Dix ans tout juste après le déclenchement de l’opération Serval au Mali, le journaliste Rémi Carayol, coanimateur d’Afrique XXI, publie le 5 janvier Le Mirage sahélien. Ce livre, consacré à la guerre de la France au Sahel, est le fruit d’observations, d’entretiens et de reportages réalisés au plus près du terrain. Afrique XXI publie un extrait consacré à une prison secrète mise en place à Gao.
Depuis le 11 janvier 2013, date du lancement par François Hollande de l’opération militaire française Serval, le journaliste Rémi Carayol, coanimateur d’Afrique XXI, a écrit pour de nombreux journaux sur « cette guerre qui ne dit pas son nom » et « ses à-côtés ». Le fruit de ce travail est publié le 5 janvier dans un livre captivant : Le Mirage sahélien. La France en guerre en Afrique : Serval, Barkhane et après ? (éditions La Découverte).
Comme le dit l’auteur lui-même, il ne s’agit pas d’un travail d’historien mais bien de celui d’un journaliste. Néanmoins, il nous plonge par nécessité au cœur de certains aspects historiques méconnus pour mieux comprendre le présent : l’héritage colonial de l’armée française qui a donné naissance, par exemple, au « mythe de l’homme bleu », ou encore les grandes figures des guerres coloniales encore admirées par les officiers français (Lyautey, Gallieni...).
Il explique également que certains raisonnements simplistes, développés notamment par Bernard Lugan, ont pénétré l’idéologie de la Grande Muette, qui, globalement, n’aime pas s’embarrasser des complexités socio-économiques locales. On découvre une institution va-t-en-guerre qui a pris le pouvoir au détriment de la diplomatie, le tout piloté dans les plus hautes sphères de l’État par des « néocons » inspirés par la « lutte antiterroriste » américaine.
Les quelque 300 pages de cet ouvrage ne s’intéressent pas qu’à l’armée française. Elles offrent aussi et surtout les témoignages indispensables des populations du Mali, du Niger, du Tchad et du Burkina Faso (pays que l’auteur a souvent parcouru) à travers de très nombreux entretiens de terrain. Au fil du récit se dessine alors ce qui apparaît inéluctable : les coups d’État de Bamako à Ouagadougou, en passant par N’Djamena, le départ précipité des soldats français basés au Mali et le rejet quasi systématique de la présence française dans tous les pays où son armée a été déployée dans le cadre de cette « lutte antiterroriste ».
ABONNEZ-VOUS GRATUITEMENT À LA LETTRE D’INFORMATION HEBDOMADAIRE D’AFRIQUE XXI
Utilisation de drones armés, bavures passées sous silence, soutiens à des autocrates, absence de débat en France, intrigues dans les coulisses des organisations internationales... Le journaliste dévoile de nombreux aspects peu ou pas interrogés dans les médias français. Et il lance un débat : les Français ont-ils leur mot à dire sur l’action de leur armée ? Les politiques doivent-ils répondre de leurs décisions et les militaires de leurs actes ?
Afrique XXI publie en avant-première un extrait du chapitre 8 consacré à une prison secrète, mise en place dans le nord du Mali par l’armée française, et où ont été détenus des innocents.
AU CŒUR DU « CHÂTEAU »
« Au Mali, la force Barkhane a tué des innocents. Elle en a également incarcéré dans le plus grand secret : un nombre indéterminé de « suspects » ont été expédiés dans une prison clandestine située à l’intérieur de sa base principale à Gao. Le « château », comme on l’appelle… Cette base, qui se trouve dans l’enceinte de l’aéroport de cette grande ville du nord du Mali, accueillait plus de mille soldats français jusqu’à sa rétrocession en août 2022. Investi dès la prise de Gao en janvier 2013, l’aéroport a été transformé au fil des ans en château fort imprenable. L’armée française, qui s’est installée dans sa partie ouest, le partageait avec l’armée malienne, installée dans sa partie est. C’est au cœur du dédale de tentes et de préfabriqués que se trouve la prison.
Officiellement, ce lieu de détention n’existe pas. Les suspects arrêtés par les soldats français y sont pourtant gardés pendant plusieurs jours, parfois plusieurs semaines, dans le plus grand secret (peu de militaires y ont accès et le réseau téléphonique est brouillé à l’intérieur), et ils y sont interrogés, de jour comme de nuit, par des spécialistes du renseignement, avant d’être remis aux autorités maliennes. Il a fallu attendre plusieurs années pour que son existence soit éventée. C’est le journaliste de Libération Pierre Alonso qui l’a mise au jour le 15 février 2021, dans un article consacré aux prisonniers de guerre1.
Quand la France entre en guerre au Mali, elle négocie avec Bamako le cadre d’intervention de ses soldats. Il s’agit notamment de garantir leur immunité, mais aussi de déterminer les règles qui encadrent les opérations militaires. Le cas des prisonniers est abordé à l’article 10 de l’accord de statut des forces signé en avril 2013 entre la France et le Mali, que l’on appelle également Sofa (pour Status of Forces Agreement). La France s’engage à « traite[r] les personnes qu’elle pourrait retenir et dont elle assurerait la garde et la sécurité conformément aux règles applicables du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme », tandis que le Mali, « en assurant la garde et la sécurité des personnes remises par la Partie française, se conforme aux règles applicables du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme »2.
PRÉLÈVEMENTS ADN ET INTERROGATOIRES
Ainsi, lorsque des djihadistes présumés sont arrêtés par les militaires français, ils sont détenus au camp de Gao, avant d’être remis aux autorités maliennes ou relâchés. Ils y arrivent « conditionnés », explique Pierre Alonso. « On les entrave, on leur met un masque et des écouteurs pour ne pas qu’ils nous entendent, parce que certains parlent très bien français », lui explique un officier français. Selon l’état-major, également cité par Libération, cette détention est censée durer quatre-vingt-seize heures et peut être reconduite aussi longtemps que nécessaire, par tranches de quatre jours (les prorogations se décident à Paris).
Certains détenus ont ainsi été gardés pendant plusieurs semaines. Dans sa remarquable enquête sur la captivité de l’otage française Sophie Pétronin, enlevée à Gao en décembre 2016 et détenue par le JNIM [Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn, NDLA] pendant près de quatre ans, le journaliste Anthony Fouchard évoque le cas d’un homme, Hamdi Ould Khalifa, qui serait resté au « château » durant vingt-et-un jours, avant d’être remis aux autorités maliennes, et celui d’un autre, Abou Darda Al-Chinguetti, qui y aurait été gardé pendant deux mois3.
Ceux qui sont alors qualifiés de « Person Under Control » ou « PUC » – un statut apparu après le 11-Septembre moins contraignant, pour les armées, que le statut de prisonnier de guerre – font l’objet de prélèvements ADN et sont interrogés, tandis que leurs téléphones sont passés au peigne fin. Pierre Alonso précise que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) y exerce un droit de visite et accompagne le transfert de la partie française à la partie malienne, ce que m’a confirmé une source au sein du CICR, sans me donner plus de détails.
PRIVATION DE SOMMEIL
La Division des droits de l’homme de la Minusma (DDHP) et les associations maliennes de défense des droits humains s’irritent de n’avoir pas accès à ce lieu de détention. Plusieurs sources onusiennes m’ont affirmé que les enquêteurs de la DDHP interpellent régulièrement les représentants de la force Barkhane sur ce sujet lors de réunions à huis clos. En vain. Cette frustration est perceptible dans les rapports qu’ils produisent – même s’il faut avoir l’œil grand ouvert pour en trouver trace. Ainsi peut-on lire dans un rapport du Conseil des droits de l’homme de l’ONU datant de 2016, que l’Expert indépendant chargé du Mali « rappelle que la Division des droits de l’homme doit avoir accès à tous les centres de détention de tous les acteurs militaires, y compris ceux de la force Barkhane pour observer les droits et le bien-être des détenus de tous les côtés4 ».
L’année suivante, nouveau rapport et nouvelle mise en cause : « L’une des préoccupations majeures de l’Expert indépendant est le nombre croissant d’individus détenus au secret par les services de sécurité de l’État malien et les forces internationales. Le nombre total de ces détenus à la fin de septembre [2016] était de 104 personnes. L’Expert indépendant est très préoccupé par le fait que la DDHP se voit refuser l’accès aux locaux de ces deux entités – la force Barkhane et les services de renseignement [maliens] – en dépit de ses appels réitérés dans des rapports précédents pour qu’un tel accès soit accordé5. »
Les Français commettent-ils, dans ces lieux de détention hors contrôle, des actes pouvant être considérés comme relevant de la torture ? Je n’ai jamais trouvé d’élément permettant de l’affirmer. Certaines pratiques sont cependant très contraignantes. Dans son livre, Anthony Fouchard évoque le cas d’un certain « Zakaria », soumis à des interrogatoires douze heures par jour, par tranches de trois heures, et celui de Hamdi Ould Khalifa, qui a été « au moins une fois privé de sommeil » : il était réveillé toutes les dix minutes pendant la nuit.
« TU ES UN TERRORISTE, NOUS AVONS DES PREUVES »
C’est ici que nous retrouvons Walid (prénom d’emprunt), l’ancien membre de l’unité antiterroriste du MNLA [Mouvement national de libération de l’Azawad, NDLA] que j’ai rencontré en 2019 à Bamako et dont je parle dans le chapitre précédent. Comme je l’expliquais, Walid a été arrêté par les Français (aux côtés desquels il avait combattu auparavant) en octobre 2017. Il ignore pour quelles raisons. « Il était environ 2 heures du matin, me raconte-t-il lors de notre entrevue. J’étais chez un cousin. Ils sont arrivés, en blindés, en hélicos. Ils ont fait exploser la porte de la maison. Ils étaient huit. On dormait. Ils nous ont tous plaqués au sol, nous ont menottés et nous ont cagoulés. »
Dans un premier temps, Walid est emmené au camp de la force Barkhane à Kidal, puis il est très vite héliporté vers le camp de Gao. « J’ai été placé dans une petite cellule, seul [au « château »]. Après, j’ai perdu la notion du temps. » Au bout d’un moment, un homme est venu le chercher pour l’emmener dans une salle équipée d’une caméra. « Il m’a interrogé. Il m’a dit : “Tu es un terroriste, nous avons des preuves.” J’ai répondu : “Montrez-les moi, vous savez qui je suis.” »
Walid a passé douze jours au « château », à l’isolement total, dans une cellule sans fenêtre, sans lumière, sans table, ni chaise, ni douche, ni toilettes – juste un matelas posé au sol. Il n’a croisé personne d’autre que ses interrogateurs (« ils étaient parfois deux, parfois un »), qui lui posaient sans cesse les mêmes questions. Il avait conscience que d’autres détenus étaient là, dans d’autres cellules, mais il ne les a jamais vus. Lors de ses déplacements de sa cellule à la salle d’interrogatoire, son visage était cagoulé.
DES PRISONNIERS DÉCOUPÉS AU HACHOIR ? « CE N’EST PLUS NOTRE AFFAIRE ! »
Walid dit avoir été relativement bien traité : pas violenté ni menacé, bien nourri. Il avait également la possibilité de se dégourdir les jambes dans une petite cour. Au bout des douze jours, un lieutenant-colonel est venu le voir. « On n’a pas la justice ici, les Maliens ont la justice, seuls eux peuvent te juger, on va t’envoyer à Bamako », lui aurait-il dit. Trente minutes plus tard, il montait dans un avion-cargo, toujours cagoulé, et, quelques heures plus tard, il était à Bamako, pour être remis à un gendarme en présence d’un agent de la Croix-Rouge.
Comme tant d’autres, Walid végétera pendant près de deux ans dans les geôles maliennes, sans savoir ce qu’on lui reprochait exactement et en ne voyant un juge qu’une seule fois. Il ne sera libéré qu’après avoir soudoyé un magistrat. C’est peut-être l’aspect le plus scandaleux dans cette histoire de prison clandestine : s’ils semblent être traités correctement au « château », les prisonniers de Barkhane sont ensuite livrés à l’arbitraire de la justice malienne. Légalement, la France doit assurer un suivi des détenus qu’elle remet à Bamako. Selon plusieurs sources, elle s’acquitte bien de cette tâche, quoique de manière épisodique.
Mais elle ne le peut pas toujours. Ainsi, les prisonniers détenus au sein de la redoutée Sécurité d’État malienne (les services de renseignement) échappent à son droit de regard. « C’est un trou noir de notre système pénitentiaire. Personne ne sait ce qu’il s’y passe », déplore un militant chevronné de la défense des droits humains. Des individus y disparaissent. D’autres y seraient torturés. Mais la France ferme les yeux. « Qu’en faisaient-ils, les Maliens, après ? Je pense qu’ils étaient découpés au hachoir et passés à la moulinette, mais je dirais que ce n’est plus notre affaire », expliquait en 2019 un officier français à Florent Pouponneau6. »