Nonobstant l’échec afghan, lentement, à petits pas feutrés, l’Alliance avance ses pions dans le Sahel. A intervalle régulier, depuis le sommet de Varsovie, en 2016, où l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) s’est engagée à renforcer son partenariat avec l’Union africaine, tel un petit poucet, l’organisation transatlantique sème ses cailloux dans la région.
En 2017, il y eut la création de son Pôle OTAN pour le Sud basé à Naples, puis diverses déclarations ici et là, notamment celles de l’ancien vice-président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, feu Miranda Calha. En 2019, dans un rapport mémorable, le socialiste portugais avait pressé les alliés de jouer un plus grand rôle en Afrique. Plus récemment, en octobre dernier, lors d’une réunion à Bruxelles avec les ministres des États membres participants à la coalition contre l’État islamique, le secrétaire général, Jens Stoltenberg, a prévenu que «l’Alliance étudiait les possibilités d’étendre ses partenariats aux pays de la région du Sahel (...)». Avec l’exercice militaire qui aura lieu en Italie à partir du 24 novembre, au cours duquel l’OTAN se préparera à réaliser une mission au Sahel, l’Alliance vient de franchir une étape supplémentaire.
Un nouvel épisode de wargame
Au sein de l’armée américaine, les jeux de guerre vidéo sont de plus en plus prisés. Ainsi, sereinement assise devant ses écrans, en avril dernier l’US Air Force avait brillamment repoussé une invasion chinoise à Taïwan. Sauf que quelques mois plus tard, lors d’un exercice similaire, le Pentagone avait misérablement échoué au même endroit contre le même adversaire. Un échec qui a conduit les stratèges américains à revoir leur copie vis-à-vis de l’«ennemi» chinois, c’est dire si ces simulations guerrières sont prises au sérieux. Jamais en retard d’une tendance en vogue à Washington, l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) s’est également convertie au wargaming.
Le 24 novembre commencera un exercice militaire virtuel censé tester le déploiement d’une opération d’envergure dans le Sahel. Le jeu, qui n’en est pas un, est organisé par le corps de déploiement rapide de l’OTAN en Italie. Les scénaristes de l’Alliance ont pensé à tout. La mission, avec trente et un (31) pays participants, est réalisée hors Article 5, ce qui signifie qu’ils ne répondent pas à la demande d’un État membre agressé mais à celle de deux pays africains. Ces derniers ne sont pas cités dans la bande annonce de l’événement, mais qu’importe puisque tout cela n’est que pure fiction.
Le scénario hollywoodien concocté pour l’occasion met en scène deux cent quatre-vingt-dix-huit (298) milices et groupes terroristes sur fond de violence «ethnico-religieuse et sectaire». Objectifs de l’opération ? «Soutenir et protéger les populations, permettre l’arrivée de l’aide humanitaire, gérer l’afflux de migrants». Réussiront-ils leur mission salvatrice ? Telle est la question. Si les «gamers» gagnent pourront-ils reproduire la victoire sur le terrain, alors que leur script qui se veut réaliste laisse songeur ? Tous pays et tous groupes confondus, il n’existe pas plus d’une cinquantaine d’entités dans la région. Et, comment prévoir l’imprévisible qui reste la règle dans la région ? S’ils échouent, l’OTAN renoncera-t-elle à «étendre ses partenariats au pays de la région du Sahel» ? Rien n’est moins sûr…
Changement de doctrine ?
Car en juin dernier, Florence Parly a semé un caillou supplémentaire sur la route de l’OTAN dans le Sahel en signant un contrat avec une des agences de l’Alliance, la NSPA, basée au Luxembourg. Et c’est ainsi que ladite agence engagée au cours de l’année 2021 sur les théâtres d’Afghanistan, du Kosovo, d’Irak, de Libye a fait son entrée au Mali. Elle se prépare également, selon son document stratégique pour les années 2021-2025, à intervenir dans d’autres pays africains.
Sa mission consiste à fournir des services logistiques à l’opération Takuba basée au camp de Ménaka. Elle comprend les «services de restauration, de services de base (y compris les services de blanchisserie et de lutte antiparasitaire), de services d’ingénierie et de services de carburant». Ces prestations, qui vont du repassage des treillis aux normes Otan jusqu’à la fourniture de l’eau minérale en passant par la climatisation des infrastructures, sont très éloignées de la culture des armées françaises, habituées à des conditions plus spartiates.
De plus, les militaires ont tendance à ne plus sortir de ces camps «de luxe» et sont coupés des populations. En prime, elles coûtent également fort chères. Qui paiera l’addition ? En principe, le ministère des Armées devrait signer le chèque puisque c’est lui qui a paraphé le contrat, à moins que chaque pays participant à cette «task force» verse son obole au prorata du nombre d’hommes engagés.
Cela reste néanmoins un détail, certes à plusieurs millions d’euros, au regard des enjeux. Dix-huit (18) mois après avoir déclaré «l’OTAN en état de mort cérébrale», Emmanuel Macron demande un soutien de l’Alliance pour une coalition qu’il dirige. C’est sans précédent dans l’histoire.
En outre, jusqu’à la signature de ce contrat l’opération Takuba était censée démontrer l’existence et l’utilité de la politique de défense européenne qu’Emmanuel Macron avait appelé de ses vœux dès le début de son quinquennat et dont il s’est fait le champion depuis. En avril 2021, il s’agissait encore, selon le ministère des Armées, de faire de la force Takuba un véritable laboratoire d’intégration au combat des partenaires européens.
Aujourd’hui, c’est un laboratoire de la défense européenne avec un zest de partenariat transatlantique ! Un paradoxe fâcheux, qu’Emmanuel Macron devra soutenir, à son corps défendant, lorsque la France prendra la présidence de l’Union européenne (UE), au 1er janvier 2022. Mais qu’importe puisque nombre de pays engagés dans cette Task Force: Italie, Estonie, Tchéquie, Roumanie, sont des ardents Etats membres de l’OTAN…
Le psychodrame russe
Quand l’Alliance déposera-t-elle son prochain caillou ? Cela ne devrait point tarder. En effet, l’hypothétique arrivée des mercenaires de Wagner au Mali résout toutes les divergences entre les États membres. Jusqu’ici, ils étaient particulièrement divisés. D’un côté, les pays de l’Est essentiellement préoccupés par Moscou ; de l’autre, les Méridionaux, inquiets des risques en provenance du Sud et partisans d’une stratégie dite à 360°.
L’affaire de la société militaire privée liée au Kremlin, l’émotion irrationnelle qu’elle a suscitée, les tensions diplomatiques qu’elle a engendrées, alors que le contrat n’est toujours pas signé et ne le sera probablement jamais, ont poussé tous les camps à la surenchère. Ainsi, le 12 novembre dernier, lors de leur rencontre à Moscou le ministre des Affaires étrangères malien, Abdoulaye Diop et Sergueï Lavrov ont conclu un renforcement de leur partenariat militaire, qui, au passage, existe depuis 1960. Et c’est ainsi, que bien malgré lui, Vladimir Poutine a joué les conciliateurs entre les Etats membres de l’OTAN…
Pour l’Alliance, la crise diplomatique entre Paris et Bamako, largement surjouée de part et d’autre, est donc une véritable aubaine. En prime, cette affaire a le mérite de remiser au placard les inquiétudes et les hésitations des Alliés échaudés par le retrait sans concertation des Américains en Afghanistan.
Ironie de l’histoire, si l’Organisation transatlantique poussait un peu plus loin son aventure dans le Sahel, elle emmènerait dans ses bagages une multitude de sociétés militaires privées occidentales qui retrouveraient des couleurs après la perte de leurs juteux contrats à Kaboul. Mais puisque seule la menace russe compte…
Leslie VARENNE