.
Mais, à en croire le rapport du BVG déjà
cité, le régime a, par l’entremise d’une
société locale, surfacturé à l’Etat malien
les équipements préalablement
commandés auprès des trois
entreprises, à hauteur de plus de
42 millions d’euros. La France était-elle
au courant de ces soupçons de
surfacturation ? Paris omet en tout cas
de déclarer au secrétariat du traité sur le
commerce des armes (TCA)
l’exportation de quatorze blindés
Renault, la plus grosse
surfacturation constatée ces deux
années-là, selon un rapport d’Amnesty
international sur les ventes d’armes
françaises publié en 2020.
A l’Assemblée nationale malienne, une
loi d’orientation et de programmation
militaire (LOPM) est adoptée en
février 2015 pour budgétiser ces
dépenses colossales et en forte hausse.
Pour la période 2015-2019, 1,9 milliard
d’euros sont votés afin d’équiper les
forces armées maliennes (FAMa). Les
journalistes du Sphinx s’étonnent :
jamais un tel budget n’a été adopté dans
le secteur de la défense. Depuis qu’il a
révélé l’afaire de l’avion présidentiel et
des équipements militaires, l’hebdo a
continué à dévoiler des scandales et
perçoit cette loi comme une manne
financière pour le clan au pouvoir. Il
faut enquêter.
Fin 2015, Le Sphinx publie quelques
lignes sur un détournement de fonds
présumé, opéré sur l’achat de véhicules
blindés à un groupe sud-africain. Un
banquier réputé proche des Keïta aurait
joué les intermédiaires dans cette
afaire. La même année, Le Sphinx
s’intéresse à un autre achat suspect : en
juin, une compagnie brésilienne a
annoncé la commande par le Mali de
six avions de combat Super Tucano
pour 79,3 millions d’euros.
En juillet 2018, Karim Keïta, chemise
kaki et lunettes fumées, réceptionne
quatre de ces appareils brésiliens sur le
tarmac de l’aéroport de Bamako. La
presse ne tarde pas à révéler que deux
avions manquent donc à l’appel.
L’argent de ces deux Super Tucano,
commandés mais jamais livrés, d’un
montant d’environ 26,3 millions
d’euros, s’est envolé. Le président de la
commission défense garde le silence.
Menace sur « Le Sphinx »
Confronté aux révélations du Sphinx, le
régime s’afole. Chaque vendredi, on
cache le nouveau numéro de
l’hebdomadaire à IBK, histoire de ne pas
attiser sa colère ou son anxiété. Mais « il
s’arrangeait toujours pour le récupérer
discrètement », précise un de ses exconseillers. Furieux, « le vieux », comme
le surnomment afectueusement ses
compatriotes, y découvre de temps à
autre de troublantes manœuvres
financières.
En interne, le pouvoir d’IBK, chef de
l’Etat oisif, est usurpé par une partie de
son entourage. Il arrive même que sa
signature soit falsifiée. Le débonnaire
« Kankélétigui » (« l’homme ayant une
seule parole » en bambara), si fier
d’avoir placé l’année 2014 sous le signe
de la lutte contre la corruption, assiste à
la mainmise de plus en plus importante
de son fils Karim. L’approuve-t-il ? Il
n’en dira pas un mot en public.
Consigne est en tout cas donnée
aux services de renseignement de
calmer les ardeurs du Sphinx. « Des
agents nous ont alertés. Ils nous
disaient : “Arrêtez de publier vos
enquêtes défense. Epargnez le vieux et
Karim Keïta” », soutient un excollaborateur du journal.
Le Sphinx se sent menacé et se montre
un temps moins véhément. Mais en
parallèle, Birama Touré, un rédacteur
peu chevronné qui, depuis douze ans,
couvre les petits faits de société et les
conférences de presse, fouille en solo.
« Enquêter sur les détournements de
fonds militaires était la ligne rouge à ne
pas franchir », analyse a posteriori Aziz,
le lanceur d’alerte. Celui-ci afrme avoir
rencontré à trois reprises le journaliste
dans les six mois ayant précédé
sa disparition : « Il me disait qu’il menait
des enquêtes sur la LOPM. Il était
persuadé qu’il y avait de nombreuses
magouilles derrière et voulait mon aide
pour récolter des preuves. » Mais le
temps lui fera défaut. ll disparaîtra le
29 janvier 2016.


Il est environ 19 h 30 quand Birama
Touré quitte le domicile familial à
Bagadadji, quartier historique du centre
de Bamako, où il était parti prier
comme chaque soir. Sur sa petite moto,
il se dirige vers Sébénikoro, la
périphérie ouest de la capitale, connue
pour abriter les demeures d’IBK et de
son fils. Le journaliste y réside, lui aussi,
avec sa sœur, Fatoumata.
« Dès lors, il n’a plus donné signe de vie »,
dira son frère Moussa, le 24 février 2016,
dans sa déposition, versée au dossier
d’enquête préliminaire. Inquiète, la
famille alerte les gendarmes et porte
plainte contre X pour enlèvement.
Selon elle, c’est la toute première fois
que le journaliste disparaît de la sorte.
La gendarmerie, elle, conclut à une
« disparition volontaire ». Le 25 avril, elle
clôt l’enquête en ces termes : « aucun
signe ou indice ne permet d’établir que
Birama Touré ait été enlevé, séquestré ou
assassiné ».
Prison secrète
Pourtant, un témoin afrme avoir
croisé à plusieurs reprises le journaliste,
début 2016, dans une des prisons
secrètes tenues par la sécurité d’Etat
dans la capitale. Nous retrouvons cet
homme, que nous appellerons
Mamadou, dans un café de Bamako. Luimême est passé par les geôles de la
DGSE, il porte encore les stigmates de
cette épreuve : des lacérations sur une
articulation et des cicatrices sur les
membres. La voix chevrotante, il
raconte avoir vu Birama Touré « à
l’agonie » dans une cellule. « J’ai mal !
J’ai mal ! J’ai tellement mal ! », aurait-il
hurlé, « menotté et cagoulé », lors de
cette première « rencontre ». Quelques
jours plus tard, l’ancien détenu soutient
l’avoir revu dans une autre cellule.
« Vais-je encore vivre ? », aurait-il alors
gémi. « Il ne pouvait plus marcher,
murmure Mamadou. Il était couché,
recroquevillé et menotté. Son corps était
gonflé. Il avait du sang partout et il ne
faisait que crier. »
Selon nos informations, une douzaine
de témoins, entendus dans le cadre de
l’enquête judiciaire relancée en
avril 2021, auraient confirmé au juge la
présence de Birama Touré au sein de ces
prisons. Un ancien détenu aurait même
indiqué y avoir porté son cadavre dans
ses bras. Le matin suivant le décès
présumé, deux hommes auraient été
aperçus par plusieurs prisonniers dans
les couloirs de la DGSE : Karim Keïta et
le patron des services, le général
Moussa Diawara. En juillet 2021, ce
dernier a rejoint le fils de l’ex-président
sur la liste des suspects et s’est fait
arrêter pour « complicité d’enlèvement,
de séquestration et de tortures ».
Depuis juin 2019, la justice française
s’était aussi saisie de l’afaire après le
dépôt d’une plainte contre X pour
« tortures et meurtre » par un cousin du
journaliste résidant en France. « Ils ont
fait à Birama Touré ce qu’ils ont tenté de
me faire quatre ans plus tard », afrme
Aziz, le lanceur d’alerte, qui s’estime
chanceux d’être encore en vie. De fait,
l’histoire du journaliste aurait pu être la
sienne. En 2020, Aziz est enlevé en
pleine rue et conduit dans les locaux de
la DGSE. « Fils de pute, tu emmerdes le
régime ! Tu vas mourir. Ici, il n’y a pas de
justice ! », lui aurait lancé l’un des
agents, tout en tirant plusieurs balles
autour de lui. « Ils m’ont torturé pour
essayer de me faire taire. Voyez le
résultat », dénonce-t-il, en montrant ses
cicatrices. Deux semaines avant son
arrestation, il avait déclaré
publiquement son intention de « lancer
des enquêtes sur les détournements issus
de la LOPM ». A sa sortie de prison, un
de ses geôliers aurait selon lui orienté
les soupçons vers Karim Keïta.
Birama Touré, décrit par plusieurs de
ses confrères maliens comme un
« rédacteur lambda avec peu
d’ambition », avait-il pour objectif, lui
aussi, de révéler des malversations ?
Plusieurs de ses proches en doutent. Ils
penchent davantage pour la thèse du
chantage que le journaliste, en difculté
financière à la veille de son mariage,
aurait voulu exercer à travers ce dossier
ultrasensible. « Quoi qu’il en soit, le
pouvoir savait que Le Sphinx et Birama
Touré détenaient des informations
compromettantes sur cette LOPM, qu’ils
fouinaient et que ce n’était qu’un début,
récapitule une source judiciaire
malienne. Le régime a eu peur et a voulu
les faire taire. »
En vain. A partir de février 2016, Le
Sphinx ajoute une enquête à celles en
cours : la rédaction cherche à élucider la
disparition de ce collègue qui, selon le
fondateur du journal, Adama Dramé,
avait posé sa démission trois semaines
avant sa disparition. Le journal mobilise
ses sources et creuse. Un peu trop au
goût du régime. Celui-ci, qui fait déjà
face à des suspicions de détournements
de fonds, doit éteindre cet autre feu.
Dès lors, les menaces contre Le Sphinx
se font très pressantes. Aujourd’hui
encore, elles hantent un excollaborateur du journal que nous
nommerons Mohamed. Il nous donne
rendez-vous dans un restaurant
fréquenté de la capitale, le
7 octobre 2021. Méfiant, il scrute les
allées et venues des clients en racontant
avoir été victime de pressions sur sa
famille de la part du pouvoir, en 2016.
« Il y a aussi eu des pressions policières
sur le journal, dit-il. Nous recevions des
visites pas rassurantes dans nos locaux.
Au point que nous avons été obligés de
déménager, d’installer des caméras de
surveillance, puis de finalement tout
fermer. »
« Trop gênants »
Depuis, Le Sphinx n’a pas lâché la plume
mais a délocalisé son siège à Paris, où
son rédacteur en chef et fondateur,
Adama Dramé, s’est réfugié en
juillet 2018. A l’époque, celui-ci se sent
menacé. Un camion à benne a tenté,
selon lui, de le percuter à la sortie d’un
NICOLAS REMENE / LE PICTORIUM
Mali : scandale
autour du fils

ENQUÊTE | Karim Keïta, le fils du
président malien renversé
en 2020, vit désormais en Côte
d’Ivoire. La justice de son pays le
soupçonne d’avoir joué un rôle
dans la disparition, en 2016, d’un
journaliste. « Le Monde » dévoile
des éléments inédits sur ce
dossier qui pourrait être lié à une
affaire financière dans le secteur
de l’armement. Karim Keïta, lui,
conteste les accusations portées
à son encontre.
rendez-vous en lien avec la disparition
de Birama Touré. Le rédacteur en chef
s’envole aussitôt pour la France. Le site
Internet de son média est plusieurs fois
piraté et ses archives disparaissent. En
parallèle, on essaie aussi de le soudoyer
pour le faire taire.
Pendant ce temps, dans la cour
familiale des Touré, frères, parents et
cousins perdent patience. Au lendemain
de la disparition de Birama, plusieurs
membres du gouvernement ont défilé
chez le chef de cette puissante famille –
l’une des trois à avoir fondé Bamako à la
fin du XVIe siècle – en promettant, la
main sur le cœur, de tout faire pour
accélérer l’enquête. Mais les mois ont
passé et face à l’absence d’avancées,
certains membres de la lignée Touré ont
protesté dans les médias.
« On a commencé à devenir trop
gênants », témoigne un cousin. Luimême est rongé par le mystère de la
disparition de Birama, ce « frère » avec
lequel il a grandi. « Premier ministre,
ministre de la sécurité, chef des
renseignements d’IBK : tous sont venus
pour essayer de nous faire taire. On nous
a proposé de l’argent, des postes au sein
de la police. Tout était bon pour étoufer
l’afaire. » Au cœur du régime, le dossier
Birama Touré avait même fini par
devenir, selon lui, « un gros moyen de
pression sur IBK, utilisé afin de gravir les
échelons ou de conserver un poste. C’est
comme ça que beaucoup de politiques se
sont retrouvés mouillés dans cette
afaire. » Tant et si bien que même si le
régime IBK est tombé lors du putsch
d’août 2020, « encore aujourd’hui,
personne n’a intérêt à ce que le fond de
l’afaire Touré soit résolu », estime un
magistrat.

Depuis, les pressions n’ont pas cessé. En
août 2021, un 4 x 4 non immatriculé
aux vitres teintées tente de percuter le
véhicule d’un témoin clé à la sortie de
son audition chez le juge. Un autre
témoin afrme s’être vu proposer deux
villas et de l’argent en échange d’une
déposition « plus accommodante. »
30 milliards de francs CFA
retracés
Pour la première fois depuis l’ouverture
de l’enquête au niveau du tribunal de la
commune IV de Bamako en 2017, le
dossier avançait enfin, ces derniers
mois. Mais en février, le
dessaisissement de cette juridiction a
surpris, certaines sources y voyant une
tentative de plus, exercée par le camp
des accusés, pour nuire à la
manifestation de la vérité. « Ce sont des
sottises. Le juge a été dessaisi en raison
de sa proximité avec le parquet »,
rétorque Me Marcel Ceccaldi, l’avocat
français de Karim Keïta, rencontré dans
son cabinet parisien. Sollicité, le fils de
l’ex-président a préféré laisser son
conseil répondre au Monde. Ce dernier
conteste en bloc les accusations portées
contre son client.

Cela étant, selon nos informations, juste
avant d’être dessaisi, le tribunal de la
commune IV avait élucidé les
circonstances de l’assassinat et
commençait à se pencher sur le mobile,
et donc, sur le volet le plus sensible : les
circuits financiers. Près de 30 milliards
de FCFA (45,8 millions d’euros),
détournés des fonds alloués à la LOPM
2015-2019, auraient ainsi été retracés
par la justice. Une « évaporation »
élaborée, semble-t-il, par le biais de
« sociétés écrans montées par des
proches de Karim Keïta », à en croire une
source proche du dossier. Sur un
document comptable auquel Le Monde
a eu accès, plusieurs sociétés maliennes
sont par exemple suspectées d’avoir
abrité des détournements de fonds
militaires pour un montant avoisinant
1,8 million d’euros, en 2017.


Si l’ombre du fils d’IBK plane sur toutes
ces pratiques, son nom n’apparaît nulle
part, décrypte un ancien opposant.
Comme d’autres sources interrogées, ce
dernier détaille le même système : des
nominations de proches de Karim Keïta
à la tête de ministères clés (défense,
économie, transports) et au sein des
instances stratégiques telles que la
direction des finances et du matériel.
Un réseau chargé à la fin d’attribuer des
marchés défense à des opérateurs
économiques « amis ».
Le Monde a pu consulter des documents
confidentiels du ministère de la
défense, des rapports de la direction
générale des marchés publics (DGMP) et
des audits réalisés par l’Autorité de
régulation des marchés publics et des
délégations de service public (ARMDS).
Recensant les contrats passés par ce
ministère entre 2016 et 2019, ils
démontrent que l’écrasante majorité
des contrats d’équipements des FAMa et
de fourniture du ministère ont été
attribués à des hommes d’afaires
décrits par diverses sources comme liés
à Karim Keïta.
Son avocat conteste les
faits
Certains marchés se sont aussi avérés
« indûment majorés » et ont été
« attribués à tort », comme le souligne
un audit de l’Autorité de régulation des
marchés publics et des délégations de
service public (ARMDS). D’après cet
organisme malien, cette pratique de
surfacturation, consistant pour
l’opérateur économique à gonfler les
prix sur les équipements militaires
facturés à l’Etat, était répandue. Entre
2016 et 2018, 33 % des 91 marchés
défense audités ont ainsi été considérés
par l’ARMDS comme « irréguliers » ou
« non conformes ».
Me Ceccaldi conteste la responsabilité
de Karim Keïta dans ces pratiques.
« Aucun élément ne permet de dire qu’il
est intervenu dans l’obtention de ces
marchés », insiste-t-il, tout en
reconnaissant que certains de leurs
détenteurs étaient des « relations » de
son client. L’avocat français se dit
également convaincu que le système
d’évaporation financière décrit par
Le Monde « n’existait pas ».
Lors des huit ans de règne d’IBK, les
scandales autour des fonds militaires se
sont pourtant accumulés. L’un des plus
retentissants fut celui de l’achat,
en 2017, de deux hélicoptères Puma
d’occasion, en France. Quelques mois
plus tard, les appareils se retrouvent
cloués au sol, pour des « questions de
maintenance », selon les mots d’IBK.
Mais en septembre 2019, le chef de file
de l’opposition Soumaïla Cissé (décédé
en décembre 2020) demande
l’ouverture d’une commission
d’enquête. D’après lui, les hélicoptères
« ont été achetés dans des conditions très
discutables avec de la corruption, de la
mauvaise gouvernance ». « Nous avons
peut-être été floués ou nous avons mal
évalué la marchandise », admet alors à
demi-mot Karim Keïta.
Arrive le printemps 2020. A Bamako, la
colère de la rue grandit. Qu’importe,
« l’enfant terrible » afche un train de
vie toujours plus fastueux. Rolex en or
au poignet, voyages en jet privé… Aux
yeux de ses compatriotes, il incarne les
maux du régime.

En juillet 2020, la difusion d’une vidéo
le montrant en vacances à bord d’un
yacht, en train de faire la fête entouré de
femmes dénudées, est pour le peuple
l’indécence de trop. Car dans le même
temps, au nord et au centre, la guerre
fait rage (plus de 2 770 personnes tuées
en 2020 selon l’ONG Armed Conflict
Location & Event Data Project). Sous le
feu des critiques, le président de la
Commission défense est contraint à la
démission.

Mais, dans la capitale, les
manifestations s’enchaînent, le peuple
réclame le départ de tout le régime. Les
casernes s’agitent. « Le mot même de
détournement ne sufsait pas à qualifier
tout l’argent qu’ils ont volé sur notre dos,
pendant que nous mourions au combat.
Alors certains sous-ofciers ont décidé
d’agir », explique un ofcier malien. A
l’en croire, une liste de plusieurs
dizaines de personnes – généraux,
opérateurs économiques et politiques –
suspectées d’être impliquées dans les
détournements de fonds « défense »
avait été dressée. Sur le domicile de
chacun, une croix discrète aurait été
inscrite pour leur signifier la fin de
l’impunité.
Le 18 août 2020, IBK et son premier
ministre sont arrêtés par des colonels.
Ceux-ci s’emparent du pouvoir. Karim
Keïta, lui, file au plus vite. La légende
raconte qu’il fuit vers la capitale de la
Côte-d’Ivoire, Abidjan, déguisé en
femme, avec des mallettes bourrées
d’argent. Sa demeure est envahie par les
manifestants, décidés à tout piller, du
canapé aux climatiseurs, des portes aux
fenêtres. Des quatre bâtiments luxueux
séparés par deux piscines, il ne reste
aujourd’hui que les murs. « Et encore, ils
en ont pris certains morceaux », confie
un voisin. Dans le salon, une partie du
plafond a laissé place à un trou béant.
« Les manifestants l’ont défoncé à coups
de masse. Ils pensaient que Karim y
cachait l’argent volé, alors ils ont tenté
de le récupérer. »
A Paris, son avocat maintient qu’il
« n’est mêlé en rien » à ces scandales
militaro-financiers, pas plus qu’à la
disparition de Birama Touré. Me
Ceccaldi rappelle la présomption
d’innocence dont bénéficie son client et
conteste le lien opéré par nos sources
entre ces deux afaires. « Ce n’est pas
possible ! », s’exclame-t-il avant de
qualifier cette hypothèse de « scénario
abracadabrantesque. » A 3 000
kilomètres de là, la famille du
journaliste reste quant à elle hantée par
l’énigme de sa disparition et garde tant
bien que mal l’espoir de la voir un jour
résolue.
Morgane Le Cam

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