Ibrahim Harane Diallo, journaliste, politologue et chercheur à l’Observatoire sur la prévention et la gestion des crises au Sahel, explique les raisons qui ont terni l’image de la France au Sahel. Entretien.
Mali Tribune : Le dernier soldat français a quitté le Niger après un long bras de fer avec Paris. Quelle interprétation donnez-vous à ce retrait?
Ibrahim Harane Diallo : Ce retrait intervient à la suite d’une série de dénonciations des Accords militaires avec la France d’abord par le Mali, le Burkina et aujourd’hui le Niger.
Cette nouvelle étape marque la fin des opérations militaires françaises au Sahel, en l’occurrence les opérations militaires contre le terrorisme au Sahel. Mais elle ne marque pas la fin des rapports de collaboration militaire entre le Niger et les Occidentaux.
Il est important de rappeler que les forces américaines sont toujours au Niger. Il y a deux semaines de cela, le ministre allemand de la Défense était au Niger. Au cours des échanges, la reprise des éventuelles coopérations militaires entre les deux pays était à l’ordre du jour sans toutefois mettre l’accent sur le fait qu’il y a encore des militaires nigériens qui sont en train d’être formés en Allemagne, donc le coup d’Etat était intervenu alors que cette coopération était déjà en cours.
Cette rupture était déjà prévisible d’autant plus que d’une part une partie importante de la société civile nigérienne aussi bien qu’une partie importante de l’élite militaire nigérien ont estimé que l’intervention de la France en matière de lutte contre l’insécurité n’a pas donné des résultats satisfaisants.
D’ailleurs, il y a une partie qui va plus loin en estimant que la France est un élément d’accroissement de l’insécurité dans la région et de l’autre côté la France qui avait demandé la double exigence après le coup d’Etat qui n’a pas aussi été satisfaite à savoir le retour à l’ordre constitutionnel ou encore la libération du président déchu, Mohamed Bazoum.
Mali Tribune : Pensez-vous que le retrait militaire de la France au Niger soit révélateur de quelque chose ?
I H. D.: Ce retrait militaire de la France au Niger est révélateur de la profondeur de la crise entre les deux gouvernements. C’est vrai qu’au Mali ou encore au Burkina, les Accords militaires ont été dénoncés. Cependant, les relations diplomatiques restent, c’est-à-dire les ambassades et les consulats continuent de jouer leur rôle dans ces deux pays-là. Mais tel n’est pas le cas au Niger, les Accords de défense et de coopération militaire ont été dénoncés et les relations diplomatiques ont été profondément atteintes. Je pense bien que l’ambassade française à Niamey doit fermer si elle ne l’est pas. Cela prouve que la crise a pris une dimension assez importante. Mais on peut se poser d’autres questions à savoir jusqu’où ira cette détérioration des relations entre Paris et Niamey ? C’est toute la question.
Mali Tribune : Accueillie en héroïne, l’armée française a quitté le Sahel en tant qu’occupant. Qu’est-ce qui a entaché l’image de la France au Sahel ?
I H. D. : Oui, la France a été accueillie en héros et cela est dû aux phases de réussite et de succès en matière de lutte contre le terrorisme. L’opération militaire française Serval en 2013 au Mali a porté un coup dur à l’avancée des mouvements jihadistes au nord et centre du Mali.
Dans la même dynamique, la France a neutralisé un certain nombre de responsables jihadistes dans les pays du Sahel. C’est au regard de ces succès que la France a été accueillie en héros même si la suite de la gestion que la France en a faite de la crise a été mal perçue par une partie importante de l’opinion publique de ces pays-là et aussi une partie de l’élite politique et militaire.
Pour mieux appréhender les raisons qui ont terni l’image de la France au Sahel, il faut étendre notre analyse sur une panoplie de facteurs, à savoir la durée de la crise de plus de dix ans.
Je pense que la durée en matière de gestion de cette crise est un point important. L’opinion publique dans certains de ces Etats-là était désenchantée. Après ce désenchantement, il y a eu la méfiance à la suite de cette méfiance, il y a eu la défiance si on peut le dire ainsi. Pour moi le temps que l’opération militaire a pris dans ces zones-là et les ressentis d’insatisfaction des responsables politiques, militaires et les citoyens lambda de ces États face aux résultats obtenus est un élément à prendre en compte par rapport à l’image de la France.
L’autre facteur, c’est aussi la désinformation. Après les coups d’Etat successifs dans ces trois pays du Sahel, il y a eu une vague importante de désinformations contre la France qui a vu le jour à travers les réseaux sociaux. Cette vague de désinformations contre la France a été un élément important à prendre en compte par rapport aux facteurs qui ont terni l’image de la France au Sahel.
Le dernier facteur, c’est le facteur de la géopolitique. Il y a toujours cette opposition des intérêts des grandes puissances au Sahel. A tort ou à raison chaque puissance essaie sur la base des moyens qu’elle dispose de porter atteinte à la crédibilité de l’autre. Donc cette donne géopolitique a donné une force à cette vague de désinformation de mon point de vue.
Mali Tribune : Vous avez évoqué la géopolitique et les intérêts des grandes puissances dans la région du Sahel. Est-ce que c’est cette géopolitique et intérêts qui font que les Etats-Unis continuent de nouer des relations diplomatiques avec le Niger ?
I H. D. : Sur la scène internationale, les puissances n’agissent généralement que par intérêt stratégique. On peut ici faire allusion à la fameuse déclaration du général De Gaulle selon laquelle en matière de relations internationales, les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts à défendre. Donc la position américaine sur la crise nigérienne peut-être bien comprise si on prend en compte cette doctrine des relations internationales.
Par rapport à la gestion de la crise nigérienne, les Etats-Unis avaient déjà entrepris une position beaucoup plus diplomatique dès le début de la crise contrairement à la France qui avait exigé la libération du président Bazoum et le retour à l’ordre constitutionnel. Elle est allée jusqu’à soutenir l’idée d’une intervention militaire de la part de la Cédéao pour libérer l’ancien Président déchu.
Une attitude perçue par l’opinion publique nigérienne et le militaire au pouvoir comme une ingérence dans les affaires intérieures du Niger.
Les Etats-Unis ont d’énormes intérêts à défendre au Niger et au Sahel ce qui pourrait expliquer aussi que cette position pacifique qui laisse la voie à une éventuelle collaboration avec les militaires pour garantir ses intérêts stratégiques.
Washington dispose de la deuxième base militaire la plus grande d’Afrique au Niger près d’Agadez au niveau de laquelle base des opérations de drones et d’autres opérations stratégiques sont menées. Les Américains savent que le Sahel est de plus en plus convoité par d’autres puissances, notamment les puissances rivales (Chine et Russie). Déjà la Russie est en train de nouer d’énormes relations politiques, militaires et diplomatiques avec ces pays du Sahel à travers des instructeurs russes ou encore le groupe paramilitaire Wagner qui est présent dans cette région.
La Chine aussi a ouvert une base militaire à Djibouti et qui a clairement affiché sa volonté de continuer à nouer des rapports politiques, diplomatiques et militaires avec les pays du Sahel. Les Etats-Unis sont conscients des enjeux majeurs au niveau du Sahel. Donc, il est tout fait normal pour eux de garantir leur présence pour faire en sorte que leurs intérêts puissent être préservés. C’est dans ce contexte que nous pouvons comprendre la reconnaissance des autorités militaires nigériennes par Washington ou encore les Nations unies qui ont reconnu le représentant du pouvoir politique et diplomatique nigérien comme le représentant légal et légitime du Niger au sein des Nations unies.
Mali Tribune : Après le départ de la France du Sahel, quel sera l’avenir sécuritaire de cette région ?
I H. D.: Chaque fois qu’un élément quitte un point A pour aller vers un point B, il laisse un vide au niveau du point A. Est-ce que ce vide sera comblé ? Ou comment ce vide va être comblé ? Ou quand est-ce que ce vide-là va être comblé ? Ce sont-là des questions qu’on va se poser. Pour moi, le départ de la France des pays du Sahel certes, va laisser un vide, c’est une réalité.
Maintenant comment les pays du Sahel vont pouvoir combler ce vide-là ? Dans quelle mesure les pays du Sahel pourront combler ce vide-là ? Quels seront les moyens que les pays du Sahel auront à leur disposition pour combler ce vide-là ? Quand est-ce que ces pays du Sahel parviendront à lutter efficacement contre l’insécurité au niveau de cette zone désertique ? Ce sont aussi des questions qu’on se pose aussi.
Aujourd’hui, les Forces armées de ces pays sont en train de mouiller le maillot, c’est un fait. L’armée malienne vient de libérer Kidal qui était déjà occupé pendant une dizaine d’années. Les Forces armées du Niger et du Burkina sont en train de poser des actes sur le terrain. Mais l’avenir nous en dira encore plus. Aujourd’hui, il y a l’Alliance des Etats du Sahel. Pour l’instant, on ne voit pas d’acte concret et convaincant par rapport de cette Alliance.
Les actions restent diplomatiques et politiques. Il est peut-être trop tôt pour chercher à obtenir un bilan de cette nouvelle alliance. L’avenir nous en dira encore plus si le départ de la force française a été une action nécessaire ou pas par rapport à cette question.
Mali Tribune : Est-ce que l’AES serait en mesure de lutter efficacement contre le terrorisme?
I H. D.: L’Alliance des Etats du Sahel est condamnée à lutter efficacement contre le terrorisme. Je pense que c’est la raison fondamentale pour laquelle elle a été créée, c’est-à-dire libérer les forces étrangères et faire en sorte que les Forces armées de ces pays du Sahel puissent être à mesure en toute liberté et indépendance de pouvoir jouer leur rôle en matière de sécurisation des personnes et leurs biens et du territoire.
Mais si nous analysons la Charte du Liptako-Gourma qui a institué cette alliance, on s’inquiète un peu par rapport à l’efficacité dans l’avenir de cette structure dans la mesure où les articles 9 et 10 disent respectivement pour que les décisions soient prises au sein de l’alliance, il faudrait que les membres de l’alliance de façon unanime donnent leur “OK”.
Pour moi, c’est une lourdeur administrative et politique qui pourrait avoir un impact sur les opérations militaires.
L’une des raisons d’inefficacité, par exemple, de la Société des Nations (SDN) qui a précédé les Nations unies, c’était vraiment cela. Il y avait ce principe d’unanimité en matière de prise des décisions, ce qui a rendu la machine très lourde.
Je pense que l’alliance risque aussi d’aller vers cette lourdeur politico-administrative qui pourrait avoir un impact justement sur les opérations militaires de l’alliance sur le terrain.
L’article 10 dit également que les fonds en matière d’opérationnalisation de l’alliance viendront essentiellement des pays membres. Parce qu’il n’y a pas de fenêtre qui pourrait laisser l’intervention de l’extérieur en matière de financement.
Je trouve que cela est une autre difficulté. L’une des raisons aussi qui fait que le G5-Sahel n’a pas été très efficace, c’est le fait que les pays membres ne contribuaient pas effectivement par rapport au budget de fonctionnement de la force G5-Sahel. Et ce sont l’un des trois pays du G5-Sahel qui forment aujourd’hui l’AES.
Cette même problématique en matière de contributions financières pourrait aussi être un autre facteur de blocage dans le cadre de l’atteinte des objectifs de l’alliance.