Cela fait 45 ans que Bamako vibrait sous l’orage qui a secoué le Comité militaire de libération nationale (CMLN, la junte au pouvoir depuis la chute du père de l’indépendance le 19 novembre 1968), avec l’arrestation de la bande des quatre : les lieutenants colonels Kissima Doukara, puissant ministre de la Défense, de l’Intérieur et de la Sécurité, Tiécoro Bagayoko, directeur général des services de sécurité, Karim Dembélé, ministre des Transports et des Travaux publics, le colonel Charles Samba Sissoko, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale.
En 2020 nous nous sommes remémoré ces événements, tout en parlant des grandes lignes du procès qui a scellé leur sort, avec comme ministère public Alassane Bèye. L’article avait suscité beaucoup de réactions. A l’instar du directeur de publication, nous avons reçu de nombreux coups de fil de félicitations. Tous les enfants de l’avocat général ont appelé pour saluer le travail qu’ils ont jugé professionnel et impartial.
Très jeune en son temps votre serviteur a vécu ces événements pour avoir accompagné ses aînés au siège du CMLN où une motion de soutien de la population confortait le président Moussa Traoré dans sa nouvelle posture de chef incontesté. Aujourd’hui nous revenons sur ce 28 février 1978, sous une autre forme, c’est à dire : le coup d’Etat de 1968, les raisons avancées par le CMLN, ses promesses non tenues, les motifs du non-retour des militaires dans les casernes, la bande des trois, la réunion du 6 janvier 1978, la promptitude du président Moussa Traoré. A travers les différents témoignages, de certains acteurs des différents évènements, la rubrique “Que sont-ils devenus ?”
Le 19 novembre 1968, le peuple malien apprend sur les ondes de Radio Mali que les militaires ont renversé le régime socialiste du président Modibo Kéita. De retour d’un périple au nord, son convoi est stoppé sur la route de Koulikoro. Le père de l’indépendance est mis aux arrêts par des officiers et sous-officiers de son armée.
Tôt le matin, les militaires prirent le soin d’anéantir simultanément le chef d’Etat-major de l’armée, le ministre de la Défense et l’état-major de la milice. Qu’est-ce qui pouvait expliquer cette intrusion de la Grande muette ? Certes, la population était exacerbée par les agissements de certains miliciens, mieux le parti PSP digérait mal l’incarcération, la déportation et la disparition de ses ténors : Fily Dabo Sissoko, Hamadoun Dicko et Kassoum dit Marabaka Kassoum. Ces griefs suffisaient-ils pour motiver le coup d’Etat ?
Les militaires justifient leur acte par l’échec du régime de l’US-RDA. L’un des instigateurs des événements du 19 novembre 1968, le colonel Youssouf Traoré lors de son passage dans cette même rubrique a fourni un document intitulé “Pourquoi le régime de l’US-RDA a lamentablement échoué ?”. Lequel pamphlet détaille en sa page 4 les quatre erreurs fatales du pouvoir central. Nous les publions en intégralité : ” La psychose d’un coup d’Etat, comme ce fut le cas au Ghana en 1966, engendra une grande fuite en avant dont les conséquences dramatiques furent :
La création d’une milice dite populaire sous l’autorité de Koulouba, fer de lance de révolution. Par son comportement indécent, elle fut un catalyseur du développement des contradictions sociales ayant abouti aux événements du 19 Novembre 1968.
2) Le coup d’Etat civil contre les institutions et le parti US-RDA
Ainsi les organes dirigeants de toutes les sections du parti furent illégalement dissouts et remplacés par les comités locaux de défense de la révolution. Au niveau national le bureau politique national de l’US-RDA fut dissout et remplacé sans congrès par un Comité national de défense de la révolution. A l’Assemblée nationale, le bureau fut illégalement dissout et remplacé par une Commission législative présidée par Mamadou Diarrah de Koulikoro. Mahamane Alassane Haïdara, président de l’institution fut destitué.
L’Opération Taxi.
Conçue et réalisée en vue de moraliser la vie politico-économique, elle ne put paradoxalement résister à la cupidité et au banditisme des miliciens gardiens de la révolution. En moins d’un an, tous les véhicules saisis en parfait état de marche (plus d’un millier) appartenant aux cadres politiques et administratifs, furent totalement dépouillés de tous leurs organes essentiels démontables (roues, batteries, moteurs, phares, etc.) par les miliciens et vendus au marché noir.
Le 19 novembre 1968, mis devant les faits accomplis, le CMLN hérita, dans la capitale et toutes les régions, non pas de parcs de véhicules, mais de vulgaires carcasses sans aucune valeur marchande. En conclusion, l’on peut donc affirmer sans aucun risque de se tromper que l’opération taxi échoua lamentablement, aucun de ses objectifs n’ayant été atteint. La milice et ses dirigeants furent les seuls à profiter de l’opération au détriment du Trésor public et des cadres honnêtes.
Les obsèques du Franc malien : proclamé, attribut de souveraineté nationale, par le président Modibo Kéita pour motiver sa création, la courte histoire du Franc malien fut écrite dès le départ par des arrestations, un tribunal populaire illégal, des condamnations arbitraires avant de se terminer dans les dunes de sable au nord du Mali par la liquidation physique des opposants par un peloton d’exécution. Conçue et créé pour le bonheur du peuple malien, a-t-on dit, il contribua dès sa naissance à le diviser et à assassiner.
Aujourd’hui avec le recul du temps, l’on est en droit de se demander au moment de la signature des accords franco-maliens de février et décembre 1967, quels sentiments animaient les dirigeants du Mali face à une situation économique sans aucun ressort et une monnaie agonisante ? Sans nul doute, ils avaient face à la pression du gouvernement français, le dos au mur (Bolibana).
En vérité, les bâtisseurs du socialisme scientifique de l’US-RDA avaient lamentablement échoué dans tous les domaines. En tirant courageusement toutes les leçons des groupes d’études communistes affiliés à Moscou, auraient dû simplement démissionner et accepter le retour à une vie constitutionnelle normale. Parce que le régime était anticonstitutionnel”.
Pour manifester leur bonne foi et rejeter d’un revers de la main toute prétention à s’éterniser au pouvoir, les membres du CMLN promettent au bout de six mois leur retour dans les casernes après des élections libres et transparentes. Une telle promesse ne pouvait que rassurer la population et la communauté internationale. Mais ils sont restés au pouvoir pour de bon. Les raisons ?
Selon feu le colonel Youssouf Traoré, les nouveaux maîtres du pays se sont rendu compte de beaucoup de choses par rapport à la situation du pays, notamment l’agitation des cadres de l’US-RDA. Le CMLN ne pouvait pas réaliser un tel projet et laisser le pays entre les mains des opposants qui pouvaient se retourner contre eux. Autre équation à résoudre, la dissidence de certains compagnons d’arme. Il fallait aussi se méfier et prendre très au sérieux les réunions clandestines, des tracts des cadres de l’US-RDA.
Paradoxalement, d’autres militaires ont conclu que le coup d’Etat n’avait pas son sens. Ils ont manifesté leur désapprobation sous forme de revendications, avant de planifier une action similaire. Le CMLN frappe fort pour se faire entendre non seulement dans l’armée, mais aussi en son sein. Une situation qui renforce leurs liens avec des ténors comme Tiécoro Bagayoko, Kissima Doukara et Karim Dembélé. Un quatrième Charles Samba Sissoko, semblait être proche du président Moussa Traoré qui se confiait à lui. Les deux hommes sont pratiquement de vrais amis. Moussa Traoré sachant bien que Charles Samba est le chef de la garde présidentielle, lui a dévoilé le projet de coup d’Etat. Celui-ci plongé dans une situation inconfortable n’a pas dénoncé Moussa, il ne peut non plus lâcher le président Modibo Kéita. Il a donc demandé une mutation pour Tessalit. En un mot les deux officiers avaient des liens forts.
Maintenant que le retour dans les casernes n’est plus à l’ordre du jour, des partisans de cette promesse non tenue, les dissidents dans l’armée sont neutralisés, la junte se renforce. Le pouvoir rend fort certains membres du CMLN, à telle enseigne qu’un bloc se forme autour du puissant ministre de la Défense Kissima Doukara. Lequel en plus de son cercle restreint parmi les officiers supérieurs, avait comme acolytes Tiécoro Bagayoko et Karim Dembélé. Pour ne rien arranger, il se trouve aussi que le chef d’Etat-major adjoint de la gendarmerie et le commandant de la Compagnie Para étaient des amis de Tiécoro.
De tels clans par ci par là influent logiquement sur la gestion du pouvoir. Pour la simple raison que chacun de son côté cherche toujours à rester au sommet. Et comment se maintenir demeure la problématique quotidienne, avec des dispositions théoriques qui finissent par se transformer en acte concret. Alors face à un tel scenario, c’est bonjour les conséquences. Bref des petits incidents de parcours, devenus par la force des choses de vrais problèmes, polluent l’atmosphère au sein du CMLN.
Le tour de force du 6 janvier 1978
L’affaire de construction d’une usine dont les responsables de la Firme ont directement contacté Kissima Doukara, les tracts contre le président Moussa et apportés par le chef d’Etat-major adjoint de la gendarmerie, détériorent les relations entre les membres de la junte. Le chef de l’Etat qui s’est senti affaibli projette un remaniement de gouvernement avec la ferme intention de débarquer Kissima Doukara pour le placer au département des Transports, et dont le titulaire Karim Dembélé irait aux Affaires étrangères.
Cela est tout à fait logique. Sauf que toutes les décisions du CMLN étaient toujours discutées en amont avant la réunion proprement dite. Cela n’a pas été le cas pour celle de ce 6 janvier 1978. Parce que le président avait sa méthode, et il a commis l’erreur d’informer Charles Samba Sissoko. Celui-ci rapporte la nouvelle à Tiécoro et Kissima. Face à cette nouvelle donne ces deux sont sur la défensive, et ils instruisent au commandant de la Compagnie Para de prendre des dispositions pour parer à toute éventualité. Alors problème !
Le président Moussa Traoré échoue au cours de la réunion à imposer son diktat pour le remaniement mûri, il se rend compte du dispositif sécuritaire improvisé par le directeur général des services de sécurité, et apprend aussi que Charles Samba Sissoko a rapporté ses propos aux deux amis inséparables. Dès lors, un climat délétère règne au sein du CMLN, où le rapport de force pouvait avoir son pesant d’or d’un côté comme de l’autre. C’est dans cette atmosphère de méfiance que le président Moussa Traoré passe à la vitesse supérieure, au motif que ses compagnons envisagent un coup d’Etat le 3 mars 1978.
Après un échange téléphonique avec son complice du jour le colonel Youssouf Traoré, le lundi 27 février aux environs de 22 h, il a été décidé de neutraliser la bande des trois. Ainsi le mardi 28 février une stratégie est mise en place : le président Moussa Traoré convoque au siège du CMLN les têtes pensantes, pour des besoins d’urgence. A tour de rôle Tiécoro, Kissima, Soungalo Samaké de la compagnie Para, sont arrêtés et ligotés par des jeunes soldats dirigés par le colonel Youssouf Traoré. Ce fut la purge au sein de l’armée. Le président Moussa Traoré a analysé les tenants et les aboutissants de sa promptitude. C’est pourquoi il a agi sans état d’âme, en arrêtant tous les présumés complices avant la fin de la journée. Au terme de la neutralisation des ténors le colonel Youssouf passe le reste de la journée au Camp Para de Djicoroni pour installer le capitaine Amadou Toumani Touré comme commandant de Compagnie des bérets rouges.
Le lendemain le chauffeur de Kissima apporte une valisette à ATT, qui contenait beaucoup d’argent. Le jeune capitaine s’en va directement remettre le colis au président Moussa Traoré. Très surpris et content de l’attitude du tout nouveau commandant de Compagnie, il lui serre la main et dit ceci “tu iras loin”. Effectivement ATT a marqué l’histoire.
C’est cette valisette qui sera publiée dans le quotidien national L’Essor comme argent détourné par Kissima. En réalité l’ex ministre des Transports Karim Dembélé en déplacement en Côte d’Ivoire a reçu la somme d’argent pour la remettre à un grand commerçant de la place, de la part de ses frères installés à Abidjan. Avec le week-end il n’a pas pu entrer en contact avec ledit opérateur économique. Entre temps la situation a basculé dans le mauvais sens.
Charles Samba Sissoko en mission était le seul rescapé le 28 février. A son retour, il est cueilli à froid au bureau par le colonel Youssouf le 8 mars 1978. Que de tôlé dans la capitale ! L’arrestation des Tiécoro Bagayoko, Kissima Doukara, Karim Dembélé, Soungalo Samaké, les différents commissaires de police, et autres officiers a fait l’objet de beaucoup de commentaires à Bamako. En plus des images du journal L’Essor, tout le monde est resté collé au transistor pour écouter le discours mémorable du président Moussa Traoré sur l’action qu’il venait de mettre en œuvre.
Il fallait aller très vite pour achever ses adversaires, et immédiatement les interrogatoires musclés d’une Commission d’enquête commencèrent. Accusés de haute trahison, de divulgation de secret d’Etat, de mensonges et spéculations Tiécoro, Kissima, et Karim Dembélé sont jugés par la Cour spéciale de sureté de l’Etat du 18 au 22 octobre 1978. Les deux premiers écopent de la peine de mort, et le troisième prend vingt ans de travaux forcés.
Leurs complices sont condamnés à des peines de 15 ans à 6 mois selon le degré de complicité. La rupture est consommée entre des frères d’armes, qui ont été pourtant en un moment des compagnons, voire des complices. Hélas ! La passion, la soif du pouvoir ont dépassé la raison.
Les différentes victimes que nous avons rencontrées dans le cadre de la rubrique “Que sont-ils devenus ?” ont tous nié les faits. Ils avouent avoir pardonné au président Moussa Traoré, qui, selon eux, s’est trompé et s’est laissé tromper par son entourage et les rumeurs. Ce qui est évident cette journée sombre du 28 février 1978 a déglingué des familles, gâché l’avenir des enfants de certains officiers arrêtés. Ces événements constituent une page sombre de l’histoire de notre pays. Ils sont regrettables pour avoir provoqué des cicatrices indélébiles.
De son vivant, nous avions tout fait pour rencontrer le président Moussa Traoré, afin d’avoir sa version des événements qui ont marqués ses vingt-trois ans de règne. Pour la circonstance un courrier fut déposé à son domicile pour une interview. En vain.
Sur les ténors du CMLN déportés à Taoudéni, seul Karim Dembélé et Charles Samba Sissoko sont revenus. Tiécoro Bagayoko et Kissima Doukara sont morts sur le sable, sous le poids de la torture, de la malnutrition, et des mauvaises conditions de vie.