Le récent blocage d’un convoi militaire français au Burkina et au Niger par de jeunes villageois illustre de façon spectaculaire l’ampleur du rejet massif de la France au Sahel (les images ont circulé viralement sur les réseaux sociaux en Afrique, suscitant un large enthousiasme). Bien d’autres exemples peuvent être évoqués, comme cette déclaration commune de quatre centrales syndicales au Niger désignant la France comme ennemi principal. Une telle animosité peut surprendre l’opinion publique en France, alors que l’aide française au développement vient d’augmenter, et que l’intervention militaire française, par ailleurs jugée nécessaire par tous les gouvernements de la région, vient de réduire sa voilure.
Et pourtant, de multiples facteurs permettent de l’expliquer. Certes ils n’atteignent pas le millier comme notre titre le suggère, mais ils sont néanmoins nombreux et convergents. Ils relèvent selon nous de deux dimensions différentes. Un premier ensemble relève de causes historiques, proches et lointaines, et repose pour ’essentiel sur des faits attestés, à propos desquels une argumentation rationnelle « anti-française » peut se déployer. Elle doit être prise en compte.
Un second ensemble de causes est d’ordre totalement différent, car il repose sur des narratifs complotistes, décrochés des réalités contemporaines, mais qui apparaissent à beaucoup comme crédibles et font l’objet d’une intense diffusion par la rumeur et les réseaux sociaux.
La convergence de ces deux registres est détonante, comme le montre l’actualité. Mais pour bien comprendre ce phénomène, il faut d’abord en démêler une à une les multiples composantes.
Le lourd passif de la France en Afrique
Bien évidemment c’est la colonisation qui reste le premier chef d’accusation de la France pour la très grande majorité des citoyens des pays africains qui ont subi la conquête française.
C’est le premier chef d’accusation d’un point de vue chronologique (encore que la traite négrière atlantique, qui a enrichi l’Occident et en partie permis la révolution industrielle, ne soit pas sortie de la mémoire collective – à la différence de la traite vers les pays arabes, plus facilement passée sous silence), et c’est le premier aussi quant à son importance : les violences de la conquête (par exemple, au Niger, les massacres de la colonne Voulet-Chanoine) comme le despotisme de la gouvernance coloniale (indigénat, travail forcé, réquisition de produits agricoles, vol des terres, conscription obligatoire et utilisation comme chair à canon dans les deux guerres mondiales) ne s’oublient pas facilement, car les comptes de cette période douloureuse n’ont pas encore été soldés.
Un travail de mémoire s’impose pour la colonisation française en Afrique noire, comme il a commencé à s’imposer à propos de la guerre d’Algérie. Dans les anciennes colonies françaises, à l’exception de la Guinée (mais qui est vite devenue une dictature terrible) et du Mali (mais où Modibo Keita a vite été balayé), les régimes nés avec les indépendances ont pris la suite directe des colonisateurs avec l’aide et souvent sous la surveillance de ces derniers (c’est la phase dite du néo-colonialisme).
Les nouvelles nations n’ont donc pas pu se libérer de ce lourd passé (alors que des pays comme le Ghana ou la Tanzanie, grâce au rôle historique d’un Nkrumah ou d’un Nyerere, y sont bien mieux arrivés). Pensons encore au cas du Niger où cette phrase de l’hymne national, composé par un Français (!), est chantée à tue-tête depuis 60 ans « Soyons fiers et reconnaissants / de notre liberté nouvelle ! » : c’est seulement depuis un an qu’un processus de modification est en cours !
Le passif colonial pèse encore lourdement aujourd’hui dans toute l’Afrique francophone, y compris sur les jeunes générations qui n’ont pas connu cette période : les manifestations de lycéens ou d’étudiants depuis des décennies prennent fréquemment pour cibles des symboles français.
En effet, après les indépendances, en maintes occasions le passif colonial est revenu à la surface, par exemple à propos du traitement honteux fait aux anciens combattants africains de la seconde guerre mondiale et des guerres coloniales de la France en Indochine et en Algérie (où ils ont aussi été envoyés en première ligne) – pensions bloquées devenues ridicules – ou des difficultés (et humiliations) rencontrées par les ressortissants des anciennes colonies françaises pour obtenir des visas pour la France (y compris pour y étudier).
Bien évidemment c’est surtout la Françafrique, qui a régné depuis les années 1960 et qui n’a pas totalement disparu (on pense à Bolloré ou à Total), qui a continuellement ravivé le ressentiment anticolonial, même si elle est loin d’avoir aujourd’hui son importance ancienne. Le long et intense mélange d’affairisme et de corruption, de soutien aux dictateurs, d’interventions militaires au profit de protégés, a été dévastateur. Les opinions publiques ont souvent soupçonné (parfois à tort, mais on ne prête qu’aux riches) la main de la France dans nombre de coups d’état (contre Sankara au Burkina Faso, contre Diori Hamani au Niger[1], contre Grunitzky au Togo, etc.).
Même si la France est devenue un partenaire économique (et parfois même politique) secondaire, même si elle n’est plus du tout capable de faire la pluie et le beau temps dans ses anciennes colonies, ses dernières interventions militaires sur le continent, bien avant la percée du jihadisme, ont été très mal perçues, que ce soit en Côte d’Ivoire ou en Libye. C’est la guerre contre Kadhafi qui est d’ailleurs l’une des causes majeures de la crise sahélienne actuelle. On peut enfin citer le franc CFA, qui, ne serait-ce qu’au niveau symbolique, et sans rentrer dans les débats des économistes sur ses effets négatifs, rappelle le triste passé de l’occupation française (imagine-t-on qu’après la libération de la France la monnaie officielle ait été nommée le « mark » ?).
Il faut à ce tableau ajouter l’arrogance mêlée de paternalisme qui a souvent caractérisé les dirigeants français, depuis le soutien de Giscard d’Estaing à son « cousin » Bokassa, ou la décision unilatérale de la dévaluation du franc CFA par Balladur, jusqu’au discours de Sarkozy à Dakar sur une Afrique jamais entrée dans l’histoire.
Les récentes déclarations ou décisions contradictoires de Macron n’ont pas vraiment rompu avec ces très mauvaises habitudes. Certes, d’un côté, il a admis, avec un certain courage pour un homme politique, que la colonisation était un crime contre l’humanité, et il a enfin commencé à restituer quelques oeuvres d’art africain volées par les conquérants. Mais d’un autre côté, il a décidé un beau matin et quasiment tout seul (un peu avec Ouattara il est vrai) de remplacer le franc CFA par l’eco sans tenir compte du processus en cours initié par les chefs d’État africains, il a décrété que l’Algérie n’avait pas d’histoire avant la conquête française, et il a convoqué un jour les chefs d’État africains à Pau tout en leur enjoignant un autre jour de rester à la maison pour un pseudo sommet France-Afrique ayant lieu sans eux.
Enfin, il faut prendre en compte un phénomène qui n’est pas que français, mais dans lequel la France a sa part : la question de la dépendance à l’aide (aide au développement, comme aide humanitaire). « La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit » : cette maxime fréquemment citée témoigne du sentiment d’humiliation constitutif aux relations inégales entre bailleurs de fonds et bénéficiaires de l’aide. La célébration publique aujourd’hui généralisée du « partenariat » cache mal à quel point ce dernier terme ne rend pas compte de la réalité de l’aide, où ce sont toujours les partenaires du Nord qui prennent les décisions importantes, qui imposent leurs conditionnalités, qui diffusent leurs idées et leurs programmes, qui donnent des leçons de morale.
Le paradoxe ici réside en ce que la France est considérée comme un responsable majeur de cette dépendance, alors même que l’aide directe de la France est devenue relativement faible, et qu’elle est moins appréciée que celle d’autres pays européens comme l’Allemagne ou la Suisse, plus structurante et plus soutenue (ces deux pays
fournissent des accompagnements sectoriels ciblés, dans la longue durée, plus souples et adaptatifs).
Nous avons jusqu’ici énuméré tout un ensemble de faits historiques, lointains et proches, qui « plombent » en quelque sorte les relations actuelles de tous les pays africains anciennement colonisés par la France avec cette dernière. Mais il faut aussi prendre en compte les spécificités propres à chaque pays.
La mémoire coloniale et parfois post-coloniale est plus ou moins à vif et exacerbée selon les cas : le massacre des tirailleurs de Thiaroye au Sénégal, la sanglante répression de 1947 à Madagascar, la guerre contre l’UPC et la liquidation de ses chefs au Cameroun sont des traumatismes spécifiques, en quelque sorte supplémentaires, dont le souvenir alimente d’autant plus les ressentiments contre la France que ces évènements sont au niveau officiel quasi ignorés.
Nous voudrions mettre en évidence un évènement bien plus récent, qui joue un rôle majeur dans la crise actuelle au Mali : la question de Kidal. Alors que l’opinion malienne avait bien accueilli l’opération Serval de l’armée française pour empêcher la descente des jihadistes vers le Sud, puis pour libérer le Nord Mali, le refus des Français de laisser entrer l’armée malienne à Kidal, livrant ainsi la ville aux indépendantistes touaregs, a marqué un renversement complet de l’opinion.
Les Français sont alors apparus comme hostiles à l’unité et la souveraineté du Mali, et leur ancienne complaisance envers les rébellions touaregs est revenue à la surface. Dès lors l’intervention militaire française sous une forme nouvelle (Barkhane) est devenue suspecte pour de nombreux Maliens, d’autant plus que Barkhane a beaucoup fonctionné en enclave, sans associer systématiquement l’armée malienne (considérée, non sans raisons d’ailleurs, comme peu fiable).
Il résulte de cette accumulation de données historiques où la France a joué des rôles particulièrement négatifs un double sentiment d’humiliation (qui implique un désir de revanche) et de méfiance (qui met en cause toutes les « bonnes intentions » françaises). Ce double sentiment a une forte dimension émotionnelle, mais il est ancré dans des faits incontestables et il est en quelque sorte légitimé par toutes ces réalités que nous avons évoquées. Cette dimension émotionnelle explose vite dès lors qu’un incident quelconque sert d’étincelle : bloquer un convoi militaire français à la fois satisfait le désir de revanche et exprime la méfiance historiquement fondée contre l’armée française.
Les théories du complot et le rejet de la France
C’est sur cette base factuelle, d’une certaine façon incontestable, qu’intervient le second registre de causes du rejet massif de la France, un registre qui s’éloigne au grand large des vérités historiques, et se situe dans l’imaginaire, dans l’idéologique, dans l’affabulation, mais acquiert de la crédibilité en « surfant » en quelque sorte sur le registre des vérités historiques et sur l’humiliation et la défiance qui en découlent, au point où, bien souvent, ces deux registres s’emmêlent de façon indiscernable dans les discours « anti-français ».
Le cas du franc CFA est emblématique : des aspects historiques avérés (il s’agit bien d’une délégation de souveraineté à la France, et d’un héritage colonial) et des débats économiques complexes sur les avantages et les inconvénients (variables selon les pays) d’une monnaie forte arrimée à l’euro coexistent avec des affirmations erronées largement répandues (la France se serait enrichie grâce aux réserves de change des pays africains bloquées à la Banque de France)
Les trois théories du complot que nous allons évoquer sont extrêmement répandues, dans tous les pays sahéliens, voire au-delà, et dans des couches variées de la population. Elles peuvent être combinées.
La première théorie du complot considère que l’intervention française aurait une cause cachée : mettre la main sur les immenses ressources naturelles (supposées) du Sahel. Les motivations géopolitiques françaises (bloquer l’avancée jihadiste, éviter la chute des États sahéliens, freiner les migrations) ne sont pas prises au sérieux. Par contre les ressources naturelles cachées ou potentielles sont clairement surestimées par ce narratif, comme sont ignorées les contraintes actuelles de l’exploitation des matières premières et du fonctionnement des marchés. La nostalgie ou le retour du marxisme et de l’anti-impérialisme des années 1960-70 alimentent aussi cette théorie : la politique est considérée comme étant toujours au service des intérêts masqués de l’économie capitaliste, y compris dans sa version néo-libérale contemporaine. Une seconde théorie du complot se greffe souvent sur la première. Bien moins crédible encore, elle est pourtant largement répandue. Les Français s’entendraient en sous-main avec les jihadistes, pour créer une instabilité régionale qui justifierait leur intervention militaire. Le fait que malgré leurs gros moyens et leur puissance de feu ils n’aient pas empêché l’expansion du jihadisme est invoqué comme preuve de cette complicité. C’est cette théorie du complot qui a été largement invoquée par les manifestants ruraux qui ont bloqué le convoi français ces derniers jours.
La troisième théorie du complot est d’ordre différent, et se réfère au domaine religieux. Les Français sont des « cafres » (des païens) qui participent à la nouvelle croisade des chrétiens contre l’islam, en particulier le « vrai islam » refondé par les salafistes. Elle a un écho chez ces derniers.
Les théories du complot ont ceci de particulier qu’elles se diffusent toutes seules, par tache d’huile, que ce soit sous la forme très ancienne et toujours actuelle de la « rumeur » (radiotrottoir) ou sous la forme toute nouvelle des réseaux sociaux, qui jouent en l’occurrence un rôle majeur. Les vidéos, les photos, les messages vocaux illustrent et valident ces théories, en circulant à travers toute l’Afrique et dans la diaspora africaine.
Néanmoins, le rôle d’entrepreneurs politiques ou religieux qui contribuent à cette diffusion, qui s’en servent, ou qui la manipulent ne doit pas être sous-estimé. L’ampleur des sentiments anti-français ouvre des espaces d’opportunités pour des politiciens, comme on le voit particulièrement au Mali. Des religieux, parfois aussi politiciens, en jouent également. Les jihadistes alimentent quant à eux la théorie de la croisade. Certains acteurs extérieurs (Russie surtout, mais parfois Turquie) mettent aussi de l’huile sur le feu (un feu qu’ils n’ont pas allumé mais dont ils tirent parti).
Il est particulièrement difficile aujourd’hui en Afrique de convaincre un interlocuteur de renoncer à une théorie du complot, d’autant plus que derrière celle-ci se profile toujours le registre des vérités historiques incontournables, qui justifient une profonde méfiance envers les faits et gestes des responsables français, et qui donnent une dimension émotionnelle très forte au débat.
On voit alors à quel point un changement d’attitude de la politique française qui soit profond et non pas cosmétique ou sémantique devient nécessaire, pour autant qu’on veuille du côté français « refonder » véritablement les relations entre la France et l’Afrique.
Reconnaître les crimes de la colonisation, rompre clairement avec la Françafrique et ce qu’il en reste, mettre fin à la condescendance, à l’arrogance, aux injonctions et aux décisions unilatérales, remplacer les conseils par l’écoute, passer d’une aide standardisée, formatée et volatile à des appuis plus humbles, plus fiables, plus durables et plus souples, ne plus admettre chez les uns ce pourquoi on condamne les autres, ne pas donner des leçons de morale et de républicanisme qui sont souvent contredites par les pratiques de nombre de politiciens français, permettre tout simplement aux étudiants africains de poursuivre leurs études en France, tout ceci est au fond assez simple, mais ce n’est pourtant pas une mince affaire.
Nous en sommes bien loin : rencontrer une douzaine de jeunes africains devant les caméras dans ce registre hyper-personnalisé que Macron affectionne, renommer l’aide au développement de sorte qu’il n’y ait plus ni le mot « aide », ni le mot « développement », consulter épisodiquement des élites africaines de la diaspora… Ces innovations présidentielles apparaissent, vues d’Afrique, comme dérisoires !
Jean-Pierre Olivier de Sardan
ANTHROPOLOGUE, DIRECTEUR DE RECHERCHE ÉMÉRITE AU CNRS ET DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’EHESS